dimanche 3 février 2008

Sénèque (1): une manière possible de comprendre l'expression "se posséder".

A Geneviève G., qui m'a parlé du temps qui passe.
Depuis fin juin que j’ai pensé en avoir fini avec mon cher Diogène Laërce, me faisait défaut un opus magnum offrant de quoi méditer sur les styles antiques de vie.
Un temps, j’ai cru le trouver dans les Vies de Plutarque.
En fait c’est Sénèque et ses Lettres à Lucilius qui l’ont emporté (une des raisons: j’ai appris autrefois le latin et donc les traductions dont je dispose ne sont pas trop contraignantes).
Me voici donc parti pour une série de réflexions sur cette direction de conscience que le philosophe stoïcien a exercée à l’égard de son ami Lucilius dont je donnerai en premier lieu comme une fiche signalétique inspirée en partie du Dictionnaire des philosophes antiques dirigé par R.Goulet (l’article est extrait du quatrième volume – 2005 – et a été rédigé par Régine Chambert ).
Gaius Lucilius Junior : né vers l’an 5, moins âgé que Sénèque (- 4), chevalier, procurateur en Sicile vers 63-64, à plusieurs reprises inquiété par le pouvoir impérial (Caligula, Néron). Philosophe et poète dont l’œuvre est perdue. Dans la lettre 46, Sénèque dit avoir « dévoré tout entier » (« exhausi totum » – trad. de Henri Noblot Les Belles Lettres 1947 -) le livre de Lucilius qu’il vient de recevoir, tant la langue en est charmante. Quelques-uns de ses vers, sentencieux, ont été grâce à Sénèque sauvés de la perdition : « N’est pas tien ce que fortune a fait tien », « Bien qu’on a pu donner peut être repris » (lettre 8), « La mort ne vient pas en une fois ; il est une dernière mort, celle qui nous emporte » (lettre 24). Son identité philosophique n’est pas déterminable mais, c’est certain, il était désireux de passer d’une vie publique à une vie philosophique, Sénèque ayant comme fonction de lui montrer le chemin.
La première lettre est consacrée au temps.
C’est par un terme de droit que Sénèque commence sa première lettre : « vindica te tibi », Noblot traduisait « revendique tes droits sur toi-même », Novarra: « entreprends de te libérer toi-même ».
Ce que je dois réclamer comme étant ma propriété, c’est moins moi-même que mon temps. La première phrase m'engage en effet à devenir maître de mon temps. Ce qui y fait obstacle est autant les autres que moi-même.
D’abord autrui qui a deux manières de me priver du temps : ouvertement ou furtivement (« tempus (…) aut auferebatur aut subripiebatur »). Le temps m'est arraché (Sénèque emploie aussi plus bas le verbe eripere) ou subtilisé (subducere). La conscience du danger que représentent les autres n’est donc que partielle dans la mesure où je ne réalise pas constamment que je ne maîtrise pas mon temps.
Mais c’est moi-même aussi qui ne sais pas le retenir. (« tempus (…) excidebat ») : comme une parole qui sort de ma bouche mais que je ne veux pourtant pas dire, comme l’eau que je ne peux saisir, le temps m’échappe.
Ce que Sénèque décrit ainsi n’est pas le rapport qu'en tant qu'homme j'ai nécessairement avec le temps mais un rapport personnel vicié par ma neglegentia (« incurie » selon Noblot, « négligence » selon Novarra). Ce vice s’exprime de trois manières : mal (male) faire, ne rien (nihil) faire, faire autre chose (aliud). Ce que me demande donc Sénèque, ce n’est pas d’avoir du temps pour moi mais d’occuper mon temps à bien faire ce que je dois. La vie philosophique est donc de l’ordre du faire (agere), de l'action et ne se réduit pas à penser correctement, lucidement les emplois du temps qui hasardeusement m'échoient.

dimanche 20 janvier 2008

Pascal / Epictète

Pascal écrit:
“Quand on se porte bien, on admire comment on pourrait faire si on était malade ; quand on l’est, on prend médecine gaiment : le mal y résout. On n’a plus les passions et les désirs de divertissement et de promenades, que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des désirs conformes à l’état présent. Il n’y a que les craintes, que nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la nature, qui nous troublent, parce qu’elles joignent à l’état où nous sommes les passions de l’état où nous ne sommes pas. » ( 109 Ed. Brunschvicg Hachette 1922 p.382-383)
Brunschvicg ajoute la note suivante : « Le Manuel d’Epictète contient cette maxime célèbre : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils ont sur les choses. » (V) »
A dire vrai, cette note ne me paraît pas pertinente. Epictète oppose la chose à ce que la passion nous fait voir d’elle, son but étant de développer la compréhension de la chose hors passion, si on peut dire. Pascal en revanche oppose deux sortes de passions, celles de la santé et celles de la maladie et affirme que les passions de la maladie, accordées à elle, la rendent vivable. La fin est de produire chez le lecteur non un mouvement de maîtrise de soi destiné à en finir avec les passions mais une prise de conscience de la variété des passions et de la fonction finalement psychologiquement salutaire de la variation passionnelle.

