dimanche 25 juin 2006

Aristote : de l’Académie au Lycée.

Le récit que Diogène Laërce fait de la distanciation d’Aristote vis-à-vis de Platon autorise deux interprétations.
J’appellerai la première naturaliste. C’est Platon qui la formule :
« Aristote nous a lancé une ruade, comme font, à peine nés, les petits poulains avec leur mère » (V 2)
C’est en effet la vertu de la jument d’engendrer un poulain apte à s’éloigner d’elle. La critique du maître serait la suite logique du succès de l’inculcation. Mais on dira que les poulains n’ont pas immédiatement la force de ruer contre leur génitrice et on aura raison ; d’où des corrections « permettant de comprendre qu’il s’agit de poulains « devenus grands » (j’ai failli écrire « grecs ») ou « une fois sevrés » (note de Michel Narcy p. 556) (les traducteurs de Diogène Laërce doivent, vues les incertitudes consubstancielles aux manuscrits, combiner particulièrement deux vertus intellectuelles qui pourraient être contradictoires : fidélité aux sources et imagination.)
Appelons la seconde interprétation sociologique :
« Hermippe dit, dans ses Vies, que c’est au moment où il était en ambassade chez Philippe pour les Athéniens que Xénocrate fut placé à la tête de l’école située à l’Académie : ayant vu, à son arrivée, l’école sous la direction d’un autre, il choisit pour promenoir celui qui était situé au Lycée. » (ibid.)
Faute d’être consacré héritier, Aristote rompt avec l’orthodoxie, l’absence de reconnaissance institutionnelle comme raison de la différenciation géographico-théorique ! Notons cependant qu'un tel éloignement physique du sanctuaire platonicien est un rapprochement en direction de Socrate.
Lisons en effet la première réplique de l’Eutyphron ou de la Piété (c’est le personnage homonyme qui parle) :
« Que s’est-il passé de nouveau, Socrate, pour que, délaissant la fréquentation du Lycée, tu fréquentes à présent les alentours du Portique Royal ? » (2 a trad. de Léon Robin)
Dans le Lysis ou de l’Amitié, des années avant, Socrate fait déjà le chemin que fera l’élève de son élève (ce sont aussi les premières lignes) :
« Venant de l’Académie (qui n’était encore qu’un parc consacré au héros Acadèmos), je m’en allais tout droit vers le Lycée (qui à son tour n’était encore qu’un gymnase dédié à Apollon Lycien) » (203 a )
Un gymnase où on discute cependant si l’on en croit encore les toutes premières lignes de l’Euthydème ou le Disputeur (c’est Criton qui parle) :
« Qui était cet homme, Socrate, avec qui tu t’entretenais hier au Lycée ? Si grande était, certes la masse des gens qui faisaient cercle autour de vous, que, m’approchant avec l’intention d’écouter, j’étais incapable de rien entendre de distinct ! » (271 a)
Reste à mentionner les dernière lignes cette fois du Banquet ou de l’Amour :
« Là-dessus, Socrate, les ayant endormis comme des enfants, se leva et partit ; comme à son habitude, Aristodème le suivit. Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé (le Lycée comme salle de bain!), il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et quand il l’eut ainsi passé, vers le soir il alla chez lui se reposer. » ( 223 d)
Reste une énigme : pourquoi donc Aristote tenait-il donc à se promener ?

samedi 24 juin 2006

Contre les blogs !

A François, en souvenir d'une de nos conversations...
"Autrefois, parmi les gens qui se voulaient des penseurs - bien sûr j'aimerais aussi en être un -, l'usage voulait que l'on réfléchisse très longuement avant d'exprimer un avis sur un sujet particulier. Il me semble qu'il n'est pas mauvais qu'à côté de toutes les autres méthodes d'approche des choses, et qui se justifient bien sûr aussi, il y ait aujourd'hui encore, ici ou là, des gens qui tentent de le faire de cette manière, très lente et grave, qui a comme avantage de mener à la précision, ainsi que de porter ces choses en soi pendant un moment sans qu'elles soient éliminées par le prochain événement du jour. Cela me semble tout à fait essentiel dans cette démarche."
Elias Canetti Entretien avec Gérald Stieg (1979)

Commentaires

1. Le dimanche 25 juin 2006, 17:02 par julien dutant
Gérald Stieg oppose deux façons de "s'exprimer" ou "donner son avis": 1)rapidement, puis passer à autre chose. 2)après mûre réflexion, puis passer à autre chose. La seconde façon est supposée "mener à la précision".

