samedi 20 octobre 2012

Les raisons de trouver courte une nuit.

Chamfort a écrit dans ses Maximes et pensées :
" Vivre est une maladie, dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures. C'est un palliatif. La mort est le remède."
Ce qui m'a rappelé un dit de Démocrite, rapporté par Stobée (Florilège, III, V, 25)
"Celui qui suffit à ses besoins en nourriture ne trouve jamais la nuit courte" (Les Présocratiques, La Pléiade, p. 897)
Spontanément je ne doute pas du sens de la phrase : le sommeil console de la dureté de la vie, à la différence que Démocrite est moins sombre que Chamfort. Je pense aux dernières lignes de la première Méditation métaphysique de Descartes :
" Et tout de même qu'un esclave qui jouissait dans le sommeil d'une liberté imaginaire, lorsqu'il commence à soupçonner que sa liberté n'est qu'un songe, craint d'être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m'apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d'être agitées."
Or, la note qui correspond au passage de Démocrite met en évidence que Jean-Paul Dumont ne comprend pas du tout le passage comme je le fais :
" Interprétations possibles : "Le sommeil du prolétaire n'est pas gâté d'insomnies" ; ou " Le sommeil de l'homme à l'abri du besoin n'est pas gâté d'insomnies" ; ou " La nuit n'est jamais trop longue pour le prolétaire" ; ou " La nuit est brève pour le philosophe qui se nourrit lui-même de spéculation."" (ibid.p.1491)
Impossible de mettre la main sur le texte grec. Mais d'abord pourquoi traduire par prolétaire (proletarius en latin = citoyen pauvre) "celui qui suffit à ses besoins en nourriture" ? En effet prolétaire convient plutôt pour désigner celui n'ayant que de quoi satisfaire ses besoins en nourriture.Ensuite pourquoi comprendre "nuit courte" comme "nuit d'insomniaque" et non pas comme "nuit de brève durée ? Ce que fait la quatrième mais au prix de l'intervention très arbitraire du philosophe (celui qui satisfait à ses besoins en nourriture de l'esprit ?). Quant à la 3ème, elle devrait être plutôt rectifiée en "la nuit est toujours assez longue pour le prolétaire" ! Faute de mieux, je choisis la deuxième mais en laissant de côté la référence aux insomnies.
Dans le doute, je fais appel à un démocritéen (ça ne court pas les rues aujourd'hui), à défaut à un spécialiste de Démocrite, ou alors simplement à quiconque capable de me fournir le texte grec de Stobée.

samedi 13 octobre 2012

L'envie aveuglante des contemporains ou y a-t-il une seule expression juste pour chaque pensée ? ou La Bruyère lu par Julien Benda.

À Marcel, le jour de ses 92 ans...
Quand on lit les Caractères de Théophraste puis ceux de La Bruyère, on ne peut que placer ces derniers loin au-dessus des premiers par la richesse et la finesse des analyses. Qui a lu les deux textes pensera sans doute immédiatement que ce jugement s'impose. On peut même aller jusqu' à regretter que La Bruyère, à la différence de Pascal, ne soit pas inclus aujourd'hui parmi les philosophes du 17ème siècle. Comme La Rochefoucauld, il n'a droit qu' au titre de moraliste.
C'est donc avec amusement que je lis cette note de Sainte-Beuve sur la réception de La Bruyère à l'Académie Française dans un article de La Revue des Deux Mondes publié le 1er Juillet 1836 :
" Il fut reçu le même jour que l'abbé Bignon et par M. Charpentier, qui, en sa qualité de partisan des anciens, le mit lourdement au-dessous de Théophraste ; la phrase, dite en face, est assez peu aimable : "Vos portraits ressemblent à de certaines personnes, et souvent on les devine ; les siens ne ressemblent qu'à l'homme. Cela est cause que ses portraits ressembleront toujours ; mais il est à craindre que les vôtres ne perdent quelque chose de ce vif et de ce brillant qu'on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer avec ceux sur qui vous les avez tirés". On voit que si La Bruyère tirait ses portraits, M. Charpentier tirait ses phrases, mais un peu différemment." (La Pléiade, Oeuvres, I, p.1014)
Hypothèse : Charpentier n'avait lu que la première remarque de La Bruyère, celle qui ouvre dès la première édition la première partie des Caractères , Des ouvrages de l'esprit :
" Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les moeurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes." (La Pléiade, éd. 1941, p.85)
Texte qui cependant ne doit pas éclipser un autre moins connu, la remarque 107 de la 12ème partie (Des jugements) :
" Si le monde dure seulement cent millions d'années, il est encore dans toute sa fraîcheur, et ne fait presque que commencer ; nous-mêmes nous touchons aux premiers hommes et aux patriarches, et qui pourra ne nous pas confondre avec eux dans les arts, dans les sciences, dans la nature, et j'ose dire dans l'histoire ! quelles découvertes ne fera-t-on point ! quelles différentes révolutions ne doivent pas arriver sur toute la face de la terre, dans les États et dans les empires ! quelle ignorance est la nôtre ! et quelle légère expérience que celle de six ou sept mille ans !" (ibid. p.397)
Julien Benda relève dans une note l'étrangeté de la remarque :
" Pensée très curieuse pour une époque qui, sous tant de rapports, se croyait parvenue au ne varietur. (Cf. Des ouvrages de l'esprit, nº 17)"" (ibid. p. 724)
À dire vrai, le renvoi de Benda surprend car la remarque en question dit seulement :
" Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.
Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchait depuis longtemps sans la connaître, et qu'il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d'abord et sans effort.
Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages : comme elle n'est pas toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu'ils ont les plus aimés." (ibid. p.89)
La position de La Bruyère est que toute pensée n'a qu'une expression juste du point de vue d'un homme d'esprit. Cependant une telle expression peut ne pas être trouvée par celui qui la cherche. Lue ainsi, la remarque de La Bruyère n'implique pas que toutes les pensées avec leurs expressions adéquates ont déjà été pensées au moment où l'auteur écrit. Dit autrement, ce passage n'est pas en contradiction avec la remarque 107 précédemment citée. Aussi Julien Benda me semble faire erreur quand il ajoute à la remarque 17 cette note :
" Cette réflexion me paraît une des manifestations du "statisme du dix-septième siècle, de la croyance qu'il avait d'avoir atteint en tous domaines le ne varietur. La Bruyère n'a évidemment pas l'idée qu'il peut y avoir des choses qui n'ont pas encore été pensées'' et pour lesquelles l'expression propre n'existe point mais est à créer. À moins que son idée ne soit que, même pour ces pensées-là, son siècle pourra fournir l'expression ; ce qui n'est pas insoutenable quand on voit combien de nos bons écrivains contemporains disent à peu près tout ce qu'ils ont à dire avec le vocabulaire de son temps." ((ibid. p.696)
La remarque 17, à mes yeux, autorise à soutenir que des pensées futures ne trouveront, parmi toutes les expressions possibles, qu'une seule juste dans la langue dont disposera alors le penseur.
On sera peut-être porté à croire que la position de La Bruyère implique la suprématie du français classique mais il n'en est rien : il suffit que l'expression possible et juste en français classique puisse être complètement traduite dans les autres langues.