Commentaires

1. Le dimanche 20 janvier 2008, 11:22 par herve
Entièrement d'accord avec vous. Le projet de maîtrise de soi stoïcien n'est pas du tout celui de Pascal qui, dans l' Entretien avec M. de Saci, insiste sur la "présomption" d'Epictète lorsque celui-ci affirme que les deux puissances de l'esprit et de la volonté "sont donc libres, et que c'est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits".
Pour Pascal, il n'y a que des divertissements, c'est-à-dire des façons de se détourner de soi : le malade regarde vers la santé en prenant "médecine gaiement", la personne saine admire "comment on pourrait faire si on était malade".
La sortie du divertissement n'est pas possible. La foi chrétienne n'en est elle-même qu'une forme subtile : nous ne pouvons nous contenter de nous-mêmes, mais nous ne pouvons pas plus nous détourner complètement de nous-mêmes, il nous reste à nous tourner vers ce qui en nous est plus que nous : Jésus Christ, comme en atteste le Mystère de l'Eucharistie.
Ce "divertissement de foi" ne porte en lui-même aucune garantie ultime. Pour le justifier, il faut recourir à un raisonnement mathématique _détourné_, c'est-à-dire, comme nous l'avions vu, à un pseudo-raisonnement probabiliste, ou se _détourner vers ses effets_ : la foi en Dieu est peut-être fausse, mais "vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, etc."
2. Le dimanche 20 janvier 2008, 12:31 par philalèthe
Merci d’abord pour ce post.
Votre référence au “divertissement de foi” est originale mais pouvez-vous m’assurer qu’elle est pascalienne ?
Certes le fragment 443 (éd. Le Guern) pourrait venir à l’appui de votre thèse (« Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement »). On inclurait alors dans toutes les occupations les occupations religieuses.
Cependant d’autres fragments suggèrent une distinction tranchée entre vie chrétienne et et divertissement. Je pense au 393 qui mentionne la possibilité d’une sortie en dehors du divertissement :
« La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. »
Je prends en compte aussi 127 qui souligne que la pensée de la royauté ne suffit pas à sauver le roi de la conscience de sa misère et qu’il lui faut aussi être diverti. Or, les dernières lignes font une distinction qu’il faut peut-être prendre au sérieux :
« Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois. »
En revanche Pascal dit explicitement que quand la philosophie prend comme objet le divertissement, il peut ne s’agir que d’une forme plus subtile et plus condamnable de divertissement :
« Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non point pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils le savent. Et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance » (126)
J’aimerais donc savoir sur quels autres textes vous vous appuyez pour produire le concept de « divertissement de foi ». Merci d'avance !

samedi 19 janvier 2008

Marc-Aurèle / Cohen

J'ai souvent cité ce passage de Marc-Aurèle:
"Comme il est important de se représenter (...) à propos de l'union des sexes: "C'est un frottement de ventre avec éjaculation, dans un spasme, d'un liquide gluant." "(VI, 13, trad. Hadot)
Mais Albert Cohen dans Solal (1930) fait mieux:
"Baiser, cette soudure de deux tubes digestifs." (p.181 La Pléiade)

Commentaires

1. Le samedi 19 janvier 2008, 20:50 par Nicotinamide
La représentation stoicienne tend à se détacher du fantasme pour que ne subsiste que la réalité nue. Qu'est-ce que le sexe ? ni plus ni moins qu'un crachat séminal. qu'est-ce qu'un saint émilion ? Du jus de raisins pourris etc etc... "Soudure de tubes digestifs" ne relève pas de la représentation chère aux stoiques. Au contraire, il s'éloigne de la réalité, les sexes ne sont pas des tubes digestifs.
2. Le dimanche 20 janvier 2008, 09:59 par philalèthe
Le baiser = l'union de deux bouches !
3. Le dimanche 20 janvier 2008, 23:22 par Nicotinamide
oui, ok, confusion à cause de la phrase d'Aurèle qui ne parle pas d'un bisous... mais faut-il parler d'union d'appareil respiratoire (on respire par la bouche), de la soudure d'organe gustatif ?

vendredi 18 janvier 2008

Entre tendresse de pitié et ataraxie, il faut choisir (fin)