Je doute que la longue maturation solitaire d'une idée mène à la précision, sauf exception. Cela mène plutôt le "penseur" à, pour ainsi dire, dériver en se laissant entraîner sur une voie idiosyncratique qu'il est le seul à trouver "précise".

A mon avis, la meilleure méthode - de loin - est de s'exprimer "rapidement", mais sans passer à autre chose! C'est-à-dire, de reprendre l'ouvrage encore et encore en prenant en compte les objections et questions des autres.

En d'autres termes: pour les Wikis et contre les Blogs!
2. Le dimanche 25 juin 2006, 20:34 par Philalethe
D'accord et à la rescousse, Kant !

" L'égoïste logique tient pour inutile de mettre son jugement à l'épreuve de l'entendement d'autrui, tout comme s'il n'avait nul besoin de cette pierre de touche (criterium veritatis externum). Or ce moyen de nous assurer de la vérité de notre jugement nous est si certainement indispensable que c'est là peut-être la raison primordiale pour laquelle le monde savant réclame à grands cris et avec tant d'insistance la liberté de la plume: le refus de celle-là nous ôte du même coup un moyen considérable de vérifier la justesse de nos propres jugements et nous livre à l'erreur." Anthropologie d'un point de vue pragmatique Ière partie I 2

Ceci dit, je ne suis pas sûr qu'un kantien orthodoxe juge que le Wiki correspond vraiment à l'usage public de la raison ! Il doit mettre la barre plus haut !

vendredi 23 juin 2006

Les philosophes antiques et Wittgenstein (2)

"Quand je pense à la sagesse, je pense principalement aux Cyniques de l'Antiquité, en particulier à Diogène. C'est au font probablement mon modèle de sagesse et je pense qu'il y a une certaine analogie entre l'attitude cynique, au bon sens du terme, et le comportement d'un philosophe comme Wittgenstein dans sa vie personnelle: n'accepter vraiment que le minimum de dépendances inévitables et incompressibles par rapport à la réalité extérieure et s'efforcer de manifester à l'égard de tout le reste une espèce de mépris poli."
Jacques Bouveresse Le philosophe et le réel 1998 p. 252-253

Commentaires

1. Le samedi 24 juin 2006, 10:44 par Nicotinamide
Après avoir présenté mon projet de recherche, K. sans que sa perruque ne se décoiffe, froissa sa gueule de bourgeoise parisienne et demanda étonnée:
«- Mais pourquoi moi ? Enfin… je veux dire… pourquoi m’avoir choisi moi ?
- Je ne sais pas. Les secrétaires de l’UFR…
- Ah oui ! Elles ont du penser que c’était un sujet d’esthétique... Je vous orienterez plutôt vers Mr. C., spécialiste de philosophie antique et muni d’une très large culture. »
Je raconte à nouveau mon projet sur la philosophie cynique. Mais ce grand desséché ne compte que mes feuilles. Il ne m’écoute pas. Il ne cherche qu’à lire mes notes. Du coup je n’ose plus les toucher. Son premier commentaire fut :
« - Vous avez peut-être raison… » Et brutalement il se mit à me parler de Wittgenstein et d’une vie philosophique.
Vos citations m’aideront à comprendre peut-être pourquoi un sujet sur le cynisme poussa Mr C. à évoquer Wittgenstein. Une clé se trouve sans doute dans les livres de Bouveresse… Il a écrit en effet sur Wittgenstein et sur le cynisme…

mercredi 21 juin 2006

Aristote, prétexte à réflexions sur l'éducation.

