mercredi 29 août 2012

Pascal Engel sur la philosophie expérimentale.

J'avais relevé dans un billet précédent la position de Pascal Engel sur la philosophie expérimentale. Il a souhaité s'en expliquer ici même et j'ai donc l'honneur de placer dans ce billet sa réponse, longue et riche. Publiquement je l'en remercie.
LA PHILOSOPHIE EXPERIMENTALE ENTRE DEUX CHAISES
''Prends un fauteuil, Cinna, prends, et sur toute chose
Observe exactement la loi que je t'impose''
Cher Philalèthe,
Pardon d’avoir dû différer plusieurs mois, faute de temps, une réponse à votre commentaire du passage de Epistémologie pour une marquise où vous avez relevé un jugement qui vous a semblé lapidaire et injustement sévère sur la philosophie « expérimentale », mais c’est volontiers que je réponds à votre invite implicite à m’expliquer, d’autant que vous avez eu la générosité de consacrer à ce livre un compte rendu perspicace, et que ayant fait ici où là de petites piques contre la philosophie en question, j’ai le devoir de m’expliquer publiquement, ne serait-ce que pour tenter de dissiper certains malentendus. Le sujet est énorme, et il porte en définitive sur la conception que l’on doit avoir de la philosophie elle- même, et la littérature sur ces sujets est devenue pléthorique. Je ne peux que proposer ici que quelques remarques très partielles, en m’excusant d’encombrer les pages de votre blog, alors même que je n’apprécie pas trop cette forme d’expression.
Il est exact que les remarques lapidaires (p.83) du Chevalier d’E* à la marquise d’U* sur ce courant philosophique qui se dénomme « philosophie expérimentale » (« X phi » ) méritent d’être un peu plus expliquées. Je ne l’ai pas fait car ce n’est pas le but du livre, qui est essentiellement un divertimento qui n’a pas pour objectif de donner des discussions philosophiques approfondies des sujets traités, mais seulement de suggérer un certain nombre de pistes sur divers sujets relatifs à la philosophie des sciences. On notera aussi que j’ai exprimé ce jugement dans le livre à la fin d’un chapitre consacré aux expériences de pensée, et donc que c’est sur ce point particulier que je me suis exprimé sur la X phi et de manière laconique. Mais c’est vrai que mon jugement au sujet de ce courant donne l’impression d’être à l’emporte-pièce et injuste. Il peut aussi sembler curieux, si l’on a lu mes travaux antérieurs. J’ai en effet depuis longtemps, notamment dans Philosophie et psychologie, plaidé pour que les philosophes cessent d’adopter une attitude d’hostilité vis-à-vis de la psychologie et abandonnent leur vision aprioriste de leur discipline. J’ai depuis longtemps exprimé ma sympathie pour une forme de naturalisme en philosophie. Mon point de vue n’est pas du tout celui d’un philosophe qui entendrait défendre la pureté de sa discipline et de ses méthodes contre des Bachi-Bouzouks naturalistes. Alors pourquoi parais-je si défiant vis-à-vis de la philosophie « expérimentale » ? Quelle mouche me pique ?
Il y a en fait au moins trois projets distincts que l’on appelle « philosophie expérimentale » aujourd’hui (l’expression fut employée il y a cinq siècles pour désigner la philosophie naturelle des Anglais après Bacon, mais l’usage contemporain est un peu différent) :
1) Le premier, que j’appellerai le projet raisonnable est celui d’une philosophie informée des travaux des sciences, qui élabore ses théories à la lumière des avancées du savoir scientifique et des recherches empiriques
2) Le second , que j’appellerai le projet Menchevik ou modéré est un ensemble d’enquêtes, sondages, expériences portant sur les réponses « intuitives » de diverses populations à des questions et à des expériences de pensée de pertinence potentiellement philosophique, ou portant sur la maîtrise de concepts courants
3) Le troisième , que j’appellerai le projet Bolchévique ou révolutionnaire, est une extension du programme (2) visant à conclure toutes sortes de choses à partir de 2) , particulièrement des conclusions sur la méthodologie de la philosophie, et notamment que toute investigation philosophique « a priori » et « en fauteuil » est illégitime ou vaine, et des conclusions sur la nature de nos capacités intellectuelles ou éthiques ( sur la présence ou l’absence d’un « sens moral » chez les humains ou les bêtes notamment) ou sur notre pensée normative ( en épistémologie ou en éthique notamment).
Je n’ai évidemment rien contre le projet raisonnable 1), et au contraire je l’applaudis des deux mains, proprement compris, et il me semble que dans mon Epistémologie pour une marquise et ailleurs dans mes travaux, je revendique suffisamment la nécessité pour la philosophie de s’allier aux sciences, particulièrement les sciences cognitives, et de construire ses théories en en tenant compte. Par exemple, je ne vois pas trop comment on pourrait défendre des vues philosophiques sur la perception sans tenir compte de la psychologie de la perception, ou comment on pourrait faire de la philosophie de la physique ou de la biologie en fauteuil. Cependant je rends assez clair aussi que cette nécessaire prise en compte des sciences n’entraîne aucune forme de scientisme ou de positivisme. Si « philosophie expérimentale » veut dire, comme c’est le cas parfois, que les investigations scientifiques doivent pouvoir résoudre les problèmes philosophiques profonds (il y en a, pace Wittgenstein !), j’en doute fort. Je doute, par exemple que les neurosciences puissent résoudre le problème philosophique du libre arbitre tel qu’il est traditionnellement posé, nous dire ce qu’est une croyance vraie justifiée, ou la question de savoir s’il y a des dilemmes moraux et comment les résoudre. Quand je lis dans un livre de Jean-Pierre Changeux qu’il y a une « physiologie de la vérité » et que le platonisme mathématique est réfuté ( et hop !) par les travaux des neurosciences, ou quand Freeman Dyson me dit , du haut de ses compétences de physicien, que nous sommes des petites parties de l’esprit de Dieu (ce qui lui valut le prix Templeton), je commence à froncer les sourcils. Il y a aussi des philosophes des sciences comme Clark Glymour qui ont proposé la suppression des départements de philosophie et d’humanités sous prétexte que ce sont des repères de punaises à non-sens (voir http://choiceandinference.com/2011/12/23/in-light-of-some-recent-discussion-over-at-new-apps-i-bring-you-clark-glymours-manifesto/). Il m’arrive de penser comme lui, quand je vois les produits de certains de ces départements, qu’il faudrait donner à leurs auteurs plutôt des tâches utiles, comme celle de balayer les couloirs des universités. J’ai moi-même traduit l’œuvre de Ramsey et notamment son manifeste philosophique aux forts accents positivistes et tractariens dans lequel il dit que la philosophie n’est que non-sens, et même pas du non-sens important (Logique ,philosophie et probabilités, Vrin 2003). Cette attitude est représentée aujourd’hui par des auteurs comme Steven Stich (The fragmentation of reason,1991, Deconstructing the mind,1996) ou Don Ross et James Ladyman (Everything must go,2005), qui rejettent tout concept a priori en philosophie . C’est ce que l’on peut appeler de l’éliminativisme en philosophie. Je crois que les philosophes expérimentaux, dans leur majorité, n’ont pas cette conception bolchévique, mais j’ai l’impression, à lire les travaux d’une minorité d’entre eux qu’ils ne sont pas très loin d’une telle position, qui fut avant eux exprimée par des auteurs tels que Skinner, Quine ou Churchland).
La plupart du temps, quand on parle « philosophie expérimentale », on entend 2), au sens menchevik, ou de ce que ses promoteurs appellent quelquefois le « programme positif » (Alexander, Mallon and Weinberg 2010). Il s’agit d’un ensemble d’enquêtes destinées à tester empiriquement (c’est-à-dire essentiellement par des données statistiques obtenues sur la base de questionnaires comparables à celles qui sont menées depuis des lustres en psychologie sociale) les « intuitions » des gens sur des problèmes et des notions relevant de l‘éthique, de la nature de la connaissance, du raisonnement, ou d’autres sujets philosophiquement pertinents. Les études les plus connues portent sur nos intuitions morales dans des cas tels que les problèmes de « trolleys », nos intuitions quant à la responsabilité et l’effet dit « Knobe », nos intuitions sur les croyances et la justification ou encore nos intuitions sémantiques. L’inspiration de nombre de ces travaux provient des analyses données par les philosophes de diverses notions philosophiques sur la base de « puzzles », « énigmes » et problèmes comme celui de Gettier en théorie de la connaissance. Nombre de ces travaux visent à montrer que les « intuitions » que les philosophes analytiques « en fauteuil » croient bien établies sont en fait, quand on les teste sur des individus ordinaires (philosophiquement non entraînés ou non corrompus par la pratique philosophique usuelle des recherches de contre-exemples), fragiles ou démenties. Là où les philosophes en fauteuil pensent pouvoir faire appel à un sens commun, à des conceptions « ordinaires » ou « populaires », ou bien à des intuitions produites par la seule réflexion ( donc a priori), les philosophes « expérimentaux » entendent montrer que ces conceptions communes sont bien souvent relatives à une culture ( tout un ensemble de travaux se consacrent aux variations culturelles et géographiques de ces intuitions), à un groupe, et à tout un ensemble de variations contextuelles : par exemple effets de cadrage, d’ordre, d’environnement. Toutes ces variations, selon les X phi, montrent que les intuitions sur lesquelles s’appuient le plus souvent les philosophes analytiques n’ont pas la solidité qu’ils leur prêtent, et que les concepts que les philosophes croient unifiés et universels ne le sont pas.
Je n’ai rien contre ce genre de travaux au sens 2), et je les trouve même très intéressants, voire passionnants et dignes d’admiration, dans la mesure où l’on peut les considérer comme relevant de la psychologie sociale et cognitive (si les X phi veulent devenir des X psy, je n’ai aucun problème avec ça). Ils montrent que ce que l’on appelle des « intuitions », des « notions communes » ou des « préconceptions» sont fragiles, variables, affectées de biais le plus souvent inconscients, que la plupart de nos concepts courants, et nombre de concepts philosophiquement chargés, sont souvent vagues, potentiellement contradictoires. Nombre de ces travaux rejoignent en fait les conclusions de la psychologie cognitive du raisonnement et des jugements, qui montrent que les humains sont loin d’être rationnels au sens où les modèles optimisateurs de la logique classique, de la théorie des probabilités l’entendent, ou les travaux qui montrent que nous sommes, le plus souvent de piètres calculateurs, prompts à des erreurs et à des biais persistants. Entendue en ce sens modeste, la philosophie expérimentale prolonge la grande tradition de la psychologie cognitive d’auteurs comme Wason, Johnson-Laird, Nisbett, Kahnemann, Tversky ou Gigerenzer, et a des liens importants avec la linguistique, la sémantique, la pragmatique, la psychologie évolutionniste, les neurosciences. Mais de ce fait même, elle ne me paraît rien avoir de distinctif ni très original par rapport à cette tradition, mis à part le fait qu’elle semble s’intéresser de manière privilégiée aux croyances, biais et représentations philosophiques. Du point de vue de la psychologie, c’est une focalisation curieuse. Les philosophes forment une très petite partie de l’humanité. Pourquoi s’intéresser surtout à leurs croyances, plutôt qu’à celles des quidams ? Les X-phi semblent avoir un compte particulier à régler avec la philosophie. Pourquoi ce chauvinisme ? Les croyances des psychanalystes, des gourous, des voyantes et des chamanes ne sont- elles pas aussi intéressantes ? Pourquoi pas de la psychanalyse expérimentale par exemple ? Pourquoi pas de la X-théologie ? Ajoutons aussi qu’il y a un aspect curieux dans la X-phi : elle se donne comme objectif de rapprocher la philosophie de la science, mais elle le fait surtout en s’intéressant aux concepts des philosophes, ou aux concepts des individus ordinaires dans la mesure où ils ont une pertinence philosophique. On aurait pu croire au contraire que faire de la philosophie de manière scientifique impliquerait de s’intéresser aux choses mêmes, à la nature, et pas aux concepts que l’on en a, et encore moins aux concepts que les philosophes entretiennent. L’obsession qu’ont les X phi de s’attaquer surtout à ce que les philosophes ont dit en morale ou en épistémologie trahit un isolationnisme philosophique un peu étonnant, et finalement une sorte d’hommage indirect à l’analyse conceptuelle. Bien sûr on peut penser que nos « intuitions » sur la causalité ou sur la connaissance ont un statut plus central que celles que nous avons sur les serveuses habillées en rouge (qui, me dit une étude récente, reçoivent plus de pourboires masculins que leurs collègues vêtues d’autres couleurs). Mais pourquoi nos intuitions sexuelles seraient elles moins importantes que nos intuitions métaphysiques ou épistémologiques ?