Commentaires

1. Le samedi 20 octobre 2012, 12:19 par Felix Le Clerc
" Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre."
Cela peut se comprendre aussi bien comme une trivialité - qui, quand il a exprimé une pensée n'a pas voulu que son expression soit la meilleure possible ? même Céline,qui prétendait prôner la spontanéité de l'expression et éjaculer ses pensées, contrôlait très strictement son écriture et passait un temps fou sur ses phrases, même Soupault et Breton qui prétendaient écrire sous écriture automatique réécrivaient leurs textes, etc. - ou comme une phrase profonde : on écrit pour essayer de dire le plus clairement ce qui est la vérité. Le second idéal est plus difficile à tenir , et contredit le premier : Céline prétendait dans Bagatelles exprimer sa pensée, mais qui va aller soutenir devant l'Eternité qu'il faut tuer tous les Juifs ? Dans le même ordre d'idées - si l'on peut parler d'idées ! - Brasillach eut l'occasion de méditer dans sa cellule la profondeur de la pensée de La Bruyère.
L'humour, l'ironie vont contre la pensée de La Bruyère, en apparence du moins. Maintenant, qui va aller rigoler devant l'Eternité ? La principale objection au Paradis est qu'il est très ennuyeux.
Vous noterez cependant que Benda finalement trouve La Bruyère assez moderne, et infidèle à ses principes ( cf "La Bruyère, in Tableau de la littérature française, dir. André Gide, Gallimard, 1939)
2. Le dimanche 21 octobre 2012, 17:23 par Philalethe
Cher Félix,
Vous me faites voir les choses sous un nouveau jour : la bonne expression serait donc ce qu'on doit dire si on cherche la vérité. Bien sûr ce qu'on doit dire ne correspond pas toujours à ce qu'on veut dire bien.
Mais LB parle de rendu de pensée et pas de rendu de réalité.
Ceci dit, votre lecture rend intelligible l'idée que l'expression bonne (vraie) existe même si on ne la trouve pas : c'est en somme une proposition vraie traduisible en mille et une langues.
Mais appliquée à la fiction, cette idée revient à dire que les seuls passages d'une fiction qui sont manifestement une expression vraie sont par exemple ceux où le personnage dit une vérité éternelle : Don Juan par exemple : "2 et 2 font 4", et que sans qu'il soit nécessaire d'évoquer les excès des insanités antisémites, tout ce qui dans une fiction ne contribue pas à la connaissance n'est pas "bonne expression". Ce n'est pas très facile alors de faire passer la limite sauf quand on prend des énoncés scientifiques dispersés dans des oeuvres de fiction. Et quand vous évoquez l'ironie et l'antiphrase ainsi que l'humour, vous ne pouvez en effet les faire entrer au Paradis des vérités éternelles qu'en leur faisant dire ce qu'ils ne disent pas. Il y aurait donc deux types de bonne expression, celles qui ne demandent pas de travail d'interprétation et celles qui en exigent un (mais alors quelqu'un arrivera à défendre plutôt mal que bien que les insanités antisémites, bien interprétées par lui, sont en fait des Vérités morales éternelles : ça sera un herméneute du soupçon, il aura su dénicher la bonne expression sous ses apparences mauvaises)
3. Le mardi 23 octobre 2012, 23:45 par Felix
Il me semble que la citation de LB ne fait sens que si le but est d'exprimer des pensées vraies. Le vrai, s'il l'est, ne se dit que d'une seule manière, et en effet devrait pouvoir être traduit dans toutes les langues. S'il y a des différences d'expression, elles n'affectent pas le contenu cognitif. Cela sonne frégéen, n'est-ce pas?
Bien sûr cela ne s'applique pas à la fiction. Si je raconte les aventures de Sherlock Holmes, il y a plusieurs manières de le faire. La preuve on fait des remakes ( on est familier au cinéma, mais après tout Ulysses n'est il pas un remake d'homère? La divine comédie de L'Enéide? ). Mais c'est sûr que si Pierre Ménard réécrit le Quichotte , il ne peut le faire que d'une seule manière aussi.
4. Le jeudi 25 octobre 2012, 11:32 par philalethe
Vous me semblez donner une définition du remake qui va faire entrer dans la catégorie remake des oeuvres qu'on n'est pas enclin à y mettre. On va même être porté, vue cette définition, à douter du fait que l'oeuvre de départ par exemple l'Illiade et l'Odyssée ne soit pas elle-même un remake (on appellerait en fait oeuvre originale l'oeuvre dont on ignore pour des causes historiques le modèle dont elle est le remake). En fait je serais d'accord pour adopter une définition plus étroite permettant de soutenir banalement que Vendredi ou les limbes du Pacifique est un remake de Robinson Crusoé.
5. Le jeudi 25 octobre 2012, 17:35 par Félix le chat clair
OK pour Vendredi
mais acceptez vous cet autre exemple:
- Le hussard sur le toit de Giono, reprise de la Chartreuse de Parme version manosquine
ou encore
Jacques le Fataliste , reprise de Tristram Shandy

