jeudi 31 janvier 2013

Dans Que peut-on faire de la religion ? (2011), Jacques Bouveresse, en écho à Charles Taylor dans L'âge séculier (2007), définit le croyant naïf comme celui pour qui l'espace de sa religion coïncide avec l'espace de la religion et plus largement celui de la spiritualité. Le croyant "désengagé" comprend qu'il n'a le monopole ni de l'authentique religion ni de la vraie morale. Or, il se trouve qu' Henri Brémond ouvre son Histoire littéraire du sentiment religieux en France (1924) par une anecdote dans laquelle s'exprime la croyance naïve par excellence, mais le plaisant y est la douceur du dialogue, précisément due à la naïveté, du chrétien comme du bouddhiste : " Un des ouvriers de la première entente cordiale entre la France et le roi de Siam, le missionnaire Bernard Martineau, désireux de connaître à fond "les livres et fables de la religion siamoise", avait pris pension dans une pagode de talapoins, à Ténassérim. Comme chacun sait, les talapoins sont les moines de ce pays-là. Les bonnes gens l'avaient reçu avec amitié et le supérieur lui-même s'était chargé de l'instruire. "Lorsque ce vieux me donnait leçon, raconte Martineau, et m'expliquait des fables qui sont du moins aussi ridicules ou davantage qu'aucune des anciens païens, il était assez simple de croire que j'y donnais foi, parce qu'à la vérité je l'écoutais avec attention et ne lui répugnais en rien, pour ne le pas détourner de me découvrir toutes ces mystérieuses superstitions. Voyant que je m'appliquais à l'étude de ses livres, il me disait souvent une chose qui me donnait bien sujet de rire . " Écoutez, me disait-il, voulez-vous que je vous dise pourquoi vous vous appliquez avec tant de zèle et d'affection à l'étude de la langue et des livres de Siam ? C'est qu'anciennement vous avez été siamois et habile homme dans l'intelligence de tous ces livres, et il est demeuré en vous un petit reste et comme une certaine réminiscence de ce que vous avez été premièrement, qui a fait que d'abord vous êtes arrivé dans ce royaume et que vous avez entendu la langue et vu les livres, vous avez été réveillé comme d'un assoupissement ; vous étiez un esprit éperdu et poussé par une inclination enracinée, forte et secrète vers une chose que vous aviez autrefois cultivée". il ajoutait qu'étant siamois et grand docteur, j'avais fait quelque petit péché par châtiment duquel j'étais tombé à naître français, mais qu'enfin je devais me consoler dans mon bannissement, puisque, étant fini par la mort, je renaîtrais une autre fois siamois et deviendrais un grand roi."