Toute la difficulté est d’évaluer ce que ces travaux sont supposés montrer, et notamment si les résultats obtenus par la X phi au sens modeste menchevik 2) justifient les déclarations bolchéviques tonitruantes et autocélébratrices de ceux qui pensent que la X phi doit se prendre au sens 3). Les philosophes expérimentaux ont montré au moins une chose en tout cas : qu’ils savent très bien faire leur propre publicité, sont maîtres dans l’art de l’autocitation et de la citation endogène et pratiquent avec talent le networking sur internet et ailleurs. Ils se parent de toutes les vertus et de toutes les grâces. Ils séduiraient, comme aurait dit Voltaire, un amiral anglais et feraient tomber les armes des mains du roi de Prusse.
Que nous propose le parti bolchévik 3)? Il nous propose des thèses radicales et une réforme drastique de la pratique de la philosophie, ce que ses promoteurs appellent quelquefois le « programme négatif » (cf Alexander et alii op cit , et surtout les articles de Jonathan Weinberg). Les thèses les plus radicales sont a) que les propositions philosophiques, quand elles reposent sur des « intuitions » ne sont en fait pas justifiées du tout, b) que les philosophes doivent renoncer à l’analyse conceptuelle et c) qu’il n’y a pas de connaissances a priori, parce qu’il n’y a pas d’intuitions non empiriques ni de concepts a priori. La réforme radicale de la pratique de la philosophie est que toute philosophie qui ne serait pas « expérimentale », qui ne s’appuierait pas sur des tests de « laboratoire » et qui resterait « en fauteuil » - c’est-à-dire pratiquerait, comme l’ont fait les philosophes analytiques classiques, l’analyse logique et conceptuelle, les expériences de pensée, le recours aux exemples et aux contre exemples et, d’une manière générale, font confiance à leur capacité à argumenter, acquise dans les discussions et les salles de classe des départements de philosophie de par le monde – est illusoire et vouée à l’échec. Bien sûr il y a des degrés dans lesquels les X -phi affirment ces thèses, et on a pu observer, après une période de déclarations enthousiastes et de manifestes à coup de fauteuil brûlés, une montée de la prudence et de la modestie, et les X-phi sont même venus nous dire qu’ils ne faisaient que suivre la tradition classique en philosophie et qu’ils étaient de gentils garçons (ou filles, même s’il faut noter que le mouvement a des allures un peu boys only à ce jour)! Malgré ce ton plus modeste, je crois que le programme négatif est toujours à l’horizon. En dépit du fait qu’il soit présenté comme inédit, il rappelle souvent les manifestes positivistes (à cette nuance près que les positivistes admettaient l’existence de l’a priori).
Je n’ai rien contre les thèses empiristes radicales, du moment qu’elles sont bien argumentées et discutées. Le travail des X phi prolonge aussi de manière utile un courant de critiques de la notion d’intuition en philosophie. Mais on conviendra que le fait de mettre en question les intuitions philosophiques et la méthode du raisonnement par expériences de pensée ne suffit pas pour mettre en doute l’existence de connaissances a priori. Je n’ai pas encore lu d’études de X phi montrant que la connaissance logique et mathématique est en réalité empirique, comme le soutenait Stuart Mill, et on peut supposer que sur la distinction analytique/ synthétique, les X phi sont prêts à reprendre les doutes quiniens. Plus prometteuse semble la voie qui consiste à mettre en doute l’idée qu’il y ait des normes épistémiques, et que celles-ci aient un statut stable, universel et a priori, associés à nos concepts. Les X phi ont raison de demander, après d’autres : mais qui est ce "nos", ce « nous » , de « nos » concepts : whose concept is that ? est la question nietzschéenne qu’il veulent poser, dans la lignée des questions "qui ?" nietzschéo-deleuziennes de ma jeunesse. Mais tout cela ne va pas sans bien des difficultés.
La conséquence la plus publicisée par les X phi est que la philosophie ne peut pas être de l’analyse conceptuelle au sens traditionnel, soit parce qu’il n’y a tout simplement pas de concepts à analyser, soit parce que les intuitions qui sont supposées vérifier l’existence de ces concepts sont vacillantes. Les corollaires de cette thèse est que la philosophie ne peut pas être de l’analyse conceptuelle en fauteuil et qu’il n’y a pas de connaissances a priori.
Il y a bien des conceptions différentes de ce que sont l’analyse philosophique et l’analyse conceptuelle. Le raisonnement qui sous-tend nombre des travaux en X phi semble le suivant :
1. Les philosophes supposent que nous avons des concepts ( bien, mal, juste, libre, volontaire, responsable, savoir, justification, etc) et entendent les analyser, i.e les décomposer en éléments simples primitifs, ou en donner des définitions, ou peut-être, dans des versions moins réductrices, exposer les relations qu’ils entretiennent avec d’autres concepts.
2. Ils testent leurs analyses grâce à des intuitions de sens commun, ou bien grâce à leur faculté d’intuition intellectuelle, à travers des expériences de pensée.
3. Les travaux expérimentaux montrent que ces intuitions sont fragiles, variables, peu fiables.
4. Donc les analyses conceptuelles des philosophes sont erronées.
Je simplifie un peu, mais en gros la plupart des démarches des X phi sont de ce genre. Elles soulèvent plusieurs questions. Tout d’abord, la question se pose de savoir si ces travaux sont empiriquement fiables, c’est-dire s’ils sont conformes à la méthodologie empirique usuelle en psychologie. Certains travaux sur les intuitions morales par exemple semblent ne pas se distinguer, par la méthode et les approches expérimentales, d’autres travaux en psychologie sociale. Mais d’autres travaux semblent surtout destinés à réfuter des intuitions philosophiques courantes, ou à discuter des exemples débattus depuis longtemps en philosophie (comme le problème de Gettier ou des problèmes du genre de ceux qui exercent les philosophes analytiques depuis des décennies, comme le problème de Newcomb, ou les paradoxes du raisonnement conditionnel ). On pose, par exemple, aux sujets des questions du genre : « Est-ce que X sait que p ? » face à des exemples de Gettier, et, face à des réponses divergentes par rapport à celles des étudiants de philo et leurs professeurs, on en conclut que ces derniers n’ont aucun droit à leurs conclusions usuelles (par exemple que les croyances justifiées mais obtenues par hasard ne sont pas des connaissances). Les philosophes expérimentaux mettent ici le doigt sur un point important touchant la méthodologie en philosophie. Il est vrai que la méthodologie usuelle des philosophes analytiques, qui consiste à proposer des problèmes et des expériences de pensée supposées tester nos intuitions usuelles sur tel ou tel concept philosophiquement pertinent, est problématique si elle suppose que ces intuitions sont à prendre pour argent comptant. Mais d’une part les philosophes analytiques n’ont pas attendu le courant de la X-phi pour mettre en question leur propre méthodologie – dans les années 50 ils éprouvaient les concepts en les testant par rapport à nos intuitions sur le sens des mots et des énoncés dans le langage ordinaire, et cette méthode a été vivement discutée et critiquée – et d’autre part une discussion a été menée sur le statut des « intuitions » et des expériences de pensée en philosophie bien avant que les X phi n’entrent en scène ( je pense aux travaux de Catherine Wilkes, Roy Sorensen, Joel Pust, entre autres). Depuis les débuts de la logique modale, les philosophes analytiques se sont demandé ce que signifiaient nos intuitions modales quant au possible, et ils ont mis en doute que nous ayons des intuitions intellectuelles quant au possible et au nécessaire. Ajoutons encore que bien des philosophes inspirés par Quine (mais antérieurement par C.I Lewis) ont mis en doute l’idée qu’il y ait un ordre du « conceptuel » foncièrement distinct de celui de l’ "empirique » et ont contesté la notion de connaissance a priori. Toute cette discussion, présentée comme révolutionnaire par les X phi, n’a pas attendu leur venue pour avoir lieu. On me dira que la nouveauté de la X phi est de porter ces discussions au niveau de la testabilité empirique, avec des données statistiques vérifiables. Mais c’est là que les problèmes difficiles surgissent : que testent exactement les expériences destinées, par exemple, à montrer que les gens ont certaines réponses spontanées au sujet de la responsabilité des actions, ou ont des réactions plutôt « utilitaristes » ou plutôt « déontologiques » face à tel ou tel scénario ? La réponse de Joshua Knobe et de Shaun Nichols, dans un article manifeste (http://pantheon.yale.edu/~jk762/manifesto.pdf) est assez claire :
“The goal is to determine what leads us to have the intuitions we do about free will, moral responsibility, the afterlife. The ultimate hope is that we can use this information to help determine whether the psychological sources of the beliefs undercut the warrant for the beliefs."
Il s’agit de proposer des hypothèses causales au sujet de l’origine non seulement de nos croyances ordinaires morales, mais aussi de nos jugements spontanés quand nous répondons à des questions philosophiques, et par là même de tester « empiriquement » les concepts que les philosophes croient pouvoir tirer de leur seul pouvoir de réflexion et tester sur les individus ordinaires. Le but explicite des X phi n’est pas, à la manière des philosophes du sens commun comme Reid ou Moore, de justifier ces croyances par le sens commun. Au contraire, ce que les X phi cherchent le plus souvent à montrer est qu’il n’y a pas de corpus stable et bien constitué de « croyances de sens commun » au sens où l’assument les philosophes. Ce que les X phi veulent faire c’est donner une généalogie causale et une étiologie de ces croyances non pas de manière à les justifier, mais de manière à en montrer la fragilité ou la fausseté. Le projet a de fortes affinités avec la manière dont Hume entendait expliquer l’origine de notre concept de cause, dont Smith, Marx, Rée, Nietzsche, Spencer ou Freud entendaient expliquer l’origine de nos sentiments et idées morales et religieuses :
"The basic approach here should be familiar from the history of philosophy. Just take a look at nineteenth-century philosophy of religion. At the time, there was a raging debate about whether people’s religious beliefs were warranted, and a number of philosophers (Marx, Nietzsche, Feuerbach, etc.) contributed to this debate by offering specific hypotheses about the psychological sources of religious faith"( Knobe et Nichols, ibid)
Knobe et Nichols nous expliquent que le projet n’est pas destiné à avoir un impact direct sur les thèses philosophiques, mais un impact indirect :
“The idea is that these experimental results can have a kind of indirect impact. First we use the experimental results to develop a theory about the underlying psychological processes that generate people’s intuitions; then we use our theory about the psychological processes to determine whether or not those intuitions are warranted.”
Et ils ne font pas mystère du fait que pour eux ces intuitions ne sont pas garanties. Il y a donc un fort potentiel naturaliste, sceptique et relativiste dans cette méthodologie : naturaliste parce qu’il s’agit de montrer que nos idées morales, épistémologiques, religieuses, voire métaphysiques, ont des origines causales qui en menacent la validité supposée, sceptique parce que c’est un moyen de montrer que ces idées sont fausses ou injustifiées, relativiste parce qu’il s’agit de montrer qu’elles sont jugées telles dans un cadre culturel mais pas dans un autre. C’est donc un projet plutôt ambitieux, et non pas simplement, comme le disent souvent les X phi, pour parer aux attaques que leurs premiers manifestes enthousiastes ont provoquées, modeste et limité.
Si les X phi ont raison, Calliclès peut revenir en force vers Socrate et lui dire :
« Tu nous prétends, Socrate, que nous pouvons chercher à définir la justice ou savoir si la vertu rend heureux en interrogeant Glaucon, Aristophon, Philocrate, Euthidème ou Strepsiade sur la place publique. Mais tous ces gens sont des citoyens athéniens vaccinés et grassement nourris. Pourquoi ne pas étendre nos enquêtes aux Métèques, aux esclaves, aux gens de Mégare et de Béotie , aux Mèdes et aux Perses? N’auront-ils pas des intuitions différentes ? Or je vois, à la lecture des tests de philosophie expérimentale faits sur eux, que les Mèdes ne croient pas du tout que Gigès a tort de profiter de son invisibilité et trouvent très bien qu’il aille piquer chez Aspasie ses bijoux et chez Alcibiade ses toges brodées ? Crois-tu, Socrate, que les croyances des Athéniens valent pour l’humanité tout entière? »
A quoi Socrate pourrait répondre :