La troisième voie mène à la mort. En un sens, Cohen réécrit la critique pascalienne du divertissement. Car, s’il a en commun avec Pascal d’attirer l’attention du lecteur sur sa propre mort (« Sache que tu mourras (…) je voudrais convaincre mes frères humains, les bourrer de leur future mort, de l’universelle mort » Carnets 1978 Pléiade p.1192), il innove en se centrant sur la mort d’autrui, précisément de l’ennemi.
Nietzsche dans la Généalogie de la morale (I) citait Saint-Thomas (Commentaire sur le livre des sentences IV, L, 2, 4, 4) pour faire apercevoir comment l’amour du prochain travestit la haine des ennemis :
« Les bienheureux au royaume céleste verront les peines des damnés pour avoir plus de béatitude encore. »
Pour Cohen, imaginer l’ennemi mourant a une autre fonction.
Notons d’abord qu’il s’agit d’anticiper les attitudes les plus concrètes et les plus désespérées de l’agonisant :
« Ses mains repousseront les draps, ses mains grifferont et bêcheront sa poitrine pour en ôter la mort, et il voudra respirer encore une fois, vivre encore une fois » (ibidem)
Ce qu’attend Cohen de cet effort d’imagination (effort, oui, car l’autre est si vivant dans son arrogance hostile), c’est par le moyen de la pitié la réconciliation, tant devront à la lumière de la mort, point d’arrivée des deux ennemis, paraître vaines les raisons du conflit.
La pensée de la mort tient certes un grand rôle dans le stoïcisme, mais l’usage qu’en fait le stoïcien est radicalement différent : imaginée à chaque instant comme une possibilité, elle est la limite personnelle qui prévient des adhésions aux valeurs vaines en rappelant que le rôle qu'on joue, aussi brillant qu’il soit, ne dure pas toute la pièce et correspond seulement à une apparition, certes fondée, mais naturellement éphémère.
A la rigueur, un stoïcien contemporain pourrait partir de la voie enseignée par Cohen pour inventer un exercice spirituel d’un tout autre sens : imaginer l’agonie de l’autre en vue, le jour venu, de ne pas se décomposer dans le désespoir ; imaginer sa propre agonie comme la forme ultime de l’absence essentielle de maîtrise du corps propre. D'ailleurs, n'est-ce pas ce dernier exercice que Marc-Aurèle pratique quand il écrit en IV 39 ?
"Quand bien même ton plus proche voisin, le corps, serait découpé, brûlé, purulent, gangrené, que néanmoins la partie qui prononce sur ces accidents garde le calme, c'est-à-dire qu'elle juge n'être ni un mal ni un bien ce qui peut tout aussi bien survenir à l'homme méchant qu'à l'homme de bien." (trad. Meunier)
Le corps comme plus proche voisin !

vendredi 11 janvier 2008

Entre tendresse de pitié et ataraxie, il faut choisir (II)

“La deuxième voie vers la tendresse de pitié est la connaissance de l’universelle irresponsabilité, tous commandés et déterminés que nous sommes par nos chromosomes et leurs gènes, entre autres » (Carnets 1978 p.1191-1192).
C’est une vue scientifique du monde, ou spinoziste. L’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire. Partie de l’univers, il obéit à des lois. Donc voir l’homme qui nous a offensé comme une averse. Certes en vouloir à une pluie soudaine qui contrarie nos plans serait déplacé. Mais il s’agirait ici de n’en vouloir à personne, quoi qu’il ait fait. Ainsi identifier, entre autres, Laval et ses complices au passage d’une tempête dévastatrice.
Dans un propos du 25 décembre 1907 consacré à Kipling, Alain loue l'écrivain anglais d’être parvenu à faire voir ses personnages comme des expressions de la nécessité :
« Dans Kipling, au contraire (Alain l’oppose aux « petits romanciers de quatre sous, couronnés par l’Académie Française »), je retrouve l’homme tel que je le vois, tournebroche fait de tournebroches (Alain se rappelle sans doute de Kant dans la Critique de la raison pratique: la liberté psychologique "ne vaudrait au fond guère mieux que celle d'un tourne-broche, qui, une fois monté, exécute de lui-même ses mouvements" ) , à ne jamais savoir comment ces damnées mécaniques vont grincer ou mordre ; et, quand ils parlent, on sent bien que leurs mots ne sont que les pauvres signes d’une grande et terrible chose, comme seraient les mouvements d’un baromètre dans un cyclone. » (Propos La Pléiade T.1 p. 24)
Ni Alain ni Cohen n’en ont conclu qu’adopter un tel regard sur les autres revient aussi à pouvoir prédire leurs actions ou leurs pensées. Non, on ne sait jamais comment « ces damnées mécaniques vont grincer ou mordre », néanmoins une fois qu’elles ont mordu ou grincé, on se préservera de la douleur des morsures et de l’irritation causée par les grincements en se les représentant rétrospectivement comme nécessaires. C’était aussi une vue stoïcienne. Marc-Aurèle par exemple écrit dans les Pensées pour soi-même :
« De telles choses, par le fait de tels hommes, doivent naturellement se produire ainsi, par nécessité, Ne pas vouloir que cela soit, c’est vouloir que le figuier soir privé de son suc » (IV 6 trad. Meunier GF p.67)
« Tout ce qui arrive est aussi habituel et prévu que la rose au printemps et les fruits en été ; il en est ainsi de la maladie, de la mort, de la calomnie, des embûches et de tout ce qui réjouit ou afflige les sots » (IV 44 ibid. p. 75)
J’ai pourtant présenté les voies tracées par Albert Cohen comme des anti-voies du stoïcisme ; comment est-ce défendable si, lui et eux, sont portés à identifier les faits humains à des faits naturels ?
Point de détail d’abord qui les sépare : ce ne sont pas les chromosomes ou autres petitesses matérielles qui rendent compte des événements humains mais Dieu = le Logos = la Raison. Donc un fatalisme d’une tout autre allure, disons, cosmologiquement grandiose.
Autre point, secondaire ici : chez les Stoïciens, ce n’est pas à un pathos que tend l’identification des chaînes causales, bien plutôt à l'élimination des apitoiements. Un orage ne fait pas pitié.
Mais l’essentiel, le voici: le stoïcisme est un fatalisme volontariste. L'expression est-elle un oxymore ? C’est tout le problème de la cohérence du système qui est posé. Peu importe ici. Reste indubitablement vrai que celui qui voit les autres comme des mécaniques quand il s’agit de se faire à leurs méfaits et de rester sage malgré leurs folies identifie lui-même et les autres quand il s’agit du présent et de l’avenir à des souverains, sinon maîtres de leur vie, du moins absolument capables de maîtriser les représentations qu’ils en ont.
C’est eux bien sûr qui ont raison. Cohen l’aurait vite compris. Que vaudrait son appel à ceux qui ont la bouche pleine de l’amour du prochain s’il ne les croyait pas assez maîtres d’eux pour suivre, peut-être, les trois voies qu’il dessine ?
Pour se voir comme un baromètre dans un cyclone, il faut précisément ne pas être un baromètre dans un cyclone !