mais ensuite où commence le pastiche, la parodie, le plagiat , grosse question
cf l'anti-Justine de Restif de la Bretonne
Il y a aussi des remakes d'oeuvres philosophiques ( ex Badiou, La République)
Exercice : compare and contrast
6. Le jeudi 25 octobre 2012, 19:50 par Philalethe
Sur ce problème des limites entre les oeuvres, j'ai pris plaisir à lire "Des genres et des oeuvres" dans Figures V de Genette. En voici un passage :
" Parlant pour sa littérature, Tourgueniev disait un jour : "Nous sortons tous du Manteau de Gogol." Parlant pour toutes les littératures modernes,y compris la critique et la poétique (y compris Gogol), et même (via Borges) une part de la philosophie, on pourrait dire aussi justement : "Nous sortons tous du Quichotte", mais on ne devrait pas trop oublier d'où sort le Quichotte." (p.134)
Petit problème : le texte qui suit est-il un remake ou non de l'Évangile ?
" Une foule hystérique s'apprête à lapider la femme adultère. Jésus intervient : " Que celui qui n'a jamais péché lui lance la première pierre." Tout le monde s'arrête, sauf une autre femme, plus très jeune,mais très digne, qui s'avance avec un gros pavé, et écrabouille sauvagement la tête de la pécheresse. Alors Jésus : "Maman, tu fais chier !"
Mon avis est que oui, si on pense que Badiou a fait un remake de La République...

samedi 29 septembre 2012

La Bruyère sur le stoïcisme (2)

" Combien de belles et inutiles raisons à étaler à celui qui est dans une grande adversité, pour essayer de le rendre tranquille ! Les choses de dehors, qu'on appelle les événements, sont quelquefois plus fortes que la raison et que la nature. " Mangez, dormez, ne vous laissez point mourir de chagrin, songez à vivre" : harangues froides, et qui réduisent à l'impossible. "Êtes vous raisonnable de vous tant inquiéter ?" n'est-ce pas dire : "Êtes-vous fou d'être malheureux ?" (Les CaractèresDe la société et de la conversation, 63)
Julien Benda note : " Réflexion très curieuse pour l'époque, où la position de la plupart des moralistes, élèves des stoïciens, est de refuser d'admettre que "les choses du dehors qu'on appelle les événements sont quelquefois plus fortes que la raison" (p.708, La Pléiade, éd.1941)
Ce texte est franchement plus sombre que le précédent : en effet la nature y était vue comme heureusement plus à même de nous protéger de la fortune que les leçons de la philosophie. Ici la nature elle-même n'est plus d'aucun secours.

jeudi 27 septembre 2012

Un esprit qui ne manque pas de force (Julien Benda)) juge faible un texte de La Bruyère sur les esprits forts.