« Pourquoi Calliclès, devrais-je supposer tout d’abord que le résultat de tes « expériences » sur les Mèdes et les Perses porte sur leurs « intuitions » au sujet de la justice ? Les intuitions de quelqu’un se lisent-elles seulement à travers des tests faits sur l’ Agora ou aux Longs Murs ? Ne se font-elles pas, comme l’illustrent mes dialogues avec mes interlocuteurs athéniens, à travers de longues conversations dans lesquelles on multiplie les questions et les angles d’attaque ? La pensée ne se manifeste pas dans des réponses à des questionnaires de psychologie, mais avant tout dans le discours, dans l’argument, comme le savent d’ailleurs aussi bien que nous les sophistes ( mais les philosophes expérimentaux n’utilisent-ils pas non plus la technique des sophistes qui consiste à isoler une expression ou une phrase de son contexte pour lui faire dire le contraire ce qu’elle dit, pensez au sophisme du Cornu, qu’on pourrait donner en questionnaire de philosophie expérimentale ?). La plupart des résultats obtenus par les tests des X phi le sont sur des croyances spontanées et irréfléchies. Mais ce qui est intéressant dans la pensée, et dans la pensée philosophique en particulier, ce sont les croyances réfléchies, celles que nous continuons d’avoir après y avoir pensé deux fois. Ensuite pourquoi devrais-je supposer que, quand nous tentons de donner une définition de la justice ou de la vertu, nous ne faisons que rapporter nos « intuitions » au sujet de ces notions ? Construire une définition, analyser un concept, ce n’est pas simplement faire une généralisation inductive sur un ensemble de cas, c’est aussi déterminer quand ses applications sont correctes ou pas. Et que l’on soutienne que la signification d’un mot ou d’un concept est donnée par ses condition d’usage ou ses conditions de référence, on ne peut faire l’impasse sur le fait que la signification comporte une dimension normative, sur laquelle ont insisté bien des philosophes. Je me demande, Calliclès, si, en te faisant philosophe expérimental, tu ne souscris pas simplement à la vieille thèse empiriste selon laquelle le sens d’un mot est une idée dans l’esprit. Si tu découvres qu’il y a de nombreuses idées qui ne correspondent pas au sens du mot, tu en conclus que le mot n’a pas de sens. Mais la prémisse est fausse, mon bon. Enfin, Calliclès, pourquoi le fait que les Mèdes ou les Perses pensent ceci ou cela sur la justice devrait-il nous conduire, en tant que philosophes, à penser comme eux ? La pensée doit-elle suivre la majorité ? »
Knobe sur ce dernier point semble d’accord avec Socrate :
“Philosophical inquiry has never been a popularity contest, and experimental philosophy is not about to turn it into one. If the experimental results are to have any meaningful impact here, it must be in some more indirect way. The mere fact that a certain percentage of subjects hold a particular view cannot on its own have a significant impact on our philosophical work. Instead, it must be that the statistical information is somehow helping us to gain access to some other fact and that this other fact—whatever it turns out to be—is what is really playing a role in philosophical inquiry.”(op cit)
Il n’est pas certain que tous les philosophes expérimentaux aient cette prudence. Ils devraient pourtant être bien habitués à s’attendre à ce qu’il n’y ait pas de lien spécial entre diverses attitudes ou comportements et divers jugements normatifs : n’aiment-il pas eux-mêmes nous rappeler que les philosophes moraux, supposés experts en jugements moraux normatifs, n’ont pas nécessairement des comportements moraux dans la vie quotidienne ou académique ? Mais la dernière partie de la citation de Knobe est tout aussi problématique. Il a beau soutenir que l’on ne peut pas dériver de conclusion normative des enquêtes empiriques menées par la X phi, il laisse néanmoins entendre que les biais, les tunnels mentaux, les erreurs persistantes, ou les effets manifestés par ces enquêtes nous disent quelque chose sur notre pensée en général et sur ce qui « joue réellement un rôle dans l’enquête philosophique». Mais c’est là un postulat très douteux. Prenons, pour ne pas parler du cas des croyances éthiques sur lequel porte une grande quantité d’études de X phi, le cas bien connu des erreurs de raisonnement logique. Une vaste littérature montre que les humains raisonnent mal et sont irrationnels dans nombre de leurs comportements inférentiels (conditionnels, probabilités, etc). Devons-nous en conclure que les gens sont irrationnels ? Qu’ils sont inaptes à la pensée logique ? Devons-nous renoncer à leur dire qu’ils devraient penser autrement ? Il y a là tout un ensemble de questions très discutées depuis que la logique existe et que les livres recensant les fallacies et sophismes existent. On a l’impression avec les X phi qu’on opère un retour aux beaux temps du psychologisme naturaliste de la fin du XIXème siècle, et au-delà. J’ai pas mal écrit sur ces sujets, et ne vais pas y revenir ici.
Les X phi présentent souvent leurs conclusions comme modestes, prudentes, empiriques, et ouvertes sur les origines de nos jugements intuitifs. Mais dans un bon nombre de cas, ils nous proposent simplement de dire que ces jugements sont faux et que nos concepts doivent être non seulement révisés mais éliminés. Certains (comme Machery , dans Doing without Concepts) nous proposent de rejeter la notion même de concept à la fois en psychologie et en philosophie. Si je comprends bien, des livres comme celui de Susan Carey, The Origins of Concepts, ne portent sur rien, et ce que les philosophes appellent des concepts, comme ceux de justice, de connaissance ou d’intention, sont des termes vides. Je ne vais pas discuter cette thèse, mais elle me semble reposer sur un non sequitur. La psychologie cognitive nous montre que la mémoire est un phénomène multiple, qui peut désigner plusieurs sortes de fonctions et de régions du cerveau, et qu’il y a plusieurs types de mémoire. S’ensuit-il qu’il n’y a pas de mémoire ? Jadis Stich dans From Folk psychology to Cognitive science (1981) et les Churchland ont argumenté de la même manière au sujet de la notion de « croyance ». S’ensuit-il qu’il n’y a pas de croyances ?
Je me suis toujours demandé si, comme le suggèrent les X phi, les philosophes mettent tellement l’accent sur les intuitions et si celles-ci jouent un si grand rôle dans leurs raisonnements. Par exemple, plusieurs travaux de X phi semblent montrer que les gens n’ont pas les mêmes intuitions que celles de Kripke quand il expose son exemple « Gödel/Schmidt » dans Naming and Necessity. C’est fort possible, et j’ai moi-même toujours trouvé (dans mon fauteuil) cet exemple tiré par les cheveux. Mais est ce que Kripke lui donne tellement d’importance ? Il est l’un des exemples qu’il donne pour solliciter nos intuitions sur la référence. Mais même si ces intuitions étaient erronées dans chacun des exemples donnés par Kripke, ce qui n’est pas évident, en quoi est-ce que cela menacerait sa ligne générale d’argumentation ? Les arguments philosophiques ne dépendent pas uniquement des intuitions. Dans NN, Kripke donne cet argument parmi d’autres, de nature parfaitement logique et conceptuelle. J’ai souvent trouvé faible le recours des philosophes analytiques du langage et de l’esprit aux « intuitions », et je suis d’accord avec les X phi là-dessus. Mais je trouve qu’ils exagèrent l’importance de ce recours aux intuitions. La philosophie, particulièrement celle de style analytique, combine les méthodes. Elle use de la logique, de l’argument, de la rhétorique, de l’intuition et des exemples. Mais il est rare que tout repose sur un aspect seulement, surtout dans les grands textes.
L’une des sources de ma perplexité face à de nombreux travaux des X phi sur les intuitions philosophiques est qu’ils semblent supposer que les concepts philosophiques sont testables par les intuitions, si bien que, quand on montre que les intuitions sont faibles ou divergentes, les concepts semblent perdre leur identité et leur légitimité. Mais, comme le suggère Socrate ci-dessus, les analyses conceptuelles n’interviennent pas en philosophie de manière atomistique, mais holistique : on ne discute jamais un seul concept à la fois, mais des connexions entre concepts. C’est en fait ce que je voulais dire quand, dans ma Marquise, je parlais de concepts sans intuitions et d’intuitions sans concepts. Ce que je voulais dire est que les analyses dites « conceptuelles » - de concepts comme ceux de « connaissance » ou de « responsabilité » - sont pratiquement toujours partie d’un argument bien plus général, et que les expériences de pensée ne visent pas à le tester de manière isolée, mais sont partie d’un ensemble argumentatif bien plus général, dont je doute qu’il puisse être mis sous forme de sondage empiriquement testable. Prenons par exemple un livre qui est, à bien des égards, une sorte de paradigme d’analyse conceptuelle « traditionnelle », Individuals de Strawson. L’objectif de ce livre est de montrer que notre « schème conceptuel » est organisé autour des concepts d’individu et de propriété (ou si on préfère, en mode formel, de sujet et de prédicat) et que les particuliers fondamentaux dans ce schème sont des particuliers physiques, spatio-temporels, et qu’en ce sens notre expérience est structurée spatio-temporellement. Dans le célèbre ch. 2 du livre, Strawson propose une expérience de pensée bien connue, consistant à imaginer un monde uniquement sonore, dans lequel on devrait en principe se repérer uniquement avec des sons plus ou moins hauts , plus ou moins forts, pour identifier des objets. Je ne vais pas entrer dans le détail de cette analyse, qui a été discutée par Gareth Evans entre autres. Mais on voit bien que si c’est une expérience de pensée – et je ne vois pas en quoi elle ne le serait pas de manière paradigmatique – elle pourrait se prêter à un type de sondage du genre de ceux de la X-phi. Demanderait-on aux gens d’imaginer un monde uniquement sonore et de donner leurs « réponses » ? C’est absurde. Si une majorité de réponses s’en dégageait dans un sens ou un autre, par exemple que les gens ne parviennent pas du tout à imaginer ce monde, qu’est-ce que cela montrerait ? Que le monde en question est inimaginable ? Il est assez clair que l’expérience de pensée de Strawson ne vise pas seulement à solliciter nos intuitions, et que son résultat supposé – un monde purement sonore ne pourrait manquer d’introduire des particuliers spatio-temporels - est dépendant de toute l’argumentation du reste du livre. Alors, cela veut-il dire qu’en un sens Strawson fait une pétition de principe en supposant qu’il est nécessaire (peut être a priori) que notre monde sensible soit structuré de manière spatiale ? Pas nécessairement, même si de nombreux critiques de l’analyse en philosophie lui ont reproché d’être circulaire. Mais cela montrerait au moins que les intuitions supposées étayer nos concepts ( ici ceux d’espace et de temps, de particulier) ne sont jamais indépendantes d’autres concepts, et d' une structure de concepts. C’est ce que je voulais dire dans ma formule un peu cryptique d’allure kantienne dans mon livre « les concepts sans intuitions sont aveugles ».
Dans ma Marquise, je mentionne trois positions sur les expériences de pensée (EP) : 1) platonicienne : elles sont des fenêtres, accessibles par l’intuition intellectuelle, sur un monde intelligible, 2) empiriste : ce sont des raisonnements usuels basés sur des prémisses empiriques, 3) imaginariste : ce sont des exercices de l’imagination. La position que je suggère (je ne la défend pas, je l’ai fait ailleurs) est proche à la fois de la position empiriste et de la position imaginariste : nous faisons des raisonnements contrefactuels, parfaitement courants et ordinaires , mais nous ne faisons pas appel à une faculté spécifique d’imagination. Cette position est proche de celle de Williamson, mais avec des nuances ( cf mon papier de 2009 Philosophical thought experiments ). Les X phi critiquent la méthode des EP en philosophie en mettant en valeur le fait que les intuitions sont très peu fiables. Mais la plupart du temps les expériences en question sont testées sur des sujets naïfs et inexpérimentés qui n’ont jamais été mis en contact avec ce genre d’historiettes, alors que les philosophes sont passés experts en manipulation de ces histoires et de toutes leurs variations. C’est ce que l’on appelle « la défense par l’expertise ». Elle me paraît correcte. Mais, contrairement à ce suggère Florian Cova sur votre blog, ce n’est pas cette défense que j’adopte de la méthode des EP . Mon point très banal est seulement que ces expériences ne sont jamais isolées, et ne portent pas à elles seules le poids de l’argument. Elles sont développées au sein de stratégies complexes d’arguments. Pensez par exemple à Terre Jumelle. L’histoire n’est pas isolée, elle fait partie de toute une argumentation sur la nature des contenus mentaux, leur individuation externe, etc. Je donne raison aux X phi sur le point suivant : si les philosophes entendaient UNIQUEMENT baser leur points sur des intuitions sollicitées par les EP, alors leur argumentation serait très faible. Mais ils font plus, ou en tous cas les meilleurs arguments font plus.
Prenons un autre exemple : l’analyse du concept de connaissance et les histoires à la Gettier. Je suis ici d’accord avec les X phi que c’est un domaine où les philosophes ont un peu trop fait porter le poids de la preuve sur des intuitions. Mais bien souvent les X phi font comme si les expériences de pensée reposaient sur des généralisations existentielles : par exemple, « pour tout x si x est une connaissance, lors X est une croyance , vraie et justifiée » et dès qu’un contre -exemple apparaît – bingo – on accuse les philosophes en fauteuil d’imposture. Mais quiconque a suivi les développements de l’épistémologie depuis 20 ans sait que ce n’est pas aussi simple ! Les discussions autour du contextualisme, de l’empiètement pragmatique qui ont lieu depuis dix ans, montrent que les analyses du savoir font des va et vient constants entre intuitions en fauteuil et analyses. Il y a une collaboration très utile entre expérimentalistes et a prioristes dans ce domaine, mais je crois que personne n’est justifié à dire à ce jour que les analyses traditionnelles de la notion de connaissance (pour les afficionados « l’invariantisme évidentialiste ») sont battues en brèche.