samedi 29 décembre 2007

Le cogito d'Albert Cohen.

" Je n'accepte pas de perdre mes yeux qui étaient une partie de mon âme. Mon âme n'est pas un ectoplasme à gogos. Mon âme, c'est moi. Cela n'est pas de la philosophie, cette filandreuse toile d'araignée toute de tromperies, mais une grenue et indestructible petite vérité tout à fait vraie. Oui, tout ce que vous voudrez, dites tout ce que vous voudrez, dites toutes les survolances qu'il vous plaira, mais ma petite vérité est bon teint. Mon âme, c'est mon corps et non un magique souffle." Carnets 1978 La Pléiade p.1152-1153
Ou bien:
" Ah oui, la vie éternelle, n'est-ce pas, c'est-à-dire que je pourrai regarder, paraît-il, quand mes yeux seront une coulante morve. Ah oui, l'âme, les réalités invisibles. Très commodes, des réalités qui ont la politesse d'être invisibles. Et moi, dans tout ça, qu'est-ce que je deviens, moi, dans toutes ces fines spiritualités, moi, le moi qui est moi, il me semble qu'on m'oublie, moi, dans toutes ces joliesses.
Enfin, oui, qu'est-ce qu'on fiche de moi dans toutes ces invisibilités, de moi, de moi qui aime tant regarder et entendre, avec de vrais yeux tout charnels et des oreilles visibles et compliquées de trompes d'Eustache, il me semble que je suis, dans ces combines d'âmes, assez oublié, moi qui aime aimer de mes yeux et de mes oreilles et de mes aimantes lèvres aimées. Et si je suis ce que je suis, avec mes qualités et mes défauts et mon talent, comme ils disent, c'est parce que j'ai des yeux et des oreilles et tout le reste, tout de charnelle matière. Si je n'avais jamais eu d'yeux pour voir et d'oreilles pour entendre, combien morte serait mon âme.
Mais d'après les amateurs d'âme, il paraît que mes milliards de pensées et d'images et de sentiments, oui, j'en suis milliardaire, vivront plus tard en l'air, sans le support de mes yeux et de mes oreilles et des jeux de mon cerveau sous la coque vulnérable de mon crâne demain dessoudé. Il faut croire que je verrai plus tard sans yeux et entendrai sans oreilles et aimerai sans lèvres en cet au-delà et monde spirituel qu'ils me promettent, en ce Rien qu'ils affirment être." ibid. p.1155-1156
Comparez avec Descartes dans la première de ses Méditations métaphysiques touchant la première philosophie, dans lesquelles l'existence de Dieu et la distinction réelle entre l'âme et le corps de l'homme sont démontrées (1641):
" Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d' yeux, point de chair, point de sang, comme n' ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses "

vendredi 28 décembre 2007

Peut-on encore être stoïcien ?

