Le récit que Diogène Laërce fait de la distanciation d’Aristote vis-à-vis de Platon autorise deux interprétations.
J’appellerai la première naturaliste. C’est Platon qui la formule :
« Aristote nous a lancé une ruade, comme font, à peine nés, les petits poulains avec leur mère » (V 2)
C’est en effet la vertu de la jument d’engendrer un poulain apte à s’éloigner d’elle. La critique du maître serait la suite logique du succès de l’inculcation. Mais on dira que les poulains n’ont pas immédiatement la force de ruer contre leur génitrice et on aura raison ; d’où des corrections « permettant de comprendre qu’il s’agit de poulains « devenus grands » (j’ai failli écrire « grecs ») ou « une fois sevrés » (note de Michel Narcy p. 556) (les traducteurs de Diogène Laërce doivent, vues les incertitudes consubstancielles aux manuscrits, combiner particulièrement deux vertus intellectuelles qui pourraient être contradictoires : fidélité aux sources et imagination.)
Appelons la seconde interprétation sociologique :
« Hermippe dit, dans ses Vies, que c’est au moment où il était en ambassade chez Philippe pour les Athéniens que Xénocrate fut placé à la tête de l’école située à l’Académie : ayant vu, à son arrivée, l’école sous la direction d’un autre, il choisit pour promenoir celui qui était situé au Lycée. » (ibid.)
Faute d’être consacré héritier, Aristote rompt avec l’orthodoxie, l’absence de reconnaissance institutionnelle comme raison de la différenciation géographico-théorique ! Notons cependant qu'un tel éloignement physique du sanctuaire platonicien est un rapprochement en direction de Socrate.
Lisons en effet la première réplique de l’Eutyphron ou de la Piété (c’est le personnage homonyme qui parle) :
« Que s’est-il passé de nouveau, Socrate, pour que, délaissant la fréquentation du Lycée, tu fréquentes à présent les alentours du Portique Royal ? » (2 a trad. de Léon Robin)
Dans le Lysis ou de l’Amitié, des années avant, Socrate fait déjà le chemin que fera l’élève de son élève (ce sont aussi les premières lignes) :
« Venant de l’Académie (qui n’était encore qu’un parc consacré au héros Acadèmos), je m’en allais tout droit vers le Lycée (qui à son tour n’était encore qu’un gymnase dédié à Apollon Lycien) » (203 a )
Un gymnase où on discute cependant si l’on en croit encore les toutes premières lignes de l’Euthydème ou le Disputeur (c’est Criton qui parle) :
« Qui était cet homme, Socrate, avec qui tu t’entretenais hier au Lycée ? Si grande était, certes la masse des gens qui faisaient cercle autour de vous, que, m’approchant avec l’intention d’écouter, j’étais incapable de rien entendre de distinct ! » (271 a)
Reste à mentionner les dernière lignes cette fois du Banquet ou de l’Amour :
« Là-dessus, Socrate, les ayant endormis comme des enfants, se leva et partit ; comme à son habitude, Aristodème le suivit. Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé (le Lycée comme salle de bain!), il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et quand il l’eut ainsi passé, vers le soir il alla chez lui se reposer. » ( 223 d)
Reste une énigme : pourquoi donc Aristote tenait-il donc à se promener ?
Commentaires
Je doute que la longue maturation solitaire d'une idée mène à la précision, sauf exception. Cela mène plutôt le "penseur" à, pour ainsi dire, dériver en se laissant entraîner sur une voie idiosyncratique qu'il est le seul à trouver "précise".
A mon avis, la meilleure méthode - de loin - est de s'exprimer "rapidement", mais sans passer à autre chose! C'est-à-dire, de reprendre l'ouvrage encore et encore en prenant en compte les objections et questions des autres.
En d'autres termes: pour les Wikis et contre les Blogs!
" L'égoïste logique tient pour inutile de mettre son jugement à l'épreuve de l'entendement d'autrui, tout comme s'il n'avait nul besoin de cette pierre de touche (criterium veritatis externum). Or ce moyen de nous assurer de la vérité de notre jugement nous est si certainement indispensable que c'est là peut-être la raison primordiale pour laquelle le monde savant réclame à grands cris et avec tant d'insistance la liberté de la plume: le refus de celle-là nous ôte du même coup un moyen considérable de vérifier la justesse de nos propres jugements et nous livre à l'erreur." Anthropologie d'un point de vue pragmatique Ière partie I 2
Ceci dit, je ne suis pas sûr qu'un kantien orthodoxe juge que le Wiki correspond vraiment à l'usage public de la raison ! Il doit mettre la barre plus haut !