Il est très possible que les X phi me disent qu’ils sont d’accord, et n’ont jamais voulu montrer autre chose que la fragilité des « intuitions », empiriques ou pas, qu’invoquent les philosophes dans les discussions, en incitant à la prudence ; je ne peux cependant penser qu’ils se contentent de ce message modeste. La posture bolchévique est trop tentante. Je mentionnerai deux points.
Beaucoup de critiques ont objecté que si l’empirisme et l’éliminativisme radicaux de la X-phi étaient corrects, alors on devrait pouvoir faire subir le même traitement que pour les intuitions morales ou épistémiques aux notions et aux thèses qui en philosophie semblent échapper par principe à tout test expérimentale : les thèses métaphysiques, ou méta-éthiques, par exemple. Mais les X se récrient : ils n’entendent pas aller jusque-là, nous disent-ils, et ils ne prétendent pas que tout ce qui relève traditionnellement de la philosophie doit tomber sous la coupe de la méthodologie empirique. Mais est ce que les X phi observent ces restrictions ?
Pas certain. Il y a une littérature grandissante sur la notion de causalité « folk », et une rubrique existe sur le site web « X phi » quant à la X phi et la métaphysique. J’avoue ne pas voir en quoi l’étude des intuitions « folk » peut nous aider dans ce domaine. Est-ce que si je donne le problème du bateau de Thésée à une classe d’undergraduates chinois puis à une classe d’undergraduates du Colorado, et si je trouve que les uns vont me dire que le premier bateau, celui reconstruit d’après la forme, est le même que le bateau initial, alors que les second vont me dire que c’est le second, celui qui a une continuité matérielle, je vais pouvoir en tirer des conclusions sur l’individuation par la matière ou la forme ? Aucun métaphysicien n’est assez naïf pour imaginer que les réponses intuitives vont décider du problème. Le problème ici n’est manifestement pas que les « folk » sont moins experts que les métaphysiciens sur ces questions. D’une manière générale, je ne vois tout simplement pas la pertinence de la X phi dans des domaine tels que la métaphysique, l’épistémologie, ou la métaéthique. Ce sont des domaines « en fauteuil », et ils le resteront. Par là je ne veux pas dire qu’ils doivent être soustraits à toute influence empirique. Au contraire, la métaphysique doit s’appuyer sur la physique, l’épistémologie, sur la psychologie et la biologie, l'éthique sur la sociologie et la psychologie. Mais « s’appuyer » ne veut pas dire changer de méthodologie en adoptant celle de ces disciplines.
Cela se rattache à un autre problème: toute la procédure des X phi suppose que les intuitions sont des données servant à tester des « hypothèses » ou « théories » philosophiques. Mais la relation des « intuitions » aux « concepts » est-elle de ce type ? La philosophie n’est pas une espèce de « théorie » testable par des propositions empiriques. C’est bien plus compliqué que cela ( cf sur ce point Thomasson, Experimental philosophy and the methods of ontology , Monist, 2012, 95/2. ). J’entends les objections des X phi : mais alors qu’est-ce qui teste les propositions philosophiques ? Les intuitions transcendantes de quelques métaphysiciens plus ou moins fous ou grassement payés par des universités américaines ou suisses assis dans leurs fauteuils ? Réponse : l’argument, aidé de la meilleure discipline que les philosophes aient jamais forgée, la logique, et du bon sens. On n’a pas trouvé mieux depuis Aristote, and it’s here to stay. Les X phi viennent nous rappeler, très utilement et pertinemment, que le bon sens doit être critique. Locke, Hume, Voltaire, Kant, savaient cela. Je je doute franchement que les théories philosophiques soient jamais testées par quelques données que ce soit, qu’elles soient empiriques, basées sur des intuitions transcendantes ou autres.
Si les bolchéviks parmi les X phi veulent, tel Hume, jeter au feu les livres qui ne sont pas basés sur l’expérience ou la logique (mais acceptent-il celle-là ? Je ne sais, je n’ai pas encore lu de de X – phi de nos intuitions logiques : au boulot !) , alors nous sommes dans un vieux débat, qui ne mérite pas les paraphernalia internet de la Nouveauté. S’ils ont un objectif plus modeste, alors que la modestie s’impose.
Knobe et Alxander ont écrit un article dans lequel ils revendiquent surtout les aspects négatifs du programme de la X phi, i.e ceux qui visent à « déconstruire » les prétentions philosophiques. Je doute que la X phi ait les conséquences négatives que ses promoteurs en attendent : changer la méthodologie de la philosophie, montrer qu’il n y a pas de connaissances a priori, que nombre de nos croyances sur la nature de la justification éthique et épistémique sont mal fondées ou pas fondées du tout, etc. Quand il s’agit de formuler ce que Knobe et Alexander appellent le programme positif, ils revendiquent la pratique et la fréquentation des sciences cognitives et des programmes naturalistes. Mais on ne voit pas trop ce que le succès de ces programmes a à avoir avec ce que pensent les philosophes ou avec leur changement annoncé de méthodologie.
Accentuer le positif
Ne suis-je pas trop sévère ? N’y a-t-il pas des domaines où la philosophie expérimentale peut avoir un impact positif, c’est-à-dire établir ou renforcer la vérité de certaines thèses philosophiques? Je crois que oui, mais les conséquences sont sans doute plus limitées que les promoteurs de ces méthodes empiriques ne le disent.
En épistémologie, des travaux récents discutent des attributions de connaissance et de la question de savoir si, dans différents contextes dits d’empiètement pragmatique, la connaissance n’est pas foncièrement relative aux élévations d’ « enjeux » pratiques. Ces effets, que les philosophes peuvent tester en fauteuil, varient beaucoup dans les contextes expérimentaux. Les études empiriques peuvent nous aider à mieux comprendre ces effets. Peuvent-elles nous permettre de dériver des conséquences quant à la validité de l’évidentialisme en théorie de la connaissance ? C’est douteux.
En métaéthique, la X phi peut jouer un rôle important si l’on est expressiviste, ie si l’on soutient que nos idées et principes moraux ne reposent sur aucune réalité morale, mais sont « dépendants de nos réponses". Il devient alors important de savoir quelles sont nos réponses, et la psychologie morale expérimentale joue alors un rôle essentiel. Mais cela nous donnera-t-il le moindre argument en faveur de l’expressivisme en méta-éthique ? A mon avis non.
Mon point de vue n’est-il pas typiquement celui du philosophe en fauteuil ? Par là je veux dire, de celui qui pense qu’il y a des théories en éthique, en épistémologie, en métaphysique, et que les philosophes seuls ont autorité pour en discuter, par des arguments qui combinent l’usage de l’analyse conceptuelle, de la logique et de ce qu’on pourrait appeler une sorte de sens commun éduqué à la pensée abstraite. En effet. Je conçois parfaitement que des philosophes qui ont des positions déflationnistes, relativistes ou sceptiques en épistémologie (relativisme, contextualisme), en métaéhique (expressivisme, minimalisme) ou en métaphysique (positivisme, éliminativisme, quiétisme) soient tentés par ces développements. Mais je ne vois pas en quoi les philosophes qui ne sont pas tentés par ces développements, qui pensent qu’on peut encore avoir des positions « fondationnelles », devraient adopter ces méthodes.
Les questions qu’il faut poser aux philosophes expérimentaux sont donc les suivantes :
(1) Étant donné qu’ils prennent au sérieux leur méthodologie « empirique » et leur désir de voir les philosophes quitter leur fauteuil pour se livrer à des travaux de laboratoire et à des enquêtes de terrain, jusqu’à quel point entendent-il aller ? En particulier considèrent-ils que les étiologies des jugements intuitifs sur des sujets aussi variés que ceux de l’épistémologie naïve, des jugements éthiques spontanés ou de la psychologie naïve menacent non seulement l’unité de nos intuitions communes, mais aussi nos jugements normatifs en les expliquant causalement ? Si oui, considèrent-ils que leur programme doit les conduire à des formes particulières de théories normatives en éthique et en épistémologie ?
(2) Dans quelle mesure considèrent-ils que leurs investigations conduisent à rejeter des thèses telles que le rationalisme en théorie de la connaissance ( selon lequel il y a au moins certaines vérités a priori) pour épouser une forme radicale d’empirisme ? Dans quelle mesure entendent-il rejeter l’idée que la philosophie est, pour une bonne part au moins, de l’analyse conceptuelle et qu’il y a des concepts ? Dans quelle mesure entendent-ils tirer des conclusions relativistes ou nihilistes de leurs investigations « transculturelles » et de leurs découverte d’effets contextuels ? Jusqu’à quel point sont-ils prêts à déclarer que les investigations des philosophes dans des domaines comme ceux de l’ontologie et de la métaphysique, de la méta-éthique ou de l’épistémologie doivent être soumises au tribunal de l’expérience et des méthodes expérimentales ?
Dans la mesure où j‘admets qu’on a besoin, pour faire de la philosophie, de garder contact avec les recherches empiriques, et , quand on fait notamment de la philosophie de l’esprit et de la connaissance, avec la psychologie cognitive notamment, je ne peux avoir que de la sympathie pour la X phi, et nombre de ses travaux me semblent passionnants. Mais si ces travaux ont comme objectif de défendre les thèses les plus radicales , je conserve la méfiance que j’avais lapidairement exprimée dans mon Epistémologie pour une marquise, et j’aimerais tout simplement voir en quoi ces travaux peuvent nous faire admettre qu’il n’y a pas de connaissances a priori, que nos concepts éthiques, épistémologiques etc sont confus oui fragiles.
Pour me résumer, donc, la philosophie expérimentale au sens (2) est mon amie et je souhaite qu’on la pratique le plus possible en ce sens. Elle est mon amie, comme le sont tous les travaux de psychologie, de biologie et de sciences cognitives qui me semblent avoir une pertinence philosophique quand il s’agit de comprendre comment fonctionnent nos systèmes cognitifs et quand il s’agit de s’intéresser à des questions génétiques et causales. Aucun philosophe ne peut ignorer ces données et négliger ces explications, car l’un des sujets les plus passionnants en philosophie est celui de savoir où passe la frontière entre le naturel et le normatif. Cette frontière est sans doute graduelle, nombre de normes ont une origine naturelle et il est souvent difficile de distinguer ce qui est de l’ordre du fait et ce qui est de l’ordre de la norme. Mais le fait que la frontière soit graduelle ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de frontière du tout. Les raisons ne sont pas des causes, ni vice versa, et le normatif n’est pas le naturel. Qui plus est, je doute qu’on puisse avoir une bonne analyse de l’origine des normes si on n’a pas une conception correcte de ce que sont ces normes. Et en avoir une conception correcte ne passe pas par la recherche de leur origine. Cela passe par une analyse conceptuelle, qui se base sur nos raisonnements et nos intuitions communes. Même si ces intuitions et raisonnements sont souvent peu fiables, quelquefois fragiles et erronés – et en ce sens je suis bien d’accord avec les philosophes expérimentaux-, ce sont les seules données dont nous disposons. Je n’arrive pas à voir comment on pourrait analyser la notion de connaissance en partant seulement de données psychologiques sur ce que les « folk » pensent de la connaissance ou de la morale. On est bien obligé de partir de nos intuitions propres, et de supposer que les autres ont les mêmes, et de bâtir à partir de là, des analyses qui ont prétention à une certaine forme d’objectivité et d’universalité. Si on part de l’idée contraire, pas de connaissance, pas de morale, pas d’épistémologie, pas d’éthique mais juste, comme le disait Quine, l’étude de la relation causale entre un « input maigre » et un « output torrentiel ».
La philosophie X est aussi mon amie s’il s’agit de mettre en doute la méthode philosophique qui consiste à multiplier les expériences de pensée et à supposer que les expériences de pensée, la construction de contre exemples et d’historiettes suffit pour la philosophie. Je suis parfaitement d’accord avec les X phi qu’on a abusé de cette méthode, et que la philosophie analytique tourne à la scolastique quand on en abuse ( la leçon cependant n’est pas nouvelle et fut tirée aussi de beaucoup de pratiques de la philosophie du langage ordinaire). Les expériences de pensée et la méthode des intuitions ne valent que si elles sont associées à des arguments et à des concepts. Mais on a souvent l’impression que les X phi ont pour objectif de se passer tout simplement de concepts. Et là, comme Groucho, « I’m against it »
P.E.
PS Je me permets de vous renvoyer, si cela vous intéresse, à quelques articles disponibles sur internet ( puisque les X phi semblent surtout lire sur internet et guère ailleurs) où j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sur ces sujets :
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%202007%20Des%20avantages%20et%20des%20inconvenients%20du%20fauteuil.pdf)
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%201993%20Logique%20raisonnement%20et%20rationalite.pdf
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%202002%20What%20can%20epistemology%20learn%20from%20psychology.pdf
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%202009%20Philosophical%20thought%20experiments.pdf