Dans le Gai savoir (1882-1887), Nietzsche, renversant la hiérarchie platonicienne, donne l’artiste comme modèle au philosophe :
« Ce qu’il faut apprendre des artistes. Quels moyens avons-nous de rendre pour nous les choses belles, attrayantes et désirables lorsqu’elles ne le sont pas ? – et je crois que, par elles-mêmes, elles ne le sont jamais ! Ici les médecins peuvent nous apprendre quelque chose quand par exemple ils atténuent l’amertume ou mettent du vin et du sucre dans leurs mélanges, mais plus encore les artistes qui s’appliquent en somme continuellement à faire de pareilles inventions et de pareils tours de force. S’éloigner des choses jusqu’à ce que nous ne les voyons plus qu’en partie et qu’il nous faille y ajouter beaucoup par nous-mêmes pour être à même de les voir encore – ou bien contempler les choses d’un angle, pour n’en voir plus qu’une coupe – ou bien les placer de telle sorte qu’elles se dissimulent en partie et ne permettent que des échappées en perspective – ou bien encore les regarder à travers du verre colorié ou sous la lumière du couchant – ou bien enfin leur donner une surface et une peau qui n’a pas une transparence complète : tout cela il nous faut l’apprendre des artistes et, pour le reste, être plus sages qu’eux. Car chez eux cette force subtile qui leur est propre cesse généralement où cesse l’art et où commence la vie ; nous cependant , nous voulons être les poètes de notre vie, et cela d’abord dans les plus petites choses quotidiennes ! » (299 éd. Lacoste 1993)
Lisant ce texte, j’ai pensé à Marc-Aurèle écrivant au livre IV de ses Pensées :
« D’ailleurs, tout ce qui est beau, de quelque façon que ce soit, est beau par lui-même, se termine à lui-même et n’a pas la louange comme partie de lui-même. L’objet qu’on loue n’en devient en conséquence ni pire ni meilleur. Je dis cela même des choses que l’on qualifie communément de belles, comme les objets naturels et les objets fabriqués. Ce qui est essentiellement beau a-t-il besoin d’autres choses ? De rien de plus que la loi, de rien de plus que la vérité, de rien de plus que la bienveillance ou la pudeur. Quelle est celle de ces choses qui est belle parce qu’on la loue ou qui se corrompt parce qu’on la critique ? L’émeraude perd-elle de sa valeur, si elle n’est pas louangée ? Et l’or, l’ivoire, la pourpre, une lyre, une épée, une fleur, un arbuste ? » (XX trad. Meunier 1964 GF )
Pour un philosophe d’inspiration stoïcienne, tout l’art consiste à parvenir à voir les choses telles qu’elles sont, laides ou belles mais toujours nécessaires au double sens de ce mot, c’est-à-dire non contingentes et utiles à la vie du monde. Il ne s’agit pas pour lui de donner à la matière du réel une forme née de son imagination, bien plutôt de conformer à la Norme du Réel sa matière psychique, chaotique et fantaisiste. Non pas poétiser sa vie ("der Dichter seines Lebens") mais éliminer impitoyablement de la perception du Réel tout ce que chacun est porté à y ajouter en suppléments subjectifs, horribles ou délicieux.
Entre les deux conceptions de la vie philosophique, une révision à la baisse radicale de la valeur de la réalité.
Il semble donc qu’il y a au moins deux manières d’être stoïcien aujourd’hui : l’une archaïque, pré-kantienne, philosophiquement réactionnaire, se fonde sur une raison humaine dont la possibilité de l’accès à l’Absolu Réel n’est pas mise en doute ; l’autre, revenue de la confiance en sa portée ontologique, réduit sur fond de désillusion totale le stoïcisme à des recettes psychologiques efficaces . C’est ce stoïcisme-là que Paul Veyne décrit dans son avant-propos à son édition de Sénèque :
« Le stoïcisme devient pour les Modernes le moyen de survivre en un monde où il n’y a plus de dieu, plus de nature (tout est arbitraire culturel), plus de tradition et plus d’impératif (car l’impératif catégorique n’est que la sublimation de l’obligation sociale). Là où le stoïcisme affirmait le plein et la certitude d’un happy end de la condition humaine (il me semble que sur ce point Veyne confond le stoïcisme avec une conception téléologique de l’histoire, du type du marxisme ! En effet il n’y a pas de début ni de fin de l’histoire dans le monde stoïcien), nous voyons le vide et le ressassement de l’éternel retour des cartes du jeu humain. » (p.VI Laffont 1993).
Entre le paléo-stoïcisme hard et antique et le néo-stoïcisme light des post-modernes, y a-t-il des voies qui conduiraient à des retrouvailles modernes avec cette ancienne philosophie ?

jeudi 6 décembre 2007

Antique / romantique: une question de reste.

" L'antique est dans la division de l'idéel par le réel un chiffre qui ne laisse pas de reste; le romantique donne toujours des fractions" écrit Kierkegaard dans son Journal en mars 1836 (textes choisis par Jean Brun et traduits par Tisseau P.U.F. 1972).
Cette définition de l'antique convient excellemment à mes yeux au stoïcisme et nous conduit quasi tous à nous caractériser comme romantiques.

mardi 4 décembre 2007

« Une veine stoïcienne » bien peu stoïcienne.