“Aristote a dit que l’éducation requiert trois choses, naturel, enseignement, exercice.” (V 18)
La première condition est aujourd’hui la plus contestée, tant on aimerait que tout enfant soit virtuellement capable d’exceller en mathématique, en philosophie, en musique etc. Certes aborder ses nouveaux élèves avec l’espérance qu’ils ont tous la même aptitude à être éduqués est un excellent principe pédagogique et rien n’est plus néfaste que de leur retirer, quelles que soient les oeuvres, l’espérance qu’ils ont de réussir. Mais, au fil des semaines puis des mois, les différences de talents éclatent au grand jour ; il est cependant aisé de se tromper soit en encensant trop vite les plus habiles du moment, gonflant maladroitement les vanités, soit en surestimant les obstacles que l’élève rencontre. Bien sûr dire talent ne veut pas dire hérédité, gènes etc ; simplement, pour des causes le plus souvent inconnues et inextricables, qui tiennent autant de la nature que de la culture, l’élève a dans la matière qu’on lui enseigne peu ou pas de prédispositions à progresser ; il va de soi qu’un tel diagnostic ne se fait que relativement aux efforts prodigués et bien sûr toujours limités, quelle que soit leur intensité et le risque est immense de naturaliser à vie des incapacités temporaires.
La deuxième condition fait généralement l’unanimité des parents, prompts à identifier les difficultés de leurs rejetons aux insuffisances professionnelles de leurs maîtres. Bien sûr quelques-uns parmi ceux-ci peuvent malheureusement accabler les élèves pour justifier leurs propres incapacités et il est vrai que la qualité de l’enseignant détermine en grande partie l’avenir scolaire. Elle sera dans une mesure certaine capable de limiter les faiblesses et de maximiser les forces.
Reste que l’exercice est une condition décisive. On veut dire par là l' application toujours recommencée des règles. Bien sûr, selon les âges et les disciplines, la pratique exige des qualités et des efforts différents. En philosophie la tentation est grande de penser que l’écoute de la parole magistrale est si fécondante qu’elle dynamise par elle-même l’intelligence et inversement le risque n’est pas mince que la multiplication d’exercices courts et encourageants donne une idée illusoire des capacités à philosopher. Entre l’écoute fascinée d’un professeur qui court alors le risque de céder à la tentation de jouer au petit maître et la pratique de débats sans queue ni tête, la voie du milieu n’est pas facile à suivre et exige à chaque fois d’être redessinée, sans garantie d'être vraiment découverte.
Elles sont donc nombreuses les mauvaises pédagogies :
1) au-delà de limites raisonnables (qu’il est certes délicat d’évaluer), on s’acharne par l’enseignement et l’exercice à réussir l’impossible. C’est un des rôles de l’orientation de détourner l’élève des pentes qu’il ne peut pas monter.
2) confiant dans les dispositions des meilleurs, on les laisse se développer librement en leur laissant le soin d’inventer les pratiques qui leur conviennent. Tel un gynécologue surveillant une grossesse normale, le professeur attend des neuf mois à venir que l’élève se développe sous son regard bienveillant.
3) mais il faut aussi parler de l’enseignement au forceps quand le professeur, extrêmement méfiant par rapport aux natures, même si elles s’annoncent prometteuses, accable de paroles directrices et d’exercices infinis des élèves qui n’en peuvent mais. Il est pourtant possible que les élèves-galériens aient confiance dans la conduite du capitaine mais le risque est grand que, si habitués à leur tuteur, ils se décomposent quand ils se trouvent face à des tâches dont le maître omniprésent, à défaut d’être omniscient, n’a pourtant pas donné les règles. Alors au baccalauréat par exemple ils seront plus désorientés que les élèves d’un professeur qui, sans néanmoins se laisser aller, les laissait eux davantage aller. Ici aussi, le mieux est l’ennemi du bien.
Aux enfants, on dira donc : « Exercez-vous ! » ; aux parents : « Faites-les s’exercer ! » tant ils ont plutôt l’habitude les uns et les autres de dire à leurs professeurs : « Travaillez assez pour nous délivrer de la lourde tâche de travailler et de faire travailler ! »

Les philosophes antiques et Wittgenstein (1)

" Il y a deux manières fondamentalement antithétiques et inconciliables de concevoir la philosophie. On peut la voir comme une activité de construction théorique qui, nécessairement, se situe plus ou moins dans la continuité de celle de la science et qui ne se distingue de celle-ci que par une généralité et une abstraction plus grande, ou bien comme une activité ou un exercice qu'on entreprend d'abord sur soi-même, qui porte sur la façon dont on voit le monde et sur ce qu'on en attend, un travail d'analyse et de réforme de soi, qu'on peut éventuellement aider les autres à réaliser sur eux-mêmes, mais que chacun doit entreprendre pour soi. C'est la conception de Wittgenstein, qui le rapproche plus de certains moralistes de l'Antiquité que de Russell ou de Carnap. A cela correspond, d'ailleurs, chez lui un recours fréquent à la forme dialoguée ou si l'on préfère, d'un côté le philosophe qu'il y a en chacun de nous et ce qu'il a envie de dire et, de l'autre, le philosophe-thérapeute."
Jacques Bouveresse Le philosophe et le réel 1998 p.121-122

dimanche 18 juin 2006

Lire les philosophes (antiques) comme des satiristes.