Commentaires

1. Le jeudi 30 août 2012, 17:51 par Mael
Je m'abonne aux commentaires, je sens que ça va devenir épique à partir de demain midi environs (le temps pour tout le monde de consulter les sources, fourbir ses références et rédiger).
2. Le samedi 1 septembre 2012, 12:00 par Florian Cova
Désolé Mael, mais je pense que le timing n'est pas parfait. En juillet, le flux de commentaires aurait sans doute été épique - mais là, juste avant la rentrée universitaire (et les examens de rattrapage), je pense qu'il va falloir patienter un peu.
Mais bon, ce n'est pas parce que ça prendra un peu de temps à monter que ce ne sera pas épique (un peu dans le genre Dark Night Rises, quoi).
Néanmoins, pour patienter, il y a déjà quelques commentaires sur le Experimental Philosophy Blog: http://experimentalphilosophy.typep...
3. Le samedi 1 septembre 2012, 21:53 par Auguste
si ce grand silence
A ton émotion fait quelque violence,
Tu pourras me répondre après tout à loisir
4. Le mercredi 5 septembre 2012, 12:49 par Florian Cova
Voilà ! Mes commentaires étant plutôt longs, je les ai complié sous forme de post sur Philotropes :
5. Le vendredi 7 septembre 2012, 03:20 par Mael
Eh ben ça valait le coup !
Je m'en vais lire tout ça :)
6. Le samedi 8 septembre 2012, 22:26 par pascal engel
Le Dr Cova et d’autres ont commenté ma Lettre à Philalèthe sur la philosophie expérimentale sur le site Experimental  philosophy   plus longuement sur Philotropes .
Comme la discussion a commencé ici  et en langue française je pense naturel de ne pas la faire migrer ailleurs.
Merci au Dr Cova  pour ces pléthoriques commentaires.  La fougue avec laquelle il défend la philosophie expérimentale  et le soin qu’il met à corriger mes erreurs supposées pourrait donner l’impression que je le visais personnellement. Il n’en est rien. Je commentais essentiellement , en répondant à une question de Philalèthe, une littérature abondante, dont je conviens  que je ne suis nullement spécialiste et que je ne prétendais nullement passer  en revue , et des manifestes et articles  référencés ou accessibles sur le site Experimental Philosophy qui en est un peu la vitrine, et non les écrits du Dr Cova  spécifiquement.  N’étant quant à moi nullement représentant de l’ IAAP (International Association of Armchair Philosophers) ou autres officines a prioristes , je le décevrai  sans doute, ou le conforterai  dans sa conviction que je suis bien peu armé pour m’attaquer à ces questions, ou cherche à me défiler,  en ne répondant pas à tous les points qu’il soulève ni à toutes les susceptibilités que mon texte semble avoir éveillées chez lui .
     Le Dr Cova  dit qu’une fois dissipés les malentendus qu’il perçoit dans mes remarques, il reste peu de points de désaccord et seulement le programme positif de la X phi. Je crains en effet qu’il y ait des malentendus, mais je n’arrive pas trop à voir en quoi ses réponses les dissipent.  J’ai distingué trois projets X phi différents,  le premier assez vague demandant au philosophe d’avoir une relation étroite avec les travaux scientifiques et de ne pas concevoir son territoire comme purement autonome, le second étant celui d’une enquête psychologique sur les intuitions des gens sur divers sujets plus ou moins pertinents philosophiquement, le plus radical étant celui qui conduit à abandonner la méthodologie usuelle en philosophie et à tirer des conséquences philosophiques significatives et radicales, notamment en métaéthique et en épistémologie. J’ai distingué les niveaux, mais aussi laissé entendre que je ne pensais pas qu’ils soient vraiment séparés, et que la plupart du temps les X phi semblent tentés, et le manifestent plus ou moins explicitement,  de passer du second au troisième, sans qu’il y ait implication nécessaire.  FC me dit que mon découpage n’est pas bon, et que j’accuse les X phi de défendre des thèses qu’ils ne défendent ni ne sont tenus de défendre, j’accuse par association. Mais quand il me dit qu’il faut distinguer la X phi comme méthode de psychologie descriptive de ses conséquences philosophiques,  il me semble faire la même distinction que celle que je fais entre le projet que j’appelle menchevik et le projet bolchévique.  Et comment la X phi peut-elle être pure méthode ou outil psychologique (qui, si je comprends bien, pourrait s’appliquer – et a été appliquée- aussi à d’autres domaines que la philosophie, par exemple la biologie naïve, la physique naïve , et la psychologie naïve) mais faire abstraction du fait qu’il y est, quasiment exclusivement, question de nos croyances philosophiques, qu’on y examine de manière privilégiée les expériences de pensée inventées par les philosophes en les testant sur les folk, et qu’on annonce une révolution non seulement dans la méthode philosophique mais dans la philosophie tout court ? http://www.thephilosophersmagazine.com/TPM/article/view/15365/12087   
Selon le Dr Cova  j’impute à tort aux X phi des positions substantielles métaéthiques telles que l’anti-réalisme, le fictionnalisme ou l’expressivisme, des positions méta-épistémologiques telles que le relativisme et le rejet de l’apriori, voire même le naturalisme et l’éliminativisme. Je conviens que tous les X phi ne défendent pas explicitement ni tous  ces positions, mais il me semble bien que nombre d’entre eux en sont très proches et les ont affichées (évidemment comme le courant X phi est à présent très vaste, il est assez facile aux uns et aux autres de nier qu’ils défendent telle ou telle position en propre, tout en se prévalant quand même d’un courant commun). Cela dit, le point n’est pas là, mais de savoir s’ils sont engagés, du fait de leur style de travail et de leurs intérêts, à soutenir telle ou telle thèse  substantielle.  Je n’ai pas dit qu’ils l’étaient, mais qu’il me semblerait surprenant qu’un X phi puisse être anti-naturaliste, dualiste ou rationaliste (au sens de la thèse selon laquelle il y a des connaissances a priori). FC me surprend donc quand il revendique un pur neutralisme de méthode n’engageant ou ne suggérant aucune thèse substantielle de ce genre.
Il me semble bien pourtant qu’il y a des engagements substantiels. Je citais Knobe qui, dans son « Manifesto »  nous dit que, derrière ses travaux et ceux de ses collègues il y a  l’ « espoir ultime » de déterminer les sources psychologiques qui minent la garantie des croyances éthiques, épistémologiques, esthétiques , et il fait référence – comme le Dr Cova lui-même -  à  Nietzche ou Schopenhauer.  On a beau avoir fait dire à Nietzsche à peu près tout et on contraire, ce genre ne position me semble quand même plus proche des conceptions anti-réalistes que des conceptions réalistes ou kantiennes.  Ruwen Ogien, qui a lui-même écrit un livre popularisant les travaux d’éthique « expérimentale » nous dit qu’ils s’accordent bien avec une position anti-fondationnaliste en méta-éthique : ne fondez pas la morale. Même si elle prône l’abstinence théorique, c’est quand même une thèse substantielle sur ce point.  Et quand le Dr Cova me dit que ses réflexions « prolonge(nt) une réflexion sceptique que l'on trouvait déjà chez Montaigne », cela ne me semble pas spécialement neutraliste.
J’avoue aussi ma surprise quand je lis sous la plume du Dr Cova qu’’on peut être X phi et admettre la notion de connaissance a priori.  Si on s’entend sur l’a priori (et qu’on ne le confond pas avec l’inné) en le prenant au sens usuel de « connaissance non obtenue par expérience , comment est-il possible d’avoir une connaissance psychologique , donc par expérience, d’une forme de connaissance non empirique ? Le philosophe expérimental ne soutient-il  pas que ce qu’ l’on appelle des connaissances a priori requiert l’expérience ? Cette fois ce n’est plus le roi de Prusse dont les armes tombent des mains, c’est le baron de Münchhausen qui perd sa perruque.  Et si les X phi n’ont rien contre cette notion, alors faut-il comprendre que ceux qui critiquent la X phi sur ce point comme Jonathan Ichkawa perdent leur temps ?  A moins que le Dr Cova  ne soit d’accord avec Ichikawa, qui soutient que la critique de l’a priori qu’on peut tirer de la X phi ne porte que sur des conditions très limitées.
J’aurais cru aussi  que la méthodologie philosophique traditionnelle , que associe le plus souvent à la notion d’analyse conceptuelle, était précisément une méthode supposant que l’on peut analyser des concepts a priori et en fauteuil et donc  qu’elle présupposait qu’il y a au moins de l’a priori n ce sens d’un a priori conceptuel. Bien sûr ces notions sont plurivoques  mais j’aurais cru que leurs sens usuels sont assez clairs à quiconque a une idée de la philosophie analytique du XXème siècle. Les positivistes assimilent cet a priori à l’analyticité et à une notion sémantique, les oxfordiens supposent que l’on peut analyser les concepts à partir du langage ordinaire,  la méta-éthique repose sur l’étude a priori des concepts moraux et l’épistémologie sur des enquêtes en fauteuil sur la connaissance. FC trouve que j’ai imputé à tort aux X phi le désir de fustiger l’analyse conceptuelle, et que je me suis focalisé sur cette idée, alors qu’ils ne s’en  occupent pas particulièrement.  Cela me surprend beaucoup d’apprendre cela. Car je croyais que ce que critiquaient les X phi, c’était justement  la conception traditionnelle de la philosophie comme analyse de concepts, associée à l’idée qu’il existe des connaissances proprement conceptuelles, et en ce sens a priori.  Je voyais en ce sens  les X phi comme apportant une sorte de renforcement empirique des doutes de Quine sur des notions comme celles de concept, d’analyticité et d’a prioricité. Le Dr Cova  me dit qu’il n’en est rien. J’ai dû manquer un épisode. Si en tous cas la X phi laisse à ce point les choses en l’état, alors on ne voit pas trop pourquoi on devrait abandonner la méthodologie philosophique traditionnelle.
Quand je disais que les X semblent très occupés par ce problème d’analyser les concepts, je notais l’ironie de la situation, dans la mesure ou bien des philosophes aujourd’hui pensent que la philosophie n’est pas connaissance de concepts ou de significations, mais des  choses.  Moore s’intéresse à la nature du bien, Russell à la nature de la perception, Kripke à la nature de la référence, Sosa à la nature du savoir, pas (ou en tous cas principalement , à la différence de l’école d’Oxford)  à nos concepts de bien, de perception , de savoir ou de référence .   Il me semble aussi que c’est jouer sur les mots que de dire, comme le fait FC à la fin de son commentaire, que les X phi s’intéressent au réel,  parce que « les concepts et les intuitions ont beau être des représentations d'autres choses, ils font tout autant parti du réel (à moins bien sûr de prôner  l'éliminativisme vis-à-vis des concepts). Du coup, les étudier, c'est étudier quelque chose de réel. »  Personne ne nie cela, mais il y a équivocation : nous ne parlions pas de la question de savoir si les représentations sont des réalités,  mais de la question de savoir s’il y a une réalité qu’on puisse connaître indépendamment des représentations. 
Je ne parlerai pas du naturalisme, car c’est une notion encore trop vague : il y a toutes sortes de naturalismes et certains avec des dents plus pointues que d’autres ( le mien est un peu édenté).  Le Dr Cova me soupçonne de vouloir instruire un procès d’intention en accusant les X phi de pencher tous vers l’éliminativisme en philosophie de l’esprit.  Je n’ai nullement dit qu’ils étaient tous des éliminativistes  Sticheo more ou qu’ils épousaient sur les concepts des conclusions semblables à celles de Machery ( qui, pace le Dr Cova, me semble bien défendre un éliminativisme, ou alors je ne sais pas ce que ce terme signifie). Le Dr Cova laisse entendre que je fais de l’ argument ad hominem. En fait  je me suis focalisé plutôt sur Stich, qui est à la fois le professeur de beaucoup de Xphis, et l’un des auteurs les plus prolifiques dans ce domaine. Aurait-il récusé le programme X phi ou serait-il, comme tous les bons révolutionnaires, entré dans la clandestinité ? Je n’en n’ai pas l’impression . En tous cas Stich aussi me semble bien défendre un éliminativisme, même s’il est , plutôt « déconstructionniste »  pour reprendre le terme qu’il aime à utiliser.
La citation de mon article de 2011 ne dit pas que tous les philosophes X sont des éliminativistes, mais que les deux positions que j’appelle un rationalisme extrême et un empirisme extrême sur les expériences de pensée font une erreur symétrique, en partant d’une part du principe que l’analyse conceptuelle va donner l’essence d’un concept, et d’autre part que les études expérimentales vont montrer qu’il n’y  pas de concept.  Je vise la version éliminativiste extrême ici et la version rationaliste extrême. Je n’exclus nullement des positions intermédiaires, par exemple des conceptions admettant que les concepts forment des « clusters » ou sont des théories.
En revanche, je pense que l’éliminativisme quant aux concepts, même s’il n’est pas la thèse épousée par les X  en général est toujours une tentation, en raison même de la manière dont nombre d’entre eux comprennent le programme négatif.  C’est du moins , entre autres , une des leçons que je tire de l’article de Alexander, Mallon et Weinberg « Accentuate the negative » où les auteurs disent que la variété et l’instabilité des intuitions menace ce qu’ils appellent les programmes positifs, comme le « mentalisme conceptuel » : « positive experimental philosophy shares with traditional armchair philosophy the commitment that intuitions about X are a trustworthy source of evidence or data for philosophical theorizing about X (or at least about “X” or the concept of X); and that intuitions about a particular hypothetical case will, by and large be shared, at least by “the folk”. But some recent empirical work conducted by philosophers and psychologists gives us reason to worry that philosophical intuitions might be neither trustworthy nor shared.”  Il me semble  assez naturel  de penser,  partir de là, que les concepts qui sont supposés subsumer ces intuitions variable n’existent pas.  Et les différents travaux interculturels sur les intuitions, qui sont supposé montrer que d’une culture à l’autre les gens n’ont pas les mêmes concepts  C ( par ex. de connaissance, ou de responsabilité)  ne sont-ils pas supposer montrer qu’il n’y a pas un concept transculturel et universel de type C . Le sujet ici est complexe, car on peut supposer que ce soit le même concept avec des sens différents, ou pas le même concept du tout. Mais il me semble naturel aussi de supposer que s’il n’y a pas, par exemple, et en supposant que ce soit ce que montrent ces travaux,  un unique concept de connaissance qu’utilisent les gens qui répondent à des cas Gettier, alors ou le concept de connaissance est profondément contextuel, ou bien il ne correspond à rien qui soit identifiable comme étant le concept de connaissance. Et ainsi de suite.
S’agissant des expériences de pensée (EP) , du rôle des intuitions, des raisonnements contrefactuels, je n’ai pas prétendu dans mon texte proposer une théorie, mais seulement exprimer quelques doutes, et suggérer deux choses, que là aussi le Dr Cova trouvera que je les affirme dogmatiquement, mais  que je ne pourrais pas justifier sans me lancer dans un traité de l’argumentation philosophique et dans de nombreuses considérations historiques que je ne vais pas entreprendre ici.  La notion d’ « intuition » est elle-même si ambigüe et si surdéterminée que je ne vois pas trop comment je pourrais répondre au Dr Cova sans passer par un examen de tous ces sens, ce qui serait sûrement intéressant mais impossible ici.
C’est un trait de la philosophie analytique contemporaine qu’elle s’appuie souvent sur des EP.  Il y a en effet des articles à la pelle qui sont des variations sur les trolleys, Mary la scientifique en noir et blanc, Terre Jumelle ou les fausses granges. Est-ce une bonne chose ? A mon avis non, et cette inflation d’expériences de pensée confine à la scholastique, danger qui guette de nombreux secteurs de la philosophie analytique contemporaine. J’ai des doutes sur ce que ces expériences de pensée peuvent montrer, et leur efficacité pour argumenter telle ou telle thèse.  Je ne dis pas que cette pratique est en soit mauvaise, car elles ont leur rôle, mais qu’on en abuse. Par exemple je crois qu’on aura beau faire varier l’histoire des fausses granges  cela ne nous fournira pas un argument en faveur de telle ou telle théorie de la connaissance. Construire une théorie philosophique dans quelque domaine que ce soit c’est bien plus que fabriquer des expériences de pensée. Les X-phi ont raison de faire porter leurs critiques sur les intuitions qui sont supposées les sous-tendre, et je prends leurs travaux comme des critiques, mais je me demande s’il ne partagent pas avec leurs adversaires la prémisse selon laquelle les expériences de pensée sont quasiment des expériences cruciales. Contre cette idée, ma remarque selon laquelle il y a autre chose que des intuitions dans les arguments philosophiques revient simplement à faire un point de type quinien ou duhemien : si on montre que telle EP supposée montrer telle chose selon les intuitions des philosophes en fauteuil, conduit plutôt à des intuitions différentes ou contraires quand on interroge les folk, on ne pourra pas en conclure que le intuitions des gens en fauteuil sont infirmées ou fragilisées, parce qu’il y a toutes sortes d’hypothèses auxiliaires possibles, dont nombre sont philosophiques.  C’est une erreur commune aux X phi et à un certain type de philosophie analytique en fauteuil que de supposer qu’on puisse isoler, pour les tester avec des intuitions, les EP d’une argumentation qui inclut, le plus souvent, des principes substantiels, des prémisses logiques, des hypothèses annexes , etc.  Par exemple, même si l’EP de Marie en noir et blanc peut s’énoncer en quelques lignes, je doute que l’argumentaire de Jackson quand il l’a proposée se limite à l’intuition que l’EP propose. A fortiori quand Jackson  plus tard modifie sa position, qu’elle s’enrichit de toute la littérature qui l’accompagne. Le Dr Cova me dit qu’il n’en disconvient pas, mais que cela ne menace en rien la méthode X, parce que, selon lui tout argument philosophique doit, à un endroit ou un autre, faire appel à des intuitions, dont on peut toujours tester la solidité sur les folk .  Je suis d’accord qu’un certain nombre d’arguments font appel à des intuitions. Il me cite l’exemple des discussions sur le libre arbitre. Certes l’intuition d’avoir un  libre arbitre, ou d’autres intuitions, joue souvent un rôle dans cet argument, et nombre de philosophes, à commencer par Hume, ont mis en doute qu’on ait cette intuition et qu’elle soit claire. Mais il y a d’autres arguments que ceux de Frankfurt ou Van Inwagen quant à la liberté et la nécessité.  Par  exemple l’argument dominateur de Diodore, qui a fait l’objet de tellement de travaux. Où sont ici les « intuitions » ? Comment les tester sans tout un appareillage de postulats ? Est-ce que les X phi ont étudier nos intuitions modales ici et ailleurs ? Je suppose, mais qu’est-ce que cela montrerait , compte tenu de l’extrême complexité, à la fois logique et historique du problème? Au passage, je note que le Dr Cova semble penser que les intuitions sont des données  infirmant ou confirmant des hypothèses philosophiques. Mais, comme je l’ai suggéré , c’est loin d’être évident que la relation entre intuitions et hypothèses, ou intuitions et EP soit de nature confirmative ou probante.  Quand le Dr Cova semble dire qu’il y a toujours une intuition quelque part dans un argument philosophique et que cela suffit à son entreprise, veut-il dire  que tout argument philosophique présuppose  que l’on ait des intuitions sur les prémisses et la conclusion ? Certes il faut les comprendre. Mais peut-on toujours tester cette compréhension  et le faut-il ? Est-ce que j’ai besoin d’avoir des intuitions pour comprendre le paradoxe de Fitch par exemple ? Et pourquoi si on devait entreprendre de tels travaux expérimentaux seraient-ils plus pertinent qu’une expérience, cette fois de nature fort différente de celle des folks parce qu’elle est séculaire,  que l’on a de l’histoire de la philosophie ?
Je n’entends pas discuter ici la question de  la défense « par l’expertise » de la méthode des EP .  Il semble que le Dr Cova tende à assimiler cette question à celle du caractère contrefactuel ou non des raisonnements sous tendant le EP. Mais les deux questions sont séparées . Il me dit que la question de la compétence est différente dans le cas individuel et dans le cas collectif, et qu’il y a des différences transculturelles. Il met au défi le défenseur de cette notion d’expertise de montrer ses accréditations empiriques.  C’est déjà assez difficile de faire une théorie de la compétence et c’est encore plus dur avec la compétence philosophique : est-ce un talent inné pour le raisonnement abstrait, une aptitude acquise, le produit d’une éducation , d’un endoctrinement ? Quoi qu’il en soit, il me semble en effet qu’un étudiant de philosophie puisse apprendre à  raisonner de la manière dont le font les philosophes professionnels, et qu’il y a une différence entre les gens pris dans la rue et les philosophes professionnels. Je ne pense pas que les X phi veuillent la nier ( sans quoi peut être leur objectif serai- il de fermer les départements de philosophie pour les remplacer par des départements de psychologie ? Les  X phi demandent : show me your evidence, montre-moi en quoi consiste cette expertise. J’avoue volontiers en être incapable, même si je ne pense pas que ce soit une sorte d’inspiration poétique comme semblent le croire certains romantiques (cette fois des vrais, pas au sens fustigé par Stich). Mais la différence entre un philosophe entraîné et un undergraduate me semble réelle, ce qui ne veut pas dire que le premier soit toujours plus intelligent que le second. On me répond qu’aussi éduqué  le premier soit il  peut retomber dans des tunnels mentaux et des chausse trappe intuitifs autant qu’un « bleu ». Mais cela ne change rien au fait qu’il y a une différence, et qu’elle a à voir avec la pratique de l’argument.  Mais le fait que même des logiciens ou des statisticiens avertis tombent dans les pièges de certains paralogismes  n’a jamais été une preuve qu’il ‘y a pas de différence entre leur expertise et celle des quidams. L’exigence qu’il faille examiner cette compétence par des moyens empiriques me fait penser à ces psychologues de l’éducation qui demandent aux départements de philosophie de faire la preuve empirique de la valeur de leurs méthodes.  
 Je ne vais pas chercher à répondre à toute les imputations et interprétations que le Dr Cova donne de mes réticences  ni à sa tendance à voir partout des « arguments » ou des accusations  auxquels il se sent tenu de répondre dans le détail, alors que c’est lui  qui les fabrique (par exemple je n’avance aucun argument de la nouveauté, ne prête à personne le désir de tirer des conclusion méta-éthiques à partir d’une EP, ou ne dis jamais que toute la philosophie expérimentale tend vers le programme négatif). Je crains que ces quelques remarques n’ajoutent  encore au malentendu. Je préfèrerais que le Dr Cova  tienne mes remarques comme triviales. Un des points triviaux est que la X phi  est un domaine d’étude très intéressant et important et qu’il a aussi un rôle critique à jouer aussi bien en psychologie qu’en philosophie,  mais qu’il n’est pas sûr qu’il ait la portée que ses promoteurs en attendent.
En conclusion, je n’ai  pas voulu dénigrer le chaudron expérimental de Florian Cova,  de plus je le lui ai rendu  en bon état, et d'ailleurs il était déjà percé.