Dans la Bibliothèque de la Pléiade, on lit encore les oeuvres complètes de La Bruyère dans l'édition qu'en a donnée Julien Benda en 1935. Certes une nouvelle édition satisferait davantage aux exigences contemporaines de la critique scientifique. Mais on perdrait à coup sûr les notes d'une extrême liberté de ton que Benda a jugé bon d'ajouter au texte de l'auteur.
Je pourrais en donner plusieurs exemples. Je choisis la note correspondant au deuxième texte de la dernière partie des Caractères : Des esprits forts. Voici d'abord ce qu'écrit La Bruyère :
" Le docile et le faible sont susceptibles d'impressions : l'un en reçoit de bonnes, l'autre de mauvaises ; c'est-à-dire que le premier est persuadé et fidèle, et que le second est entêté et corrompu ; ainsi l'esprit docile admet la vraie religion, et l'esprit faible, ou n'en admet aucune, ou en admet une fausse. Or l'esprit fort ou n'a point de religion, ou se fait une religion ; donc l'esprit fort, c'est l'esprit faible " (p.469, édition de 1941)
À quoi Julien Benda répond par une note juste mais sévère et définitive :
" Irréfutable si l'on commence, comme fait La Bruyère par définir l'esprit faible celui qui n'admet pas "la vraie religion", c'est-à-l'esprit fort. La pauvreté de toute cette argumentation est confondante." (p.729).
À dire vrai, ce que je trouve intéressant dans ce passage est la distinction entre la docilité et la faiblesse de l'esprit. À la différence de La Bruyère qui désigne par elle deux types d'esprit, on pourrait s'en servir pour désigner une vertu (la docilité) et un vice (la faiblesse) épistémiques.
Dans ce cadre, le même esprit est docile s'il croit ce qu'il est justifié de croire et ne croit pas ce qu'il n'est pas justifié de croire et il est faible s'il croit ce qu'il n'est pas justifié de croire et ne croit pas ce qu'il est justifié de croire. Les passions ou l'intérêt pourraient vicier l'esprit docile et le faire déraisonner.
Vu sous ce jour, l'enfant tel que Descartes l'a pensé ne serait ni docile ni faible mais crédule. La crédulité désignerait alors un état naturel de l'esprit. La docilité, elle, serait le produit d'une bonne éducation épistémique. Quant à la faiblesse, elle pourrait être accidentelle, comme je viens de l'envisager, ou constitutive, la crédulité naturelle non corrigée devenant vice.

Commentaires

1. Le dimanche 30 septembre 2012, 11:21 par Constant
Le syllogisme e La Bruyère est incorrect , comme le note Benda. L'esprit fort est , au sens du XVIIème, le libertin ou celui qui nie la religion. Le faible est celui qui ou admet une religion fausse ( son esprit est corrompu) ou "n'en admet aucune". De là La Bruyère conclut à son identité avec l'esprit fort, qui refuse toute religion. Mais il fait une équivocation entre :
- croire que non P ( refuser de croire P = athéisme)
- ne pas croire que P ( suspendre son jugement, agnosticisme)
Si on assimile les deux, en effet l'esprit fort et l'esprit faible s'identifient.
La faiblesse est certes un vice épistémique, mais est on sûr que La Bruyère traite la docilité comme une vertu?
2. Le dimanche 30 septembre 2012, 14:30 par Philalèthe
Cher Constant,
Merci d'abord de votre post.
La question que vous posez est délicate, vu que LB n'emploie "docile" qu'une seule autre fois dans les Caractères (il n'y a aucune occurrence de docilité ou indocilité) : c'est dans De la chaire (2):
" Un apprenti est docile, il écoute son maître, il profite de ses leçons, et il devient maître ; l'homme indocile critique le discours du prédicateur, comme le livre du philosophe, et il ne devient ni chrétien, ni raisonnable" (p.456)
Il me semble donc justifié d'identifier la docilité de l'apprenti à une vertu épistémique. L'indocile de ce passage peut aussi être identifié au faible du passage que je citais dans mon billet, puisque LB le qualifiait d' "entêté et corrompu" (p.469).
La docilité paraît donc être la vertu qui rend possible l'appropriation réfléchie des meilleurs jugements d'autrui, que ce soit au niveau de la technique, de la religion ou de la philosophie.
3. Le dimanche 30 septembre 2012, 15:36 par Philalèthe
Un coup d'oeil dans le Littré me suggère que docile et docilité n'ont pas de sens péjoratif dans la langue classique. J'y découvre aussi le verbe dociliser et une occurrence de docilité chez LB que je n'avais pas repérée :
" Il n'est pas donné à tous de monter en chaire et d'y distribuer, en missionnaire ou en catéchiste, la parole sainte ; mais qui n'a pas quelquefois sous sa main un libertin à réduire, et à ramener, par de douces et insinuantes conversations, à la docilité ?" Des esprits forts, 30.
4. Le dimanche 30 septembre 2012, 16:18 par Constant Danlehrer
Vous avez sans doute raison :
docile est "Qui a de la disposition à se laisser instruire, conduire" ( littré) mais c'est le sens latin, qui vient de docere, apprendre

lundi 17 septembre 2012

Un déclaration anti-platonicienne (et plutôt nominaliste) de Marat, personnage principal de "Drôle de jeu" de Roger Vailland.