Pourrait-on dire de la réflexion sur les philosophes antiques ce que Lichtenberg dit de la satire ?
"Elle agrandit notre champ de vision et augmente le nombre de points fixes à partir desquels nous pouvons nous orienter plus rapidement dans toutes les occurences de la vie." (Schriften und Briefe 1968 vol. I p.243)
Ce qui vient à notre secours, ce n'est pas le stoïcien ou le cynique ou le cyrénaïque ou l'académicien mais l'ensemble qu'ils forment tous, chacun étant, volontairement ou non, le satiriste des autres.
Il n'y a rien de paradoxal à ce que l'orientation soit d'autant plus facile que se multiplient les points cardinaux. Réalistement il faudrait tout de même avouer que cela prend un certain temps de parvenir à s'orienter rapidement.

Aristote en son bain.

“Lorsqu’il s’endormait on lui mettait une boule de bronze dans la main, au-dessus d’un bassin, afin que quand la boule tombait dans le bassin, il fût éveillé par le bruit. » (V 16)
Il pourrait s’agir d’une torture destinée à priver de sommeil la victime mais s’agissant d’Aristote, le dispositif, surveillé sans doute par un esclave dressé à prêter attention à la perte d’attention de son maître, a un tout autre sens, d'ailleurs jusqu’ à présent doublement interprété :
A) Lecteur appliqué du Phédon, Aristote met la technique au service de son apprentissage de la mort :
« La condition la plus favorable pour que l’âme raisonne bien, c’est, je pense, quand rien ne la trouble, ne ce qu’elle entend ni ce qu’elle voit, ni une souffrance et pas davantage un plaisir, mais que, au plus haut degré possible, elle en est venue à être isolée en elle-même, envoyant promener le corps, et que, sans commerce avec celui-ci, sans contact avec lui, elle aspire au réel autant qu’elle en est capable ! » (65 c trad. de Robin)
Il se serait agi alors de ne pas faire la part du corps, mais Pascal n’a-t-il pas écrit avec justesse ?
« C’est sortir de l’humanité que sortir du milieu.
La grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir ; tant s’en faut que la grandeur soit à en sortir qu’elle est à n’en point sortir. » (Pensées 468 Ed. Le Guern)
B)D’où l’hypothèse de P.Moraux, ainsi reconstituée par une précieuse note de Michel Narcy :
« Aristote aurait été l’inventeur d’une clepsydre dans laquelle, quand l’eau atteignait un certain niveau, un mécanisme était déclenché qui projetait une bille de bronze dans un bassin, réveillant ainsi le dormeur à l’heure qu’il avait fixée. » (Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres p.571)
Il se serait agi de faire d’une pierre deux coups : la part du corps et celle de l’esprit en cela même qu’on l'use à ne pas laisser le corps prendre plus que ce à quoi il a droit. En somme, le repos de l’ingénieur !
Mais, difficulté, cette interprétation se fait au prix d’une modification du texte grec refusée radicalement par deux autres éminents hellénistes puis jugée problématique par Moraux lui-même. Finalement trop peu grec pour être vrai.
Quoiqu’il en soit, au-delà de la divergence entre les deux versions s’exprime à travers ce réveil fruste ou sophistiqué la même crainte d’une perte momentanée ou trop longue du contrôle de soi.
Somme toute, Aristote ne veut pas rêver, ni endormi ni éveillé:
« Comme on lui demandait ce qu’est l’espoir, « c’est, dit-il, rêver tout éveillé » (V 18))

A ne jamais oublier !