7. Le lundi 10 septembre 2012, 12:39 par cdc
Bonjour,
Je ne suis pas du tout spécialiste de ces questions mais serait-il possible de voir dans la conception qu'a Dewey du rôle de l'enquête en philosophie (cf. Reconstruction en philosophie) une possibilité pour la philosophie expérimentale de prendre d'autres chemins (peut-être plus féconds) que ceux sur lesquels elle s'est pour l'instant engagée ?

mardi 28 août 2012

L'adjectif comme expédient en vue de faire l'économie de la narration.

La Bruyère écrit dans les Caractères :
" Amas d'épithètes, mauvaises louanges : ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter." (Des ouvrages de l'esprit, 13)
Julien Benda, dans la note correspondant au passage, écrit en 1934 :
" La Bruyère étendrait certainement aujourd'hui son observation aux épithètes qui font dire que les choses sont sensationnellessaisissantesbouleversantesravissantes... Le mobile de ce style, c'est l'impuissance à décrire les choses dans ce qu'elles ont précisément de bouleversant, de ravissant, et la croyance qu'on y supplée en brandissant un qualificatif qu'on veut d'autant plus violent qu'on sent mieux cette impuissance. C'est exactement comme dit notre auteur, l'impuissance à "raconter"." (p.696, La Pléiade, éd. de 1941)
On pense au "génial" et au "trop bien" de nos adolescents (entre autres...).
Plus gravement, que Benda aurait-il pensé de l'indicibilité essentielle de la Shoah ?

vendredi 24 août 2012

Jacques Bouveresse, le philosophe malgré lui ?

Jean-Jacques Rosat a édité début 2012 un numéro de la revue Agone intitulé de manière un peu énigmatique La philosophie malgré eux. Il est en réalité consacré à Jacques Bouveresse et il reprend donc, à sa manière, le projet réalisé en 1994 par la revue Critique et incarné par le numéro 567-568 dont le titre était, lui, plus explicite : " Jacques Bouveresse : parcours d'un combattant ". Deux auteurs ont écrit dans les deux numéros : Claudine Tiercelin et Jean-Jacques Rosat.
Ce dernier expose clairement dans l'éditorial du numéro d' Agone la fin qu'il vise : " dresser un inventaire de la pensée de Bouveresse " (p.8). Aux lecteurs de juger de la réussite du projet dans un double sens : 1) Jacques Bouveresse est-il l'auteur d'une philosophie ? et si c'est le cas, 2) le numéro lui rend-il justice ?.
Il va de soi que, même si on jetait le doute sur la réalité d'une philosophie de Jacques Bouveresse (comme on parle d'une philosophie de Descartes ou de Marx) - ce qui d'ailleurs ne reviendrait ni à refuser d' inscrire son travail dans une certaine ou dans plusieurs traditions philosophiques ni à ne pas lui accorder des opinions philosophiques - , il serait indéfendable car faux de nier l'ampleur et l'intérêt de l'oeuvre.
Modestement et pour éclairer, quoique faiblement, le premier problème, je souhaite rappeler quelques lignes concluant l'avant-propos du premier ouvrage de Jacques Bouveresse, La parole malheureuse (1971) :
" On ne trouvera dans nos exercices philosophiques rien qui ressemble à une philosophie, pas même à proprement parler celle de Wittgenstein, dont la présence constante sera pourtant aisément perçue tout au long du livre (...) Nous avons dans tous les cas subordonné résolument la préoccupation critique au souci de clarification et le désir de juger au devoir de comprendre, estimant que la désinvolture avec laquelle est traitée en France une certaine catégorie d'auteurs autorise à dire, en reprenant une remarque polémique de Karl Kraus, qu "une des maladies les plus répandues est aujourd'hui le diagnostic"", et qu'il faut y regarder de beaucoup plus près qu'on ne le fait généralement pour tirer parti d'erreurs aussi positives que, par exemple, celles du Cercle de Vienne.
Peut-être est-il bon d'avertir le lecteur, précisément parce que certains des auteurs dont il est le plus souvent question dans ce livre constituent pour beaucoup de philosophes des curiosités inutiles, malsaines ou inaccessibles, que nous ne prétendons à aucune espèce d' originalité et que nous avons voulu simplement, dans un grand nombre de cas, faire connaître ou mieux connaître au public philosophique français des choses qui sont ailleurs tout à fait familières et même, pour certaines, relativement banales. C'est dire que notre but serait entièrement atteint si nous avions pu encourager et faciliter l'approche de certains textes à la fois dédaignés et redoutés, et apporter une contribution de quelque valeur à un secteur malheureusement fort négligé en France de l'histoire de la philosophie contemporaine." (p.12-13).
D'aucuns pourraient juger que cette auto-présentation écrite au seuil de la carrière de Jacques Bouveresse continue de décrire plutôt bien malgré le temps passé l'intégralité de son oeuvre.
Les mêmes ne devraient pourtant pas en conclure que l'auteur est finalement et simplement un historien de la philosophie, comme Émile Bréhier ou Geneviève Rodis-Lewis l'ont été. En effet Jacques Bouveresse, aimant les textes "dédaignés et redoutés" dont il parlait, a pris parti pour eux et s'en est servi pour diagnostiquer moins des philosophies que des maux de la philosophie, voire des vices d'une époque.
Doit-on alors voir en lui, sur le modèle de Wittgenstein, un thérapeute de la philosophie, plus largement un défenseur de la raison (je renvoie sur ce point à l'article de Claudine Tiercelin qui cherche à déterminer quel genre de défenseur de la raison, quel genre de rationaliste est Jacques Bouveresse ) ?
Le problème " y a-t-il une philosophie propre à Jacques Bouveresse ?" dépend bien sûr du sens accordé à "philosophie". Entend-on par là un système original comprenant des thèses jusqu' alors inédites (comme ceux de Leibniz ou de Schopenhauer) ou un ensemble de prises de position philosophiques donnant à celui qui les défend une place précise mais éventuellement partagée dans le champ philosophique ?
Il va de soi (et c'est presque une injure faite que je lui fais de l'écrire) que dans le deuxième sens Jacques Bouveresse a une philosophie. Mais, dans le premier sens, qu'en est-il ?
Ma question n'est pas rhétorique. Même si ce billet plaide plutôt pour le scepticisme, je dois me reconnaître dans l'ignorance. De cette ignorance, en tout cas, le numéro d' Agone ne m'a pas sorti, il a juste vivifié le problème.

