Dans son traité sur La Colère, Sénèque donne un des remèdes à cette passion :
" Ne pas s'exaspérer pour des riens, pour des mesquineries. L'esclave n'est pas assez prompt, l'eau à boire pas assez fraîche, le lit est mal fait, le couvert mis négligemment ; s'emporter pour ces bagatelles, c'est de la folie. Il faut être malade ou valétudinaire pour se pelotonner au moindre souffle d'air, avoir les yeux bien sensibles pour qu'ils soient blessés par la blancheur d'une étoffe, être un homme bien dissolu pour que le travail des autres donne un point de côté. Mindyridès, dit-on, un Sybarite, voyant quelqu'un creuser et lever haut la pioche, se plaignit d'être fatigué et défendit à l'homme de continuer son travail devant lui ; il se plaignit plusieurs fois qu'il avait mal au coeur d'être couché sur des feuilles de rose pliées." (II, XXV,1-2, p.143, éd. Veyne)
Myndyridès est le type même du délicat (mollis, que Bourgery et Veyne ont préféré traduire par mou). Sénèque ne mentionne jamais plus ce non-stoïcien par excellence.
Mais je le retrouve mort, sous le nom de Smindiride, dans les Dialogues de Fontenelle. Il est face à Milon. C'est dans la logique de l'histoire : en effet leur dispute aux Enfers est la poursuite en mode mineur de la guerre entre Sybaris et Crotone, la ville de Milon. Diodore, dans son Histoire universelle, la raconte ainsi :
" Il y avait longtemps que les Grecs avaient fondé en ce même pays la ville de Sybaris ; et la fertilité du terroir l'avait rendue florissante en peu d'années ; car étant située entre deux fleuves, le Crathis et le Sybaris, dont le dernier lui avait donné son nom ; l'étendue et la fécondité de ses campagnes avait prodigieusement enrichi ses habitants : et comme ils avaient reçu parmi eux un grand nombre de citoyens, la réputation de leur ville s'était accrue au point qu'elle passait pour la plus belle de l'Italie. Elle ne contenait pas moins de trois cent mille personnes. Leur chef était alors un nommé Telys. Celui-ci leur rendit suspects les plus puissants d'entre eux, de sorte qu'il leur persuada de les chasser de la Ville et de distribuer leurs richesses au reste des citoyens. Les exilés se réfugièrent à Crotone et là se jetèrent au pied des autels de la place publique. Aussitôt Telys envoya des ambassadeurs aux Crotoniates pour leur redemander ses fugitifs ou pour leur déclarer la guerre en cas de refus. Le peuple de Crotone étant assemblé, la proposition lui fut faite ou de livrer leurs suppliants ou de s'exposer à la guerre contre des ennemis plus forts qu'eux. La crainte d'une guerre dangereuse faisait d'abord pencher le peuple et même les principaux d'entre eux à rendre les réfugiés, lorsque le philosophe Pythagore prit leur défense avec tant de zèle que tout le peuple revint de sa première opinion et préféra à son propre salut la défense d'une cause juste. Les Sybarites firent marcher aussitôt trois cent mille hommes, auxquels les Crotoniates n'opposèrent que cent mille. Mais ceux-ci avaient à leur tête le fameux athlète Milon, qui par la seule force de son corps renversa le premier un bataillon opposé à lui. Cet homme doué d'une valeur égale à sa taille et qui avait été vainqueur six fois aux jeux olympiques, se présenta, dit-on, à ce combat, orné de toutes les couronnes qu'il avait gagnées à ces jeux, couvert comme Hercule d'une peau de lion et armé comme lui d'une massue. La victoire qu'il remporta le rendit très considérable parmi les siens. Les Crotoniates irrités contre leurs ennemis n'en voulurent prendre aucun vivant et en massacrèrent un nombre prodigieux dans le désordre et dans la déroute où ils les mirent ; de sorte qu'arrivés jusqu'à leur ville, en les poursuivant toujours, ils y entrèrent sans obstacle, la pillèrent et la laissèrent absolument déserte." (trad. Terrasson)
Milon, athlète héroïque d' un peuple gardé de l'injustice par Pythagore, est donc l'anti-sybarite et donc l'anti-Smindiride. Mais, contre les apparences, Fontenelle, après avoir mis Alexandre le Grand en difficultés avec une courtisane, va prendre le parti du délicat et de la délicatesse.
Milon est fier de lui et chauvin :
"Smindiride. Tu es donc bien glorieux, Milon, d'avoir porté un boeuf sur tes épaules aux Jeux Olympiques ?
Milon. Assurément l'action fut fort belle. Toute la Grèce y applaudit, et l'honneur s'en répandit jusque sur la ville de Crotone ma patrie, d'où sont sortis une infinité de braves athlètes. Au contraire, ta ville de Sibaris sera décriée à jamais par la mollesse de ses habitants, qui avaient banni les coqs de peur d'en être éveillés, et qui priaient les gens à manger un an avant le jour du repas, pour avoir le loisir de le faire aussi délicat qu'ils le voulaient."
À partir de là commence un plaidoyer en faveur de la délicatesse.
La thèse sybarite est qu'il n'y a pas de différence de nature entre la délicatesse sensuelle et la délicatesse morale, celle des "gens d'esprit". Mais qu'est donc la délicatesse morale ?
Smindiride en donne deux exemples : est-ce un écho du dialogue précédent ? Il s'agit d'abord d'une délicatesse d'amant (on pense à Phryné) puis d'une délicatesse de conquérant (on pense à Alexandre le Grand) .
Qu'est-ce qu'un amant délicat ?
C'est celui qui "comblé des faveurs d'une maîtresse à qui il a rendu des services signalés" craint que la gratitude et non l'amour n'explique le comportement de la maîtresse.
Quant au conquérant délicat, c'est celui qui, victorieux, réalise qu'il doit son succès au hasard et non à l'intelligence de sa stratégie.
Le délicat a donc une connaissance fine des choses, qu'il s'agisse d'un lit de roses, de l'esprit d'une maîtresse ou du déroulement d'une conquête. Mais il connaît aussi les normes : comment doivent être le lit, la maîtresse, la conquête. Le troisième élément constitutif de la délicatesse est l'incapacité à ressentir du plaisir si l'on prend conscience d' une anormalité, même minimale. Le délicat ne jouit que du parfait.
Milon, soi-disant "pas fort savant sur ces matières-là", ne manque pas de finesse en supposant que la sensibilité "aux plus petits désagréments" s'explique par la conscience d'être en fait déjà comblé de plaisirs. Au fond le délicat, gâté par la vie, ferait le difficile.
Smindiride inverse radicalement la position : la surabondance du plaisir n'est pas la cause de la délicatesse. En fait la délicatesse raréfie l'expérience du plaisir. Or, cette délicatesse n'étant que l'effet du développement de la raison, précisément la manifestation des "bonnes qualités de l'esprit et du coeur", Fontenelle met paradoxalement dans la bouche du Délicat un argument qui réfute l'épicurisme. En effet cette philosophie considère que l'expérience du meilleur des plaisirs, celui qui est pur de toute douleur, est maximisée par l'augmentation de la rationalité. " Que les hommes sont à plaindre ! " s'écrie en guise de conclusion Smindiride. Devenir plus humain condamne à moins jouir.
Commentaires