Dans Que peut-on faire de la religion ? (2011), Jacques Bouveresse, en écho à Charles Taylor dans L'âge séculier (2007), définit le croyant naïf comme celui pour qui l'espace de sa religion coïncide avec l'espace de la religion et plus largement celui de la spiritualité. Le croyant "désengagé" comprend qu'il n'a le monopole ni de l'authentique religion ni de la vraie morale.
Or, il se trouve qu' Henri Brémond ouvre son Histoire littéraire du sentiment religieux en France (1924) par une anecdote dans laquelle s'exprime la croyance naïve par excellence, mais le plaisant y est la douceur du dialogue, précisément due à la naïveté, du chrétien comme du bouddhiste :
" Un des ouvriers de la première entente cordiale entre la France et le roi de Siam, le missionnaire Bernard Martineau, désireux de connaître à fond "les livres et fables de la religion siamoise", avait pris pension dans une pagode de talapoins, à Ténassérim. Comme chacun sait, les talapoins sont les moines de ce pays-là. Les bonnes gens l'avaient reçu avec amitié et le supérieur lui-même s'était chargé de l'instruire. "Lorsque ce vieux me donnait leçon, raconte Martineau, et m'expliquait des fables qui sont du moins aussi ridicules ou davantage qu'aucune des anciens païens, il était assez simple de croire que j'y donnais foi, parce qu'à la vérité je l'écoutais avec attention et ne lui répugnais en rien, pour ne le pas détourner de me découvrir toutes ces mystérieuses superstitions. Voyant que je m'appliquais à l'étude de ses livres, il me disait souvent une chose qui me donnait bien sujet de rire . " Écoutez, me disait-il, voulez-vous que je vous dise pourquoi vous vous appliquez avec tant de zèle et d'affection à l'étude de la langue et des livres de Siam ? C'est qu'anciennement vous avez été siamois et habile homme dans l'intelligence de tous ces livres, et il est demeuré en vous un petit reste et comme une certaine réminiscence de ce que vous avez été premièrement, qui a fait que d'abord vous êtes arrivé dans ce royaume et que vous avez entendu la langue et vu les livres, vous avez été réveillé comme d'un assoupissement ; vous étiez un esprit éperdu et poussé par une inclination enracinée, forte et secrète vers une chose que vous aviez autrefois cultivée". il ajoutait qu'étant siamois et grand docteur, j'avais fait quelque petit péché par châtiment duquel j'étais tombé à naître français, mais qu'enfin je devais me consoler dans mon bannissement, puisque, étant fini par la mort, je renaîtrais une autre fois siamois et deviendrais un grand roi."

lundi 28 janvier 2013

De quoi tient lieu le feu dans l'allégorie de la caverne ? Le point de vue d' Iris Murdoch.

Dans La souveraineté du Bien (1970), Iris Murdoch propose une interprétation inhabituelle de l’allégorie de la Caverne de Platon :
« Il existe de faux soleils, plus faciles à contempler et plus réconfortants que le vrai.
Dans sa puissante allégorie, Platon nous donne l’image de cette vénération illusoire. Les captifs de la caverne sont pris dans des liens qui leur tiennent la tête tournée vers le mur du fond. Derrière eux, sur une hauteur, brûle un feu dont la lumière leur permet de voir, projetées sur la partie de la caverne qui leur fait face, les ombres de statuettes qu’on transporte là-haut, sur un chemin situé entre le feu et les prisonniers ; et ceux-ci prennent ces ombres pour les objets eux-mêmes. Quand, délivrés de leurs chaînes, ces hommes peuvent se retourner, ils voient le feu qu’ils vont devoir dépasser pour gravir la montée et sortir de la caverne. Je tiens ce feu pour le représentant du moi ; il figure le psychisme archaïque et non encore régénéré, cette puissance source d’énergie et de chaleur. S’étant ainsi élevés au second stade de leur initiation à la lumière, les prisonniers accèdent au type de conscience de soi qui est aujourd’hui l’objet de tant de soins de notre part. Il peuvent voir les sources mêmes de ce qui n’était auparavant qu’aveugle instinct égocentrique. Ils contemplent les flammes dont la lumière produisait les ombres qu’ils tenaient jusque là pour des réalités ; ils peuvent voir aussi les statuettes, les imitations de choses du monde réel, dont ils avaient coutume de reconnaître les ombres. Et ils ne songent même pas qu’il y ait encore autre chose à voir. Quoi de plus plausible que de voir ces hommes se fixer auprès de ce feu qui, toute vacillante et incertaine que soit sa forme, est si facile à contempler et si réconfortant ?
Je fais l’hypothèse que Kant redoutait quelque chose du même genre quand il mettait tant d’insistance à détacher notre attention du psychisme empirique. Cette chose puissante est en effet un objet de fascination, et ceux qui étudient son pouvoir de produire des ombres étudient quelque chose de bien réel. La découverte de ce pouvoir peut constituer une étape au cours de l’évasion hors de la caverne ; mais elle peut également être prise pour l’étape terminale. On peut confondre le feu avec le soleil, et le souci de soi avec le comble de ce qu’il est bon de faire (encore que tous ceux qui s’évadent de la caverne ne séjournent pas nécessairement longtemps auprès du feu. Peut-être le paysan a-t-il fui la caverne sans même remarquer la présence de ce feu (cette allusion un peu énigmatique se réfère à la thèse formulée dès les premières lignes de l'ouvrage qu' "une vie peut être vertueuse sans avoir été soumise à un examen critique")). Toutes les religions et toutes les idéologies peuvent être faussées par l’érection du moi, généralement sous une forme déguisée, en objet véritable de vénération. Mais, par-delà les craintes de Kant, j’estime qu’il y a place à l’intérieur comme à l’extérieur de la religion, pour une sorte de contemplation du Bien, non pas réservée à quelques experts élus, mais ouverte aux hommes et aux femmes ordinaires : il s’agit là d’une attention qui n’est pas simple planification de bonnes actions particulières, mais effort pour se détourner entièrement du moi en direction d’une perfection transcendante et lointaine ; en direction d’une source d’énergie non viciée, source de vertu inédite et complètement insoupçonnée. Cet effort, qui est détournement de l’attention de la particularité, peut être du plus grand secours quand des difficultés paraissent insolubles, et tout spécialement quand des sentiments de culpabilité placent régressivement le regard sous l’attraction du moi. Tel est le vrai mysticisme auquel s’identifie la moralité : une sorte de prière non dogmatique, mais réelle et importante, même si elle est aussi, sans doute, difficile à pratiquer et facilement sujette à toutes sortes de déformations. » (Edition de l’Eclat, p. 121-123)
Il va de soi qu' Iris Murdoch ne cherche pas ce que représentait le feu pour Platon, d’ailleurs il n’y a pas d'enquête à mener, Platon écrivant clairement que le feu représente le soleil. Cette interprétation, volontairement infidèle donc au platonisme, a en tout cas comme particularité remarquable d’évacuer la dimension politique de l’allégorie platonicienne : en effet la lecture dominante concernant les porteurs de statuettes les identifie aux sophistes et conduit ainsi à penser le prisonnier comme victime non pas de mécanismes psychologiques inconscients mais d’une domination sociale passant inaperçue.