Commentaires

1. Le samedi 25 août 2012, 11:36 par Leon Jélémemalaméson
Il me semble qu'il ne fait pas de doute que Bouveresse ait une philosophie, au sens positif demandé, même si la manière dont il la propose lui est foncièrement propre. Il aborde la philosophie à travers d'autres, mais il ne fait pas de la simple histoire non plus. Quiconque a lu ses livres peut le voir, même s'il faut en effet creuser et faire de l'exégèse, car B. ne se livre pas aisément. Il demande qu'on lise entre les lignes, et qu'on extraie de ses commentaires la substantifique moelle.
Ce qui est surprenant est que la question ne soit pas posée pour des auteurs qui, à la différence de Bouveresse, prennent un ton dogmatique et semblent énoncer des thèses numérotées, comme Badiou. Derrida a-t-il une philosophie? Foucault en a-t-il une ? Marion en a-t-il une ? et même Ricoeur?
Pour ma part je vois plus de philosophie dans Bouveresse que dans ceux là.
2. Le dimanche 26 août 2012, 10:53 par Philalèthe
Merci de votre commentaire.
C'est certain que Bouveresse ne fait pas de la simple histoire. Quant à l'extraction de la substantifique moëlle, je pense que c'est précisément le projet de Rosat dans le numéro d' Agone. Je prends très au sérieux sur ce point ce que Rosat écrit dans l'avant-propos : " Bouveresse fait partie de ces esprits qui, au moment même où ils avancent un idée en mesurent les faiblesses et voient les objections qu'on pourrait lui faire, bien mieux souvent et plus profondément que leurs adversaires. Cette attitude le conduit parfois à sous-estimer l'importance et l'originalité de ses idées et à ne pas leur donner tous les développements qu'elles mériteraient. Il est important que d'autres que lui engagent ce travail."
Ces lignes éclairent à mes yeux le titre du billet : Bouveresse, philosophe malgré lui ?
Peut-être que Bouveresse n'a pas de philosophie pas par défaut mais par excès de lucidité critique. N'est-ce pas au fond naïf philosophiquement aujourd'hui de construire un système ? En plus l'approche de la philosophie dans le cadre analytique sectorise la recherche : un tel est philosophe de la connaissance, tel autre de la religion etc.
Je ne voulais en aucune manière jouer Badiou, Derrida, Marion ou Ricoeur contre Bouveresse. Mon billet n'est pas nostalgique.
J'ajoute que ça ne me paraît pas contradictoire d'attribuer à un auteur une philosophie tout en éclairant qu'elle est fausse : Berkeley a une philosophie mais les réalistes soutiendront qu'elle est fausse. Les auteurs que vous avez mentionnés ont peut-être pour certains d'entre eux des philosophies fausses ou des thèses fausses dans leur philosophie.
Mais pour partager ce point, il faut s'accorder sur l'idée qu'on peut juger une thèse philosophique selon son rapport à la réalité. Ceux qui pensent que l'accès à la réalité est toujours médiatisé par une philosophie donnée jugeront naïves les lignes que j'ai écrites.
3. Le dimanche 26 août 2012, 18:45 par Léon Jélémem
Je n'ai aucune difficulté, pour ma part, à isoler des thèses philosophiques dans les livres de Bouveresse , dont certaines sont très neuves et subtiles( et même en plus vraies!) , même si le lecteur doit faire un effort pour les reconstruire et même si JB n'a jamais voulu présenter son travail comme celui de la construction d'un système.
Pour ne donner qu'un exemple, je crois que bien des idées de Musil sur l'histoire, le hasard et le progrès que JB présente dans L'homme probable sont des idées qu'il partage,et dont l'originalité
est indéniable, et sans doute la vérité. Il ne les présente pas comme siennes, et se met dans le rôle modeste du commentateur, mais il fait là, à mon sens, travail bien plus philosophique que des soi-disant penseurs"systématiques " qui prudhommisent de manière ronflante et gonflante.
Cela dit c'est vrai qu'il y a pas mal de fois où j'aimerais que JB présente plus ses thèses "cartes sur table".
4. Le dimanche 26 août 2012, 21:52 par Hélène
Sur le caractère vrai ou faux d’une philosophie et sur l’adéquation d’une philosophie à la réalité, je me permets de vous citer les lignes suivantes de Platon, en espèrant ne pas trop m'écarter de votre débat :
La République - Livre VI
« Apprends maintenant ce que j’entends par la deuxième section des choses intelligibles. Ce sont celles que la raison elle-même saisit par la puissance dialectique, tenant ses hypothèses non pour des principes, mais pour de simples hypothèses, qui sont comme des degrés et des points d’appui pour s’élever jusqu’au principe du tout, qui n’admet plus d’hypothèses. Ce principe atteint, elle descend, en s’attachant à toutes les conséquences qui en dépendent, jusqu’à la conclusion dernière, sans faire aucun usage d’aucune donnée sensible, mais en passant d’une idée à une idée, pour aboutir à une idée…
…Il me semble pourtant que tu veux établir que la connaissance de l’être et de l’intelligible qu’on acquiert par ce qu’on appelle les sciences, lesquelles ont des hypothèses pour principes [ou points de départ - voir l’explication de Platon sur la 1ère classe des choses intelligibles, brièvement elle se rapporte à des « images » en partant d’hypothèses « connues » ou « évidentes » menant, non au principe, mais à la démonstration et à la conclusion]. Sans doute ceux qui étudient les objets des sciences sont contraints de le faire par la pensée, non par les sens ; mais parce qu’ils les examinent sans remonter au principe, mais en partant d’hypothèses, ils ne te paraissent pas avoir l’intelligence de ces objets, bien que ceux-ci soient intelligibles avec un principe. Et il me paraît que tu appelles connaissance discursive, et non intelligence, la science des géomètres et autres savants du même genre, parce que la connaissance discursive est quelque chose d’intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence.
… et range-les par ordre de clarté, en partant de cette idée que, plus leurs objets participent de la vérité, plus ils ont de clarté. »

Cordialement.
5. Le dimanche 26 août 2012, 22:01 par Philalèthe
Cher Léon,
C'est l'existence d'une philosophie de Bouveresse, que je mettais en discussion, en écho avec son propre texte de l'avant-propos. Ceci dit, je vous accorde - mais comment ne pas le faire ? - qu'il défend des thèses. Néanmoins l'exemple que vous prenez suggère l'idée que Bouveresse fait siennes des thèses de Musil  : cependant y a-t-il des thèses bouveressiennes sur l'histoire ? Bouveresse se nourrit des auteurs qu'il a fait connaître, mais peut-on faire sur lui le travail qu'il a fait sur Musil ? Encore une fois il se peut que mon doute ne soit dû qu' à une incapacité mienne à décrypter ses livres.
Je tiens à mettre au clair que Bouveresse est un de mes auteurs préférés et que je le lis avec beaucoup d'intérêt depuis 1971. Mais je ne sais pas si ce que j'ai aimé en lui était d'être mis au courant de sa philosophie ou d'être mis en rapport grâce à lui avec des philosophies dont bien peu parlaient. Mais il se peut que sur des problèmes que je n'ai pas travaillés à travers lui - comme la question de la perception, des couleurs - Bouveresse ait élaboré le premier des thèses vraies et désormais partagées. Avec le temps sans doute on y verra plus clair.
6. Le lundi 27 août 2012, 08:59 par Léon Jélémem
Pendant plusieurs années, JB a enseigné sur la question des systèmes philosophiques, discutant notamment Guéroult, Vuillemin.
Quant on lit ses cours, on a du mal à penser qu'il admet l'idée de connaissance philosophique et de vérité proprement philosophique. S'il est wittgensteinien sur ce point, il ne peut pas admettre ces idées. En revanche en philosophie des mathématiques, il a le plus souvent été tenté par des conceptions intuitionnistes.
Et relisez le livre sur L'homme probable, il y a une conception de l'histoire. Mais certes si ce que vous attendez d'une théorie de l'histoire c'est ce que vous attendez de la lecture de Kojève ou même de Aron, vous ne le trouverez pas.
Certes la notion de système a des degrés. Cela peut aller du système d'axiomes à la Leibniz aux grandes orgues à la Whitehead. Mais si l'on admet que le critère minimal est qu'un philosophe défende des thèses que celles-ci soient relativement cohérentes entre elles, et développées d'un écrit à l'autre avec constance, alors JB me semble bien avoir un "système" en ce sens plus faible.
Il rend clair aussi assez souvent que sa préférence va à des penseurs comme Lichtenberg, Musil, Wittgenstein ou Valéry, qui pratiquent les pensées détachées. Souvent en effet on a l'impression que JB philosophe face aux ruines des systèmes passés et présents . Mais cela ne me semble pas exclusif de thèses ni du caractère organisé et cohérent de celles-ci. Certes si votre modèle du système est donné par David Lewis ou Leibniz, alors vous ne trouverez pas cela chez lui! Mais vous trouverez aussi le contraire de miettes philosophiques.
Il y a aussi toute la différence du monde entre les philosophes qui se croient en train de faire un système et ceux qui le font vraiment.
7. Le mardi 28 août 2012, 11:15 par Philalèthe
Cher Léon,
Merci de votre réponse et de votre patience !
Je connais le cours sur les systèmes philosophiques mais Bouveresse ne paraît pas reprendre à son compte l'idée qu'on ne peut juger une thèse que dans le contexte du système auquel elle appartient (sans, sauf à me tromper, aller jusqu'à contredire sur ce point Vuillemin ou Guéroult). D'ailleurs quand il commente Wittgenstein ou Musil ou Kraus, ne leur donne-t-il pas raison ? Ne dénonce-t-il pas par exemple le mythe de l'intériorité comme faux ?
Ce qui est clair, c'est qu'il commente n'importe quel auteur avec tant de finesse et de méticulosité qu'on arriverait à croire qu'il adhère aux thèses de l'auteur. Mais pourtant c'est loin d'être toujours le cas : je ne peux pas croire qu'il soit leibnizien et pourtant il a choisi de consacrer ses deux derniers cours à Leibniz (et il l'explique de l'intérieur). Ça m'étonne d'ailleurs que ses dernières interventions au Collège de France exposent si peu sa pensée (il y apparaît alors comme un fin déconstructeur de système ).
Maintenant si je reprends la définition de système que vous donnez, c'est clair que B. en a un. Mais des thèses qui le constituent, laquelle est la sienne ? J'ai l'impression qu'elles sont reprises de x ou de y (B. joue souvent un auteur contre un autre). Y a-t-il une thèse dont on peut lui attribuer la paternité (comme on attribue la Lewis la thèse de la réalité des mondes possibles) ? Maintenant sa manière de tisser ensemble les thèses des auteurs qu'il a fait découvrir est, elle, tout à fait idiosyncrasique. Son originalité réside au minimum dans cette combinaison cohérente et inattendue d'auteurs qui seraient en France vraiment moins bien connus sans son oeuvre.

vendredi 13 juillet 2012

La Bruyère sur le stoïcisme (1)

" Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la République de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvait rire dans la pauvreté ; être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis ; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devait ni réjouir ni rendre triste ; n'être vaincu ni par le plaisir ni par la douleur ; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme ; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses faibles : au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux ; ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauraient lui arracher une plainte ; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l'univers ; pendant que l'homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu ou pour une porcelaine qui est en pièces. » (Caractères, De l'homme, 3)
Julien Benda, responsable de l'édition du texte dans la Pléiade, ajoute la note suivante en relation avec l'exhortation à l'impossible :
« Il semble que ces prédicateurs de l' « impossible », par exemple les jansénistes, ont joué, quoi qu'en dise La Bruyère, quelque rôle dans l'éducation morale de l'humanité » (p.719)
De toute façon, douter des pouvoirs de la philosophie stoïcienne ne revient pas à s'inquiéter exagérément face aux coups possibles de la fortune :
" Il y a des maux effroyables et d'horribles malheurs où l'on n'ose penser, et dont la seule vue fait frémir ; s'il arrive que l'on y tombe, l'on se trouve des ressources que l'on ne connaissait point, l'on se roidit contre son infortune, et l'on fait mieux qu'on ne l'espérait." (ibid., 30)
Pour faire vite : faiblesse de l'artifice, force de la nature.

lundi 2 juillet 2012

Recension d'un livre de Pascal Engel : Épistémologie pour une marquise (2011)