Ça commence comme un échange assez ordinaire entre Marat et Rodrigue (deux noms d'emprunt dans la Résistance) :
" - Sais-tu si Chloé passera dans la matinée ? Je voudrais qu'elle m'arrange en vitesse une rencontre avec Caracalla.
- Je ne sais pas. Je ne l'ai pas vue depuis plusieurs jours.
- Brouillés ?
- Non. Pourquoi me brouillerais-je avec elle ? C'est une brave fille..."
Puis, étonné par l'expression, Marat décroche les Idées du Ciel intelligible :
" Une brave fille ? Elle tombe de haut : avant mon départ, si j'ai bonne mémoire, elle venait de te faire comprendre ce qu' est l'allure : une femme qui a de l'allure, un poème de grande allure, un style alluré. J'aime qu'ainsi d'un rapport brusquement et par hasard perçu entre un objet concret et un mot, résulte la prise de conscience d'une idée générale ; c'est cet acte qui fait la réalité de l'idée. J'avais été ravi de te voir adopter cette méthode pour enrichir ton vocabulaire, c'est-à-dire ta "conception du monde". Je ferai un jour un long poème sur les rencontres qui ont illuminé mon vocabulaire : la plante qui m'a éclairé l'élégance, l'aurore du 5 août 1932 sur la mer Rouge qui m'a enseigné le "lever du soleil", le sein de Rosine qui m'a appris la perfection du sein, la phrase de Staline qui m'a révélé la grandeur, etc
- J'avais eu une fausse illumination, provoquée par une chasteté inconsidérément prolongée. Chloé n'enrichira jamais ma conception du monde que du concept de "bonne fille"..." (Le livre de Poche, p.307)
Dommage qu'il y ait le dernier exemple. Heureusement Vailland a écrit en 1956 à Élisabeth, sa compagne : " Il va falloir retirer le portrait au-dessus du bureau. Ce fut un homme très génial et très terrible, je l'aime, mais il n'a pas plus de raison d'être là (au-dessus de mon bureau) qu' Héliogabale" (Écrits intimes , Gallimard, 1968, p.482). Le 5 Juin de la même année, Vailland prend une décision radicale : " Je ne mettrai plus jamais le portrait d'un homme sur les murs de ma maison " (ibid., p.485)
Restent le sein, la plante, l'aurore...
Bien sûr, d'autres préféreront des cieux plus sérieux, comme celui d' Alain, platonicien à sa manière :
" La Caverne de Platon, cette grande image, s'est rompue en métaphores qui ont circulé dans le monde des hommes comme des bijoux, jetant de vifs éclats. Mais l'image mère est bien autre chose ; elle forme un thème à réflexion pour des siècles encore. J'aime à penser, quand je regarde ce ciel d'hiver qui maintenant descend, que je suis enchaîné à côté des autres captifs, regardant avec admiration ces ombres sur le mur. Car les idées qui pourront m'expliquer quelque chose du ciel n'y sont nullement écrites. Ni l'équateur ni le pôle, ni la sphère, ni l'ellipse, ni la gravitation ne sont devant mes yeux. J'aperçois qu'il faudrait regarder ailleurs, et faire même le long détour mathématique, et contempler alors les choses sans corps et sans couleur, qui ne ressemblent poit du tout à ce spectacle, que pourtant elles expliqueront." (Propos du 25 Mars 1928)

jeudi 13 septembre 2012

Le sot, une fois mort, n'est plus sot ou le dualisme substantiel sauve les sots de la sottise essentielle.

Dans Les Caractères, précisément dans De l'homme, La Bruyère écrit à propos du sot :
" Le sot est automate, il est machine, il est ressort, le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité ; il est uniforme, il ne se dément point : qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie ; c'est tout au plus le boeuf qui meugle, ou le merle qui siffle, il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce : ce qui paraît le moins en lui, c'est son âme, elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose." (142)
Ces lignes, je crois vite les comprendre, elles me font vaguement songer à Bergson : si, comme ce dernier l'affirme dans Le rire, le comique est "du mécanique plaqué sur du vivant", le sot doit fait rire et en effet on rit souvent de lui. Dans son Bréviaire de la bêtise(2008), Alain Roger mentionne ce texte de La Bruyère, en passant, le résumant ainsi en note : "Identité incarnée, à peine ambulante" (p.109)
Il ne dit rien en revanche du passage qui le suit et qui porte encore sur le sot. Mais alors ce que j'y découvre me stupéfie dans un premier temps:
" Le sot ne meurt point ; ou si cela lui arrive selon notre manière de parler, il est vrai de dire qu'il gagne à mourir, et que dans ce moment où les autres meurent, il commence à vivre : son âme alors pense, raisonne, infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout ce qu'elle ne faisait point ; elle se trouve dégagée d'une masse de chair où elle était comme ensevelie sans fonction, sans mouvement, sans aucun du moins qui fût digne d'elle : je dirais presque qu' elle rougit de son propre corps et des organes bruts et imparfaits auxquels elle s'est vue attachée si longtemps, et dont elle n'a pu faire qu'un sot ou qu'un stupide ; elle va d'égal avec les grandes âmes, avec celles qui font les bonnes têtes ou les hommes d'esprit. L'âme d' Alain (sic) ne se démêle plus d'avec celle du grand Condé, de Richelieu, de Pascal et de Lingendes." (La Pléiade, éd.1941, p.358).
Il y a désormais quelque chose de platonicien. Précisément c'est au Phédon que je pense. Socrate fait parler ainsi les philosophes :
" Peut-être bien y a-t-il comme un raccourci capable de nous mener droit au but, dès lors que le raisonnement suivant nous guide quand nous sommes au milieu d'une recherche : tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons ; et, nous l'affirmons, ce à quoi nous aspirons, c'est le vrai (...) Pour nous, réellement la preuve est faite : si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il faut que nous nous séparions de lui et que nous considérions avec l'âme elle-même les choses elles-mêmes (...) Alors, oui, nous serons purs, étant séparés de cette chose insensée qu'est le corps. Nous serons, c'est vraisemblable, en compagnie d'êtres semblables à nous, et, par ce qui est vraiment nous-mêmes, nous connaîtrons tout ce qui est sans mélange - et sans doute est-cela le vrai" (66b-67a, éd. Brisson, p.1182)
Le deuxième texte éclaire le premier mais en même temps, le contextualisant, en affaiblit la vérité, si tant est qu'il ait en lui quelque chose de vrai. On comprend désormais que le sot est prisonnier de son corps : il n'est au fond qu'accidentellement sot. Est-on loin de Descartes qui, dans la lettre à Hyperaspites, attribue à l'âme du foetus des idées métaphysiques que l'état de son corps ne lui permet pas d'actualiser ?
" Ce n'est pas que je me persuade que l'esprit d'un enfant médite dans la ventre de sa mère sur les choses métaphysiques (...) Il n'y a rien de plus conforme à la raison que de croire que l'esprit nouvellement uni au corps d'un enfant n'est occupé qu'à sentir ou à apercevoir confusément les idées de la douleur, du chatouillement, du chaud, du froid, et semblables qui naissent de l'union ou pour ainsi dire du mélange de l'esprit avec le corps. Et toutefois, en cet état même, l'esprit n'a pas moins en soi les idées de Dieu, de lui-même, et de toutes ces vérités qui de soi sont connues, que les personnes adultes les ont lorsqu'elles n'y font pas attention : car il ne les acquiert point après avec l'âge. Et je ne doute point que s'il était dès lors délivré des liens du corps, il ne les dût trouver en soi." (août 1641)
Le sot : en somme, un adulte contraint par l'imperfection de son corps à conserver son âme de foetus. Ainsi la mort va-t-elle produire en lui ce qu'aucune éducation ne pouvait réussir : la connaissance du vrai.