Dans Les causes et les raisons (1995), Ruwen Ogien écrit :
« Même si l’idée peut nous paraître saugrenue à première vue, nous n’excluons pas la possibilité que le verbe « choisir » s’applique à l’action révolue, accomplie, plutôt qu’à ce qui se passe avant l’action, comme lorsqu’on dit, dans une veine stoïcienne, que nous choisissons ce qui nous arrive, ce qui signifie tout simplement que nous acceptons d’en prendre la responsabilité. » (p.75)
Ces lignes me laissent dubitatif.
Pour une première raison : si quelque chose nous arrive, ce n’est pas nécessairement une action (par exemple je suis blessé par la chute d’une branche d’arbres) et si c’est une action, autrui en est l’agent (par exemple, autrui m’adresse la parole). Au sens strict, ce qui m’arrive est donc de mon point de vue une passion . L’opération évoquée par Ogien reviendrait donc à transformer après coup une passion en action : dans la première situation, on dirait « j’ai choisi d’être blessé par la branche » ; on remarque que cette redescription est fausse puisque je ne me suis pas placé intentionnellement sous la branche pour être blessé ; dans la deuxième situation, on dirait: « j’ai fait en sorte qu’autrui m’adresse la parole » ; peut-être mais reste que la responsabilité est relative à l’action de faire en sorte qu’autrui me parle et non à celle de parler (c’est bien autrui qui me parle même si j’ai agi pour qu’il parle).
Pour une deuxième raison qui à dire vrai motive à elle seule l'écriture de ce billet : je ne retrouve pas le stoïcisme dans l’idée que le stoïcien prend la responsabilité de ce qui lui arrive. Il me semble que dans cette philosophie il en va plutôt ainsi : il dépend de moi d’accepter ou non ce qui ne dépend pas de moi. Mais accepter ce qui ne dépend pas de moi ne veut pas dire le choisir. Le stoïcien a conscience que ce qui ne dépend pas de lui est de l’ordre du destin et il en est bel et bien affecté. En revanche ce qu’il choisit est de se représenter ce qui lui est arrivé comme étant conforme à la nature (à la raison, à Dieu : ce sont des synonymes). Il ne prend donc pas la responsabilité de ce qui ne dépend pas de lui (ce serait un manque de lucidité) mais celle de voir ce qui ne dépend pas de lui comme étant conforme à la nature. L’effet attendu d’une telle redescription est la tranquillité de l’âme dans la mesure où la positivité métaphysique de ce qui lui arrive, aussi négatif que cela soit pour lui en tant qu'individu singulier, le prive des raisons de se mettre en colère ou d’éprouver une quelconque passion. En fait le stoïcien ne transforme pas ce qui lui arrive en action personnelle mais en action divine (raisonnable, naturelle) ; une telle transformation ne supprime pas sa passivité mais les passions naissant d’une interprétation fausse de sa passivité.
Finalement l'idée évoquée par Ogien me paraît saugrenue même à deuxième vue !