Le texte suivant est la première version d'un article, qui, accompagné de notes, est accessible sur le site de la Vie des idées.
Pour une conception plus équilibrée des relations entre la philosophie et la science.
Reprenant une série d’articles de « journalisme scientifique » parus dans Science et Avenir entre 1996 et 2006, Épistémologie pour une marquise comprend essentiellement vingt entretiens distribués en trois groupes : les plus nombreux, douze précisément, portent sur « la philosophie naturelle » (ils sont centrés sur les sciences expérimentales) ; un deuxième groupe, constitué de quatre entretiens, a pour objet « l’histoire naturelle » (entendez par là, la biologie : trois sont consacrés aux animaux et un aux gènes) ; enfin les quatre derniers traitent de la science, de la morale et de la religion (au centre la question de la vérité).
Le lecteur n’aura pas manqué d’être surpris par l’usage que fait l’auteur d’expressions désuètes comme « philosophie naturelle » ou « histoire naturelle ». On se sera aussi sans doute interrogé, à propos du titre, sur le lien, un brin surprenant, fait entre l’épistémologie et une marquise. C’est que Pascal Engel prend comme illustre modèle de son livre les Entretiens sur la pluralité des mondes habités (1686) de Fontenelle, ouvrage dans lequel, à travers un dialogue avec la Marquise de G., le narrateur expose la nouvelle physique copernicienne.
On notera cependant une différence majeure entre les deux marquises : à la différence de la marquise de Fontenelle, qui n’ayant « nulle teinture de science, ne laisse pas d’entendre ce qu’on lui dit » , la marquise de Pascal Engel a beaucoup lu , défend souvent les thèses des adversaires du philosophe, en tout cas, permet toujours, par opposition à son interlocuteur, de préciser ce qu’il pense. Dans cette mesure, Épistémologie pour une marquise ressemble à La Dispute (1997), dialogue aussi, où le philosophe analytique, Analyphron, défendait ses thèses par opposition à celle du philosophe continental, Philoconte.
Mais il n’y a pas seulement une ressemblance formelle (et cela jusque dans certains caractères typographiques !) entre les deux textes . En effet Engel reprend mot pour mot le but que visait déjà Fontenelle : divertir les savants et instruire et divertir les ignorants .
Si l’on cherche où est le divertissement, on le trouve, identique, dans les deux livres : c’est la mise en scène de l’argumentation qui est plaisante et pas l’argumentation elle-même. D’ailleurs Engel expose nettement, dans la préface, son hostilité radicale à une philosophie « populaire »  : « j’ai essayé d’être clair, je ne prétends pas populariser » . Cette hostilité vise aussi ce à quoi tendent précisément les philosophes quand ils veulent avant tout pouvoir être lus par tous sans aucune difficulté : la réduction de la philosophie à des conseils éthiques en vue de la sagesse ou du bonheur. Engel n’est certes pas hostile à la philosophie morale mais il dénonce deux illusions qui vont de pair avec le courant populaire permettant de vendre de prétendus ouvrages de philosophie comme des best-sellers : la première illusion est de croire que la philosophie morale peut se passer de recherches théoriques ; or, pour être en mesure de se justifier, elle doit disposer de fondements théoriques ; la seconde est de penser que tous les problèmes théoriques sont réglés, ou du moins le seront un jour, par les sciences, ce qui ne laisserait à la philosophie que les questions éthiques. Or c’est au fond adopter une position scientiste, qu’ Engel refuse (en effet les sciences ne fournissent, entre autres, aucune théorie de la connaissance, scientifique ou non : ainsi « qu’est-ce que la connaissance ? » est un problème de philosophie).
Voyons maintenant, sans pouvoir entrer dans le détail des vingt entretiens, les grands traits de la philosophie de la connaissance que cet ouvrage présente.
D’abord, si Engel est rationaliste et à coup sûr, comme on l’a vu, indemne de tout scientisme , cependant il ne conçoit pas que la philosophie puisse être de bonne qualité quand elle traite de problèmes éclairés par la science sans prendre en compte cet éclairage. La position de l’auteur implique donc une valeur accordée à la science, valeur que l’ouvrage justifie et précise. Qu’est-ce donc que la connaissance scientifique pour l’auteur ?
À la différence de ceux qui pensent que l’accès à la vérité passe exclusivement par l’accès à la philosophie et/ou à la science, Engel, en cela en accord avec le sens commun, ne met pas en question le fait que nous disposons de connaissances ordinaires, d’ « un savoir de base » , quand bien même nous sommes ignorants philosophiquement ou scientifiquement . Certes les connaissances scientifiques ne sont pas conformes aux croyances ordinaires mais c’est parce que le sens commun est en mesure de réviser ses croyances spontanées que les connaissances scientifiques sont possibles. Engel n’est donc pas tenté par un fondationnalisme de type cartésien jugeant que le savoir doit être construit à partir d’une remise en cause de toutes nos opinions (en effet l’auteur pense que nous disposons déjà d’un savoir vrai) ; il ne reprend pas non plus la thèse bachelardienne soutenant l’existence d’une différence radicale entre la pensée commune et la pensée scientifique (différence pensée en termes de rupture et d’obstacle épistémologiques).
Mais de quoi la connaissance scientifique est-elle donc connaissance ? Les sciences fournissent une connaissance des faits. Philosophe réaliste , Engel tient à la réalité de faits indépendants de nous par rapport auxquels on est en mesure de juger de la pertinence de nos hypothèses. Pour soutenir cela, l’auteur doit donc lutter contre l’idée, devenue fréquente aujourd’hui, qu’on ne peut pas distinguer ce qu’on perçoit de ce qu’on sait et qu’il n’y donc pas de perceptions détachées de connaissances antérieures . Ainsi les faits sont-ils autant au point de départ d’hypothèses destinées à les expliquer qu’au terme de la compétition entre des théories rivales quand ils permettent de sélectionner la meilleure d’entre elles (cela va de soi, Engel ne dit pas qu’un tel partage grâce aux faits est toujours réalisable). On voit donc que l’auteur défend une conception classique de la vérité comme correspondance entre des propositions et des faits . Les faits en question sont bel et bien réels sans être pour autant « bruts » ou « purs » au sens où de tels faits seraient des choses qu’on pourrait percevoir dans une indépendance totale par rapport à tout arrière-plan cognitif. L’auteur choisit ainsi, comme souvent dans cet ouvrage, la voie du milieu entre une conception réaliste naïve et une conception idéaliste extrême, pour laquelle les faits ne sont qu’une construction du discours .
Je ne peux pas, dans les limites de cette recension, rendre compte de la richesse et de la finesse de toutes les positions épistémologiques défendues dans la première série d’entretiens ; en revanche, vu que fleurissent aujourd’hui les livres où la valeur des animaux est largement révisée à la hausse, il me paraît intéressant de présenter la position de l’auteur à leur sujet, telle qu’elle transparaît à travers la seconde série d’entretiens.
Les doutes de l’auteur portent autant sur la capacité humaine de comprendre les animaux que sur la croyance selon laquelle chaque espèce animale a, en quelque sorte, son monde à elle . D’abord l’auteur met en question la possibilité pour la psychologie animale de pouvoir dépasser un jour une description d’un point de vue objectif, comme on dit souvent, à la 3ème personne et donc suggère indirectement que toute étude des animaux reposant sur l’empathie risque de n’être qu’une forme totalement illusoire d’anthropomorphisme. Mais l’auteur va ensuite plus loin en doutant que les animaux aient des qualia, un ressenti, comme on dit aujourd’hui . Ont-ils cependant un monde conceptuel ? Peut-on accorder aux animaux le concept d’objet ? L’auteur reste ici encore prudent . Même réserve concernant la question de savoir si les animaux ont un monde objectif : en effet la capacité à s’orienter dans l’espace environnant n’implique pas que l’espace est environnant pour eux et donc distinct d’eux. Mais les animaux n’ont-ils pas un esprit au moins ? L’auteur envisage la possibilité que les animaux aient des représentations sans « une instance de contrôle unique des représentations » . Cette vue encourage à penser l’esprit animal comme de multiples modules affectés à des tâches distinctes sans unité de représentation .
Concernant la question du langage animal, l’auteur redonne aussi – et cela contre le courant dominant - de la force à la distinction homme / animaux : plutôt enclin à adopter « un chauvinisme de la communication humaine » , l’auteur, méfiant par rapport à « l’optimisme de certains primatologues » juge que les signes des primates sont « essentiellement expressifs et rarement descriptifs » . Engel reste aussi dubitatif concernant la question des sociétés animales dans la mesure où, à la différence des sociétés humaines, leur fait défaut un savoir partagé par chacun et portant sur les intentions communes aux membres du groupe.
Cependant, de la prudence du philosophe par rapport aux efforts contemporains destinés à trouver dans l’animal ce qu’on jugeait jusqu’alors être le propre de l’homme, on ne doit surtout pas tirer la conclusion qu’il plaide en faveur d’une essence humaine irréductible à l’animalité. Tout au contraire, ce qui frappe à la lecture de l’ouvrage est à quel point Engel est naturaliste au sens où il prend au sérieux, du point de vue de la philosophie, l’évolutionnisme . Certes, il ne pense en aucune manière que ce dernier est en mesure d’expliquer totalement par exemple les mathématiques ou l’éthique, mais en revanche il défend que l’évolutionnisme permet de connaître l’ancrage naturel sans lequel le développement culturel n’aurait pas eu lieu .
Le dernier groupe d’entretiens, portant sur la science, la morale et la religion, est avant tout une révision à la hausse de ce qu’est la vérité. Hostile aux approches relativistes et perspectivistes de la vérité (elles sont en effet auto-réfutantes), l’auteur défend que si la vérité est un fait , elle est aussi la valeur immanente à toute recherche de la connaissance . Engel est particulièrement soucieux de remettre à leur place les études, du type de celles de Bruno Latour, destinées à dévoiler la dimension sociale de toute pratique scientifique. Ce n’est pas parce qu’un laboratoire est un lieu de rapports de forces sociales que les résultats qui en sortent ne sont pas vrais : ils le sont s’ils sont justifiés objectivement. Mais ceci n’entraîne pas qu’ Engel idolâtre la science et ses conclusions. Assez proche de Popper et de son concept de vériproximité , Engel soutient que « la science procède par accumulation de théories, les anciennes étant remplacées par de nouvelles, qui ont plus de chances d’approcher la vérité que les précédentes » .
C’est à la lumière de cet engagement en faveur de la vérité que l’on comprend la position de l’auteur sur la religion, position qu’on est d’autant plus impatient de connaître que le retour du religieux a beaucoup d’échos aujourd’hui chez les íntellectuels. Précisément, ce sont les relations entre la science et la religion qui intéressent l’auteur. Fidèle à son réalisme, il attache du prix à ce qu’il appelle le « réalisme théologique » , c’est-à-dire la prétention de la théologie à dire la vérité sur la réalité, d’où sa sympathie affichée pour la philosophie analytique de la religion quand, en accord avec les connaissances scientifiques, elle s’efforce de formuler les meilleurs arguments rationnels possibles en faveur, par exemple, de l’existence de Dieu. Un dialogue est alors ouvert entre le croyant et l’athée sur la base du partage des règles du jeu de l’argumentation rationnelle.
On pouvait s’attendre à ce que l’engagement naturaliste de Pascal Engel le conduise à ne guère prendre au sérieux la religion. Or, ce qu’il ne prend pas au sérieux n’est pas la religion en tant qu’elle vise le vrai (et les conflits possibles avec la science que cela entraîne), mais la religion dépourvue de toute portée théorique et réduite à la formulation métaphorique de règles éthiques .
Terminons : décidément Engel est un penseur indispensable à lire pour qui veut nourrir sa méfiance par rapport aux idées dominantes. En effet l’auteur manifeste une grande réserve vis-à-vis de l’envahissante bioéthique. La nature n’a pas pour lui une valeur en soi, pas plus qu’elle n’aurait de droits ou une finalité que l’humanité devrait respecter . La technique a toujours modifié la nature et donc c’est puéril d’opposer une nature en accord avec laquelle il faudrait vivre et une technique qui pervertirait un ordre naturel bon. Aussi Engel est-il moins désireux de mettre des limites au développement de la technique que de fortifier la bioéthique du point de vue théorique : il s’agirait précisément de remplacer, ou du moins d’accompagner, les compromis finalement politiques auxquelles elle aboutit dans ses représentations institutionnelles par une réflexion plus poussée, de sa part, sur les rapports de la technique et de la nature, sur la relation inévitable entre le développement de la liberté humaine et celui de la technique.
Le lecteur aura compris, à travers la diversité des sujets traités dans cet ouvrage et imparfaitement rendue dans cette recension, qu’il constitue une excellente introduction à l’œuvre de l’auteur. Ce dernier a su trouver un ton juste, aussi loin de la vulgarisation démagogique que du traité savant, invitant ainsi agréablement le lecteur à travailler les textes plus ardus qui l’ont consacré comme un philosophe analytique français de première importance, à l’égal, pour n’en nommer que deux, de Jacques Bouveresse ou de Vincent Descombes.

mercredi 20 juin 2012

Un artiste peut-il montrer sa sagesse dans son oeuvre ? L'opinion d' Émile Mâle.


" Quand on rencontre à l'improviste, dans la cathédrale de Nantes, ces quatre figures du devoir, il est difficile de n'être pas ému. On peut croire que l'artiste qui les sculpta y vit autre chose qu'un ingénieux motif. Michel Colombe était alors un vieillard ; il regardait vers le passé, comme cette grave figure qui s'entrevoit derrière le visage de la Prudence.
À soixante quinze ans, il savait mieux que personne combien il est difficile d'être tempérant, prudent, juste, fort (je me permets de rappeler que ce sont les quatre vertus cardinales) contre soi-même. C'est dans son expérience, et dans les secrètes réserves de la vie morale qu'il a trouvé ces images des Vertus.
 LA TEMPÉRANCE
 LA PRUDENCE
 LA JUSTICE
Les Vertus qu'il a représentées ne sont pas, dirait-on, malgré leur costume, les vertus fastueuses des grands de ce monde ; ce sont les vertus des gens comme lui, des artisans, des tailleurs de pierre : vertus qui se pratiquent dans le silence et l'obscurité. C'est pourquoi il les a conçues comme des jeunes femmes, douces, modestes, sans éclat. Un autre trait révèle la sagesse du vieux maître : il a répandu sur leur visage une inaltérable sérénité. C'est la leçon que les années ont donné au vieillard. Il a appris que ces belles vertus, quand elles entrent dans l'âme, y apportent la paix. Sans un effort, la Force arrache le dragon de la tour ;
Tel le héros qui s'est longtemps combattu et qui est maintenant maître de lui-même. L'homme qui a conçu cette figure de la Force est quelque chose de mieux qu'un habile artiste : c'est un sage." (L'art religieux de la fin du Moyen-Âge en France, p.327-328, Colin, 1925)
On opposera ce texte à ce passage de Platon :
" À la fin donc j'allais trouver ceux qui travaillent de leurs mains. En effet, j'avais conscience de ne savoir pratiquement rien, mais j'étais convaincu de trouver en eux des hommes qui savaient quantité de belles choses. Sur ce point, je ne fus pas désappointé ; ils savaient effectivement des choses que je ne savais pas et, sous ce rapport, ils étaient plus savants que moi. Pourtant, Athéniens, ces bons artisans me parurent avoir le même défaut que les poètes : chacun, parce qu'il exerçait son art de façon admirable, s'imaginait en outre être particulièrement compétent aussi dans ce qu'il y a de plus important." (Apologie de Socrate, 22d, éd. Brisson)
On se rappellera aussi ce passage de La République au début du livre X où Platon distingue trois lits : le lit réel, précisément la Forme du lit, le Lit ; le lit apparent, par exemple tel lit fabriqué par tel menuiser et enfin l'imitation du lit apparent, tel lit imité par tel peintre (on pourrait aussi bien se référer ici au sculpteur).
On peut cependant se demander : l'artiste (ou l'artisan, Platon ne disposant pas de la distinction conceptuelle, bien plus tardive) ne peut-il pas être sage, tout en produisant des représentations qui ne sont pour ainsi dire que des copies de copies ?
La réponse est négative car Platon, défendant une conception intellectualiste de la sagesse, juge qu'elle n'est accessible qu'à ceux qui disposent du savoir le plus complet (et précisément du savoir vrai portant sur ce que nous appellerions aujourd'hui les valeurs).