mercredi 5 septembre 2012

Une figure impossible de la misanthropie : le nonsense de Timon.


Lucien de Samosate a écrit au 2ème siècle après J-C un dialogue intitulé Timon ou le misanthrope. Timon s'adresse à Zeus en se plaignant de la passivité du dieu par rapport à son malheureux sort. En effet, riche au départ, il s'est ruiné à aider les Athéniens, ses concitoyens, et désormais il vit dans la pauvreté, souffrant de l'ingratitude de tous ceux qui ont profité de ses bienfaits. Zeus, importuné par "ce braillard qui l'interpelle depuis l' Attique (...) tout crasseux et sale sous sa peau de bique" demande à Hermès pourquoi cet homme riche et entouré de tant d'amis s'est transformé ainsi. Hermès distingue alors les prétendues raisons des causes réelles de sa déchéance :
" Pour dire des banalités, c'est son honnêteté qui l'a perdu, et sa bonté, sa pitié pour tous les nécessiteux, mais pour dire le vrai, son inconscience, sa naïveté, son manque de discernement en amitié, car il ne se rendait pas compte qu'il réservait ses bienfaits à des corbeaux et des loups, mais, tandis que tous ces vautours lui dévoraient le foie, le malheureux s'imaginait que c'étaient des amis et des compagnons, qui faisaient honneur à ce festin parce qu'ils lui voulaient du bien." ( Histoires vraies et autres oeuvres, trad. Guy Lacaze, Le Livre de Poche, p. 61)
Quoi qu'il en soit, Zeus juge la révolte de Timon justifiée et exige de Ploutos (la Richesse) qu'elle lui donne un trésor et le rende ainsi plus fortuné que tous . Timon, peut-être peu cohérent par rapport à ses plaintes initiales, refuse d'abord le trésor, tirant cette décision de son expérience du malheur et de l'ingratitude, causée autrefois par sa vie d'homme riche. Mais, dans un second temps, il se laisse convaincre ; cependant il prend la résolution de devenir misanthrope :
" Hoyau, peau de bique chérie, il est bon que je vous offre au Pan de ces lieux ; quant à moi, je compte à présent acheter tout le coin, bâtir au-dessus de mon trésor une tour assez grande pour y vivre moi seul, et l'avoir pour tombeau après ma mort.
Que ces dispositions soient arrêtées, aient force de loi pour le restant de mes jours : insociabilité absolue, ignorance, mépris ; ami, hôte, compagnon, autel de la Pitié sont balivernes achevées ; la pitié pour les larmes, l'aide au nécessiteux, c'est violation des lois et abolition des usages en vigueur ; ma vie sera solitaire comme celle des loups, et je n'aurai qu'un seul ami, Timon.
Les autres, tous des ennemis et des conspirateurs ; adresser la parole à l'un d'entre eux, souillure ; si j'en vois seulement un, journée néfaste ; en un mot, qu'ils ne soient rien d'autre pour moi que statues de marbre ou de bronze ; ne recevons aucun héraut venant de leur part, ne concluons aucun traité ; que la solitude soit ma frontière avec eux ; compagnons de tribu, de phratrie, de dèmes, patrie même, sont froids et vains mots, ambitions de sots. Que Timon seul soit riche, qu'il méprise tout le monde, qu'il mène une vie de délices tout seul, à l'abri de la flatterie et des éloges fastidieux ; qu'il sacrifie aux dieux et festoie seul, voisin et frontalier de lui seul, renonçant au commerce d'autrui. Qu'il soit arrêté une fois pour toutes qu'il se dira à lui-même le dernier adieu, le jour où il devra mourir, et déposera sur son front la couronne mortuaire.
Que son nom favori soit le Misanthrope, et les traits distinctifs de son caractère l'humeur chagrine, la rudesse, la grossièreté, l'irascibilité et l'inhumanité. Si je vois quelqu'un périr dans les flammes et me supplier d'éteindre le feu, je dois l'éteindre avec de la poix et de l'huile. Si le fleuve en hiver emporte quelqu'un et que, me tendant les mains, il me supplie de les saisir, je dois le repousser en l'enfonçant dans l'eau la tête la première, de telle sorte qu'il ne puisse même pas refaire surface. De cette façon, ils auront ce qu'ils méritent. A proposé la loi Timon fils d' Échécratidès, du dème de Collyte ; l'a mise aux voix devant l'assemblée le même Timon." Bon, que telle soit notre résolution, et tenons-nous y bravement." (p.79-80)
Ce texte est comique car il condense plusieurs idées soit fausses soit impossibles logiquement :
1) Timon, décidant de devenir misanthrope, choisit son caractère.
2) Ce dernier est fixé par une loi.
3) Cette loi est instituée par Timon tout seul. C'est une action du même type que : être élu par soi-même Président de la République. À l'occasion, rappelons ce qu'écrit Élisabeth Anscombe dans The modern moral philosophy (1958) : "Kant introduces the idea of "legislating for oneself", which is as absurd as if in these days, when majority votes command great respect, one were to call each reflective decision a man made a vote resulting in a majority, which as a matter of proportion is overwhelming, for it is always 1-0. The concept of legislation requires superior power in the legislator" (Human life, action and ethics, 2005, p 171).
4) Sa misanthropie, qu'on peut appeler positive du fait qu'elle se manifeste par des actions hostiles - à la différence de la misanthropie négative qui se retiendrait d'aider, celle de Timon nuit à qui a besoin d'aide - , inclut des états ou des actes impossibles comme avoir soi-même pour voisin, avoir pour ami soi-même, se dire le dernier adieu, déposer sur son front sa couronne mortuaire.
Bien sûr ces dernières actions ne sont impossibles qu'en fonction de l'usage que l'on fait des concepts : si avoir pour ami soi-même veut dire simplement ne se soucier que de soi, c'est logiquement possible et psychologiquement ordinaire. Chacune des expressions dépourvues de sens peut en recevoir un à ce prix. Mais Timon, bien évidemment, dans le cadre de sa misanthropie volontariste (qu' accompagne ce qu'on pourrait appeler un solipsisme feint : en effet Timon ne tient pas pour vrai qu'autrui n'existe pas, il décide de faire comme si autrui n'existait pas ) veut parvenir au comble du caractère qu'il se fixe sans mesurer les non-sens qu'il profère. Lucien, sans doute, les identifiait bel et bien.