Commentaires

1. Le mardi 4 décembre 2007, 19:35 par Elias
Est-ce qu'Ogien ne projette pas sur les stoïciens une conception extensive de la responsabilité qui serait plutôt celle de Sartre?
Ceci dit je vous rejoins sur le caractère difficilement intelligible de l'idée en question.
2. Le mardi 4 décembre 2007, 21:02 par Nicotinamide
Je comprends la première partie :
Le choix n’est qu’une permission. La liberté de choisir s’exerce lorsque les choix sont indifférents ou équivalents. Choisir correspond à ne pencher pour aucune proposition. La volonté commence par conséquent où la liberté s’arrête. Mais la volonté ne consiste qu’à se pencher du côté où l’on tombe, non à choisir...
On choisit a posteriori. Tout comme la conscience est une force d'autosuggestion. L'illusion d'un choix écarte l'idée que nous ne sommes en définitive que des pantins.
3. Le mardi 4 décembre 2007, 22:08 par philalethe
à Elias: votre référence à Sartre est intéressante. Tout dépend si "accepter d'en prendre la responsabilité" signifie "reconnaître présentement la responsabilité passée" (c'est alors l'attitude de celui qui n'est pas de mauvaise foi: il réalise qu'il est responsable de ce qui lui arrive cf Sartre: "Cette guerre est ma guerre etc") ou "se convertir présentement en agent de ce qu'on a pâti" (c'est cela qui n'est ni sartrien, ni stoïcien d'ailleurs et qui me paraît même inintelligible car je ne parviens pas à sortir de l'opposition responsabilité réelle hier donc réelle aujourd'hui / responsabilité irréelle aujourd'hui donc irréelle hier mais je n'exclus pas que je suis en train de manquer sur ce point d'imagination conceptuelle).
à Nicotinamide: il me semble que vous évoquez la liberté d'indifférence. Si je précise le concept dans sa version cartésienne (4ème Méditation métaphysique), , il n'équivaut pas à "permission" qui implique une relation avec les autres. Or, la liberté d'indifférence est une action de la volonté du sujet qui n'est ni causée ni conditionnée.
Ceci dit, je vois ce que vous voulez mettre à la place: un déterminisme qui fait du choix comme du non-choix une orientation déterminée, la possibilité du choix correspondant plus ou moins à un équilibre des forces.
Or, l'argument d'Ogien semble prendre au sérieux l'opposition liberté / contrainte.
A part cela, j'ai vraiment du mal à identifier tout choix à une rationalisation a posteriori. En tout cas cette manière de voir a un coût: elle ne permet plus de faire la distinction entre vouloir et croire vouloir, choisir et croire choisir. Elle n'est pas non plus conforme à l'expérience phénoménologique de la volonté: ce n'est pas du tout l'expérience d'un élan irrépressible qu'on interpréterait comme volonté parce qu'on serait victime d'une théorie fausse de la volonté; certes on peut faire cette expérience mais si on ne se ment pas à soi-même, on réalise alors qu'on s'est laissé entraîner. Vous me trouverez sans doute naïf de prendre au sérieux une expression comme "faire un effort de volonté". Je suis désolé de ne pas être plus nietzschéen !
4. Le jeudi 13 décembre 2007, 22:55 par YGG
Je vois plutôt la distinction entre "choisir" [quelque chose] et "décider" [entre deux choses].
"Choisir" ici est peut-être plus proche d'adopter --j'ai décidé d'adopter un enfant; on m'en présente un et je le 'choisis'; non pas dans le sens 'celui là ou un autre' mais plutôt "c'est bien lui, c'est bien mon enfant" (alors même que le "choix" serait entre celui-là ou rien).
5. Le jeudi 27 décembre 2007, 10:11 par Karim TARZALT
Pour ma part , ce qui m'est venu à l'esprit en lisant ce plaidoyer , c'est l'absurdité de la vie exposée par Albert Camus. En effet , si pour lui la vie est absurde , l'homme ne doit cependant pas y mettre fin , mais doit plutôt se révolter contre cette absurdité .
C'est ce qui peut paraitre etonnant , de prendre le choix de se révolter contre quelque chose qui est propre à notre nature , et peut-être est-ce aussi le sens de ce texte, se revolter contre une certaine absurdité .
En parlant de choix , et en réutilisant l'exemple de la branche : Je n'ai pas choisi que la branche me blesse , mais en faisant le choix de vivre , je m'expose à être blessé et cela constitue en soi un choix puisque j'aurais très bien pu mettre fin à mes jours et ne pas être blessé par cette satanée branche
6. Le vendredi 28 décembre 2007, 19:58 par philalèthe
YGG:
Ce que vous dites de l'adoption qualifie moins l'adoption réelle qu'une adoption idéale; cela pourrait aussi caractériser la conception idéale, même si là aussi certains aimeraient bien, pour reprendre vos termes, "décider" du foetus !
Karim Tarzalt:
Où voyez-vous un plaidoyer ? Dans le texte d'Ogien ?
Votre référence à Camus est intéressante mais alors, si "choisir" s'applique dans ce contexte, cela exclut la révolte. "Il faut imaginer Sisyphe heureux", dernière phrase du "Mythe de Sisyphe" me semble aller dans ce sens.
Quant à votre dernier paragraphe, il a un ton sartrien, sauf que ce n'est pas seulement le choix de vivre qui cause ma blessure mais aussi celui de ce parcours particulier etc. Mais si tout ce qui nous arrive est choisi, que veut dire encore "choisir" ? Sartre flatte finalement notre narcissisme (l'homme est, à la différence des autres êtres, un être qui choisit) tout en enlevant à l'action de choisir la relation avec la volonté et la délibération qui en justifiait la valeur et le bénéfice narcissique !. En fait il y a comme deux volontés chez Sartre: l'une, superficielle, fonctionne par moments, l'autre, profonde, fonctionne toujours et commande la première. Dans le premier cas, "je veux et je sais que je veux", dans le deuxième "je veux et je ne sais pas que je veux". Pour éviter que cette volonté n'ait le statut de l'inconscient, il faut à vrai dire écrire une phrase passablement inintelligible: "Je veux et je ne sais pas que je veux tout en sachant que je veux".

dimanche 2 décembre 2007

Voir l'homme sous l'aspect du cadavre.