« Nous sçavons dire, Cicero dit ainsi, voila les meurs de Platon, ce sont les mots mesmes d'Aristote : mais nous que disons nous nous mesmes ? que faisons nous ? que jugeons nous ? Autant en diroit bien un perroquet. Cette façon me faict souvenir de ce riche Romain, qui avoit esté soigneux à fort grande despence, de recouvrer des hommes suffisans en tout genre de science, qu'il tenoit continuellement autour de luy, affin que quand il escheoit entre ses amis, quelque occasion de parler d'une chose ou d'autre, ils suppleassent en sa place, et fussent tous prests à luy fournir, qui d'un discours, qui d'un vers d'Homere, chacun selon son gibier : et pensoit ce sçavoir estre sien, par ce qu'il estoit en la teste de ses gens. Et comme font aussi ceux, desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies.
J'en cognoy, à qui quand je demande ce qu'il sçait, il me demande un livre pour le monstrer : et n'oseroit me dire, qu'il a le derriere galeux, s'il ne va sur le champ estudier en son lexicon que c'est que galeux, et que c'est que derriere. » (Montaigne Essais Livre I chap XXIV)

samedi 17 juin 2006

Amicus Aristoteles sed magis amicus tabacum

Le "Amicus Plato sed magis amica veritas" a son pendant aristotélicien; c'est encore l'inépuisable Dictionnaire universel du 19ème siècle qui me l'apprend:
"Quoi qu'en dise Aristote et sa docte cabale,
Le tabac est divin, il n'est rien qui l'égale.
Allusion à deux vers de Thomas Corneille dans sa comédie du Festin de Pierre, acte Ier, scène Ire:
"Quoi qu'en dise Aristote et sa docte cabale,
Le tabac est divin, il n'est rien qui l'égale;
Et par les fainéants, pour fuir l'oisiveté,
Jamais amusement ne fut mieux inventé.
......................................................
C'est dans la médecine un remède nouveau:
Il purge, réjouit, conforte le cerveau;
De toute notre humeur promptement il délivre;
Et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre.
"
Les allusions à ces deux vers sont d'autant plus fréquentes que la chose est d'un usage à peu près général, et que le mot tabac se prête, dans l'application, à de faciles variantes: Le bifteck est divin...le rosbif est divin...le sommeil est divin, etc" (Tome I p. 632)
Bien sûr pas plus Aristote que les philosophes antiques ne connaissait le tabac !

vendredi 16 juin 2006

Aristote sous Phyllis ou le philosophe et la courtisane.