mardi 4 septembre 2012

URSS et néoplatonisme.

" Partie du coeur magnétique de la terre centrale de l'Eurasie, la puissance soviétique, comme la réalité de l'Un dans le néoplatonisme s'épanchant dans une série descendante d'émanations, coule vers l'extérieur, à l'ouest en Europe, au sud dans le Moyen-Orient, à l'est dans la Chine, se brise déjà contre les bords de l'Atlantique, la mer de Chine, la Méditerranée et le Golfe Persique. Comme l'Un indifférencié, dans sa progression, passe par les stades de l'Esprit, de l'Âme et de la Matière, et revient en lui-même par un Retour fatal, ainsi la puissance soviétique, émanant du centre intégralement totalitaire, s'étend au-dehors par l'Absorption (Pays Baltes, Bessarabie, Bukovine, Pologne Orientale), par la Domination (Finlande, Balkans, Mongolie, Chine du nord et demain Allemagne), l' Influence dominante (Italie, France, Turquie, Iran, Chine Centrale et méridionale...), jusqu'à ce qu'elle se dissolve dans (...) la sphère matérielle extérieure, au-delà des bornes eurasiennes, de la Concilation temporaire et de l'Infiltration (Angleterre et États-Unis)."
Certes le texte est démodé, son auteur est oublié : il s'agit de L'ère des organisateurs (The managerial revolution) écrit en 1941 par James Burnham. Mais où trouver aujourd'hui une analyse géopolitique structurée par une conceptualisation néoplatonicienne ?
On peut lire cet extrait dans l'article qu'Orwell a consacré à l'ouvrage (Essais, articles et lettres, volume 4 1945-1950, Ivrea, p.208-209)

dimanche 2 septembre 2012

George Orwell (1946) et Victor Klemperer (1947) : mauvaise politique, mauvaise langue.