Franck Médioni, dans sa biographie d’Albert Cohen (Folio 2007), cite ces lignes, tirées sans doute des Carnets 1978 :
« Avant de mourir, et ma mort est proche, je voudrais convaincre mes frères humains, les bourrer de leur future mort, de l’universelle mort. Ah, s’ils voulaient savoir, vraiment savoir qu’ils mourront, et que leur ennemi et frère en la mort connaîtra l’affreuse agonie, je sais, je suis sûr qu’ils ne pourraient plus haïr, une tendresse vraie et non l’amour du prochain, amour artificiel, amour non surgi, amour commandé, amour quasiment scolaire, sans autre cause que l’ordre d’un Dieu hélas inexistant. » (p.269-270)
Imaginer soi-même ou autrui en cadavre est une pensée fréquente de Solal, personnage principal de Belle du seigneur (1968). Dès la troisième page de l’œuvre, il devine dans le miroir où, à l’apogée de sa force, il se réfléchit, son corps en voie de décomposition :
« Oui, beau à vomir. Visage impassible couronné de ténèbres désordonnées. Hanches étroites, ventre plat, poitrine large, et sous la peau hâlée, les muscles, souples serpents entrelacés. Toute cette beauté au cimetière plus tard, un peu verte ici, un peu jaune là, toute seule dans une boîte disjointe par l’humidité. Elles seraient bien attrapées si elles le voyaient alors, silencieux et raide dans sa caisse. » (Folio p.15)
Une telle anticipation de la mort au moment même du triomphe de la vie a la fonction d’une vanité ou d’une danse macabre : elle dynamite les grandeurs d’établissement. En témoigne par exemple le premier paragraphe du chapitre XI consacré aux très hauts personnages de la Société des Nations :
« Dans la salle des pas perdu, les ministres et les diplomates circulaient, gravement discutant, l’œil compétent, convaincus de l’importance de leurs fugaces affaires de fourmilières tôt disparues, convaincus aussi de leur propre importance, avec profondeur échangeant d’inutiles vues, comiquement solennels et imposants, suivis de leurs hémorroïdes, soudain souriants et aimables. Gracieusetés commandées par des rapports de force, sourires postiches, ambitions enrobées de noblesse, calculs et manœuvres, flatteries et méfiances, complicités et trames de ces agonisants de demain. » (p.134)
L’animalisation (ici les fourmis) est tout à fait dans la tradition du mépris cynique ; en revanche, me semble-t-il, les philosophes cyniques n’ont pas pratiqué l’exercice spirituel consistant à superposer sur le vivant l’image de l’homme mort qu’il sera. D’ailleurs la pensée du cadavre dans le cynisme n’est pas un moyen de se défaire des illusions sublimes de la vie sociale ; elle identifie seulement le corps mort au produit naturel d’une évolution qu’aucun rite funéraire ne devra corrompre; loin d’être ravalé à de la pourriture, il est possiblement une nourriture : à l’appui - et sans prendre en compte les professions de Zénon en faveur de l'anthropophagie - ces lignes de Laërce à propos de Diogène de Sinope :
« Certains disent que Diogène mourant ordonna qu’on le jetât en terre sans sépulture afin que n’importe quelle bête sauvage pût prendre sa part. » (VI 79)
A supposer que des cyniques contemporains ajoutent à leurs exercices spirituels - mais sous forme contrôlée - les hallucinations morbides de Solal, voir autrui en agonisant de demain aurait néanmoins dans leur logique une toute autre fonction que celle à laquelle pense Albert Cohen : rien qu’un moyen supplémentaire de rappeler l’homme à ses devoirs essentiels en le détournant de son attachement aux biens éphémères, la vie, la santé, la beauté etc.
Chez Cohen, en revanche, c’est la voie d’une prise de conscience d’une passagèreté (die Vergänglichkeit) sans compensation dans l’éternité. Néanmoins il est excessif de parler à ce sujet de nihilisme (même si Cohen est proche de Cioran, en ce que l’un et l’autre sont des nostalgiques de Dieu). En effet, de l’imagination de la répugnante métamorphose ne naît pas un ricanement lucide et douloureux mais une pitié par anticipation.
Alors que le cosmopolitisme stoïcien se fondait sur une commune parenté en Dieu, en la Raison, la reconnaissance d’autrui comme un alter ego ne repose plus que sur une prédisposition universelle à pâtir, à souffrir et sur la douleur qu'engendre sa connaissance. Dans le cadre du stoïcisme, la pitié est une affection qu’il faut apprendre à ne pas éprouver tant elle détourne celui qu’elle envahit de la conscience de l’absolue positivité du réel. Chez Cohen (dont Franck Médioni souligne sur ce point le lien avec Schopenhauer), elle est le sentiment qui ouvre à la vie éthique en tant qu’il implique l’extrême vulnérabilité de l’autre (j’imagine qu’on pourrait établir une relation avec le rôle que Lévinas fait jouer au visage d’autrui).
Quant à un épicurien, il trouverait à redire à cette présence imaginaire mais constante de la mort au sein de la vie : d’abord elle va avec un jugement erroné porté sur ce qui n’est au fond que réarrangement atomique ; ensuite en donnant au cadavre une corporéité si visible elle encourage à penser notre mort comme une continuation allongée et statique de notre vie ; enfin elle nous entraîne tout simplement dans le sens de la funeste inclination: penser à notre mort.
Et de songer à ce texte d'Alain:
" Quand je pense que je mourrai, je me figure, d’après ce que j’ai vu, l’histoire de quelqu’un que j’appelle moi, et que je dessine à ma ressemblance ; j’imagine cet homme malade, mort et porté en terre. Oui, mais si je fais bien attention, je m’aperçois moi-même dans l’assistance, moi-même suivant mon propre cortège funèbre, et donc, vivant encore d’une certaine façon." (Propos du 3 décembre 1907 La Pléiade II p.43)