Une gravure de Hans-Baldung Grien (1503) représente Aristote chevauché par la courtisane Phyllis. Je pense à l’Ange bleu (1930) de Joseph Von Sternberg avec le professeur Rath dans le rôle d’Aristote et Lola-Lola dans celui de Phyllis. Je me demande d’où vient cette image qu’on peut, pourquoi pas, interpréter comme une variante de l’allégorie de la Caverne. Diogène Laërce me donne déjà une piste :
« Aristippe (...) au livre I du Sur la sensualité des Anciens, dit qu’Aristote fut l’amant d’une concubine d’Hermias. Ce dernier ayant donné son accord il l’épousa, et, transporté de joie, il offrait des sacrifices à cette femme comme les Athéniens à la Déméter d’Eleusis. » (V 3)
Offrir des sacrifices à une femme ! Qu’en aurait pensé Pausanias qui dans le Banquet rattache à Aphrodite la Populaire l’amour que les hommes ressentent pour les femmes ? Seule Aphrodite la Céleste inspire l’amour exclusif des jeunes garçons. Et Diotime qui réserve la fécondation des femmes à « ceux qui sont féconds selon le corps » (208 e) ! Pourtant, dès les premières lignes, Laërce assure que « c’est (Aristote) qui fut le plus authentique des disciples de Platon. » (1)
Swann, faisant le bilan de sa passion pour Odette : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » (Proust Du côté de chez Swann La Pléiade T I p.375)
Pour finir, c'est mon cher Larousse (T I 1866) qui m'éclairera:
"Aristote (faire le cheval d´) : expression usitée, dans certains jeux de société, pour désigner une pénitence qui consiste à prendre la posture d’un cheval, afin de recevoir sur son dos une dame qu’on doit promener dans un cercle, où elle est embrassée par chaque joueur. Voici l’origine que l’on assigne à cette locution :
Alexandre le Grand, épris d’une jeune et belle Indienne, semblait avoir perdu le sentiment de la gloire. Ses généraux en murmuraient ; mais aucun n’osait se faire l’organe du mécontentement de l’armée. Aristote s’en chargea. Il représenta à son ancien disciple qu’il ne convenait pas à un conquérant de négliger ainsi le soin de ses brillantes entreprises pour s’abandonner aux plaisirs de l’amour, qui le ravalait au niveau de la brute. Alexandre parut frappé de ces observations, et il s’abstint de retourner chez la belle courtisane. Mais celle-ci accourut bientôt, tout éplorée, pour savoir la cause de son délaissement. Elle apprit alors ce qu’avait fait le philosophe : « Eh quoi ! s’écria-t-elle, le seigneur Aristote condamne le sentiment le plus naturel et le plus doux ! Il vous conseille d’exterminer par la guerre des gens qui ne vous ont fait aucun mal, et il vous blâme d’aimer qui vous aime ! C’est une prétention intolérable ; c’est une impertinence inouïe qui réclame une punition exemplaire ; et, si vous voulez bien me le permettre, je me charge de la lui infliger. » Alexandre se prêta en riant au complot tramé contre son précepteur, complot perfide, véritable vengeance de femme. L’Indienne déploya toute sa coquetterie à séduire le philosophe. Ce que veut une belle est écrit dans les cieux disent les Orientaux. Aristote l’apprit à ses dépens. Séduit par de traîtresses galanteries, il devint amoureux fou de la belle Indienne ; il eu beau appeler à son aide la logique, la métaphysique et la morale, rien ne put le guérir de sa passion (La Rochefoucauld : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. mais les maux présents triomphent d’elle » Maxime 22 Edition de 1678). Vainement il crut l’apaiser en recourant à l’étude et en se rappelant les leçons de Platon ; une image charmante venait sans cesse s’offrir à ses yeux et chassait toutes les méditations auxquelles il se livrait. Il reconnut alors que le véritable moyen de guérir un penchant si impérieux était d’y succomber. Il se présenta donc auprès de la jeune Indienne, tomba à ses pieds et lui adressa une pathétique déclaration, à laquelle l’enchanteresse feignit de ne pas ajouter foi. Elle représenta au philosophe qu’elle ne pouvait croire en une passion si extraordinaire sans en recevoir les preuves les plus convaincantes. « Toute femme a son caprice, répondit-elle à Aristote ; celui d’Omphale était de faire filer un héros, le mien est de chevaucher sur le dos d’un philosophe. Cette condition vous paraîtra peut-être une folie ; mais la folie est à mes yeux la meilleure preuve de l’amour. » Aristote eut beau se récrier, il fallut en passer par là. Le dieu malin qui change un âne en danseur, comme dit le proverbe, peut également métamorphoser un philosophe en quadrupède. Voilà Aristote sellé, bridé et l’aimable jouvencelle à califourchon sur son dos. Elle le fait trotter de côté et d’autre, tandis qu’elle chante joyeusement un lai d’amour approprié à la circonstance. Enfin, quand il est essoufflé, hors d’haleine, elle le conduit vers un bosquet de verdure d’où Alexandre examinait cette scène réjouissante. « Ah ! Maître, dit le conquérant en riant aux éclats, est-ce bien vous que je vois dans ce grotesque équipage ? Vous avez donc oublié les belles choses que vous m’avez dites sur les dangers de l’amour, et c’est vous qui vous ravalez au-dessous de la brute ? » A cette raillerie, qui semblait sans réplique, Aristote répondit en homme d’esprit : « Oui, c’est moi, j’en conviens, que vous venez de voir dans cette posture ridicule. Jugez, seigneur, des excès auxquels pourrait vous emporter l’amour, puisqu’il a pu faire commettre une telle folie à un vieillard si renommé par sa sagesse. »
Voilà, certes, une piquante histoire ; mais ce n’est qu’une malice faite à la mémoire de l’illustre philosophe, par quelque poète rebuté des dix catégories. Nous voyons en effet que le Lai d’Aristote est attribué à Henri d’Andelys, trouvère du XIIIème siècle, qui l'a tiré de toutes pièces d’une nouvelle arabe intitulée : le Vizir sellé et bridé, nouvelle dont le titre seul indique assez la complète analogie que nous venons de présenter. » (p.632)
Ouf !

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 22:44 par Ellis
Aujourd'hui, dernier cours de littérature médiévale à l'université. La prof, qui est absolument géniale, nous raconte l'histoire de ce lai, et nous explique que l'allégorie est représentée par un bas-relief, sur la façade de la cathédrale Saint-Jean, ici à Lyon. "Vous aurez une pensée pour moi" nous a-t-elle dit, en dessinant au feutre et au tableau son emplacement.

Si jamais tu passes par Lyon...
2. Le mardi 9 janvier 2007, 22:53 par philalethe
Merci beaucoup pour l'information. Je la garde en mémoire.