Dans un article intitulé La politique et la langue anglaise et publié en avril 1946, George Orwell soutient la position que, la pensée se dégradant en Angleterre, la langue anglaise décline, lequel déclin renforce l'affaiblissement de la pensée. C'est dans ce cadre qu 'il écrit :
" Les mauvais écrivains, et notamment les scientifiques, les politiciens et les sociologues sont presque toujours hantés par l'idée que les termes latins ou grecs sont plus nobles que les mots saxons et des termes superflus comme expediteamelioratepredictextraneousderacinatedclandestinesubaqueous et des centaines d'autres gagnent constamment du terrain sur leurs équivalents anglo-saxons (...) La manière habituelle de forger un mot nouveau est d'utiliser une racine latine ou grecque avec l'affixe approprié et, en cas de besoin, le suffixe -ize (-iser). Il est souvent plus facile de forger des termes de ce genre (deregionalizeimpermissibleextramaritalnon-fragmentary, et ainsi de suite) que de trouver des mots anglais pour exprimer sa pensée. Tout cela a pour résultat d'aggraver le relâchement et l'imprécision." (Essais, articles, lettres, volume IV, 1945-1950, p.163, Ivrea, 2004)
Or, un an plus tard, en 1947, Victor Klemperer dans l'ouvrage où il étudie la langue nazie, LTI, la langue du IIIème Reich écrit :
" Dans chaque discours, dans chaque bulletin, le Führer se gargarise de deux mots d'origine étrangère qui sont absolument inutiles et nullement répandus ni compris partout : diskriminieren (il dit régulièrement diskrimieren) et diffamieren (...) La LTI (Lingua tertii empirii) recourt sans besoin au mot d'origine étrangère. En parlant de Terror (de Luftterror -terreur aérienne-, de Bombenterror, et naturellement aussi de Gengenterror -contre-terreur- et d' Invasion, elle suit du moins des sentiers fréquentés depuis bien longtemps, mais les Invasoren -envahisseurs- sont nouveaux et les Agressoren sont parfaitement superflus, et pour liquidieren, on a tant de choses à disposition : tötenmordenbeseitigenhinrichten, etc. Il aurait même été facile de remplacer le Kriegspotential -potentiel de guerre- qui traîne partout soit par Rüstungsgrad ou par Rüstungsmöglichkeit -degré ou possibilité d'armement- (...)
Quelles sont donc les raisons de cette prédilection, que je n'ai illustrée ici que de quelques exemples, pour le mot d'origine étrangère si ronflant ?? C'est justement et en premier lieu son caractère ronflant, et, lorsqu'on suit les différents motifs jusqu'au dernier, c'est toujours et encore son caractère ronflant et la volonté de couvrir certaines choses indésirables.
Hitler est un autodidacte et il n'a pas cinquante mais tout au plus dix pour cent de culture générale (...) En tant que Führer, il est à la fois fier de ne pas se soucier de la "prétendue culture d'autrefois" et fier du savoir qu'il a acquis par lui-même. Tout autodidacte fait parade de mots étrangers et, d'une manière ou d'une autre, ceux-ci se vengent.
Mais ce serait faire tort au Führer que d'expliquer sa prédilection pour ce genre de mots par la seule vanité et la seule connaissance de ses propres manques. Ce que Hitler connaît avec une terrible précision et ce dont il tient compte, c'est toujours la psyché de la masse qui ne pense pas et doit être maintenue dans l'incapacité de penser. Le mot étranger impressionne, il impressionne d'autant plus qu'il est moins compris ; n'étant pas compris, il déconcerte et anesthésie, il couvre la pensée, Schlechtmachen -dire du mal-, tous les Allemands comprendraient ; diffamieren est compris de moins de gens, mais sur tous, sans exception, il fait un effet plus solennel et plus fort que schlechtmachen. (Qu'on pense à l'effet produit par la liturgie latine dans le service divin catholique.)" (p.322-324, Albin Michel)
Les deux auteurs sont plutôt d'accord sur la finalité de l'importation de mots étrangers et savants (c'est ronflant pour Klemperer, noble pour Orwell), mais ce qui les distingue, c'est que Klemperer pense isoler une propriété de la langue propre au nazisme alors qu' Orwell identifie à la source une cause politique générale, il écrit en effet :
" Quand l'atmosphère générale est mauvaise, le langage ne saurait rester indemne. On constatera sans doute - c'est une hypothèse que mes connaissances ne me permettent pas de vérifier - que les langues allemande, russe et italienne se sont, sous l'action des dictatures, toutes dégradées au cours des dix ou quinze dernières années." (ibid. p.169)
En tout cas les deux auteurs voient identiquement un enrichissement, un gain (l'apport d'un nouveau vocabulaire) comme une perte (au niveau de la clarté et de la précision de la communication). Les deux aussi voient dans la disparition (cas allemand) ou l'affaiblissement (cas anglais) de la démocratie la cause de la dégradation de la langue, plus exactement de la dégradation de la communication linguistique (la dégradation en question n'est pas au niveau de l'efficacité -loin de là ! ceux qui la parlent ainsi atteignent leurs fins- mais au niveau du respect des normes qui permettent de transmettre la vérité).

samedi 1 septembre 2012

La vie à l'école : Abel Bonnard était pour (billet d'inspiration bendaïenne).

Il est bien vu depuis longtemps de considérer que la vie doit entrer à l'école, ce qui veut dire entre autres qu'un enseignement vivant doit permettre parce qu'il parle de la vie à des élèves vivants (trop peut-être aujourd'hui !) d' être adaptés à la vie, qu'on qualifie alors de vraie (sans doute pour la distinguer de la fausse vie telle que les livres l'imaginent). L'idée aujourd'hui ne me paraît pas être plus de gauche que de droite, car le concept de vie garde ici une équivocité qui permet les utilisations politiquement les plus opposées.
Or, j'ai toujours eu beaucoup de méfiance pour ce qu'on pourrait appeler avec un peu de liberté le vitalisme scolaire. Je crains en effet que le savoir, la connaissance n' y perdent. Ma résistance à l'idée ne fait que s'accroître quand, relisant La trahison des clercs (1927) de Julien Benda, plus exactement la préface écrite pour la réédition de 1946, j'y trouve :
" Fulminant un bref à ses ouailles, le ministre de l'Éducation Nationale de Vichy, Abel Bonnard, arrêtait : " L'enseignement ne doit pas être neutre ; la vie n'est pas neutre." (p. 127, Le Livre de Poche, Pluriel)