dimanche 27 janvier 2013

Jansenius et Nietzsche, séparés par un pont.

On connaît ce texte de Nietzsche :
« L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme, - une corde sur l’abîme (...) Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin. » (Ainsi parlait Zarathoustra I, 4, éd. Lacoste et Rider)
J’y ai pensé en lisant un passage de Jansenius cité par Sainte-Beuve :
« Rompez tous les ponts avec l’orgueil, avec la volonté humaine et propre ; rompez tous les ponts, même les moindres ; qu’il n’y ait rien, pas une simple planche de passage entre l’ennemi et vous ; que ceux qui veulent venir à la sainte Cité de Grâce se jettent dans l’abîme du fossé, dans l’abîme de la Providence ; le pont de Dieu se formera sous leurs pas et ira de lui-même les chercher. Mais ne leur laissez pas croire qu’ils peuvent commencer d’eux-mêmes ce pont, qu’ils peuvent en jeter par leur effort le premier câble ou la première planche ; car ce commencement fera planche en effet à tout le reste, et tout l’orgueil humain à la suite y défilera. »(Port-Royal, livre II, La Pléiade, vol. I, p.624)
Pour Jansénius, le pont vient d’en haut, de Dieu ; pour Nietzsche, c’est l’homme qui est un pont, devrait, s'il le peut, être un pont, plus exactement.
Curieusement, dans un passage au moins de son oeuvre, Nietzsche reprend la métaphore du pont qui mène à Dieu. Il porte même un nom, Platon :
" Dans la grande fatalité du christianisme, Platon est cette fascinante ambiguïté, appelée "idéal" qui permit aux natures nobles de l'Antiquité de se méprendre elles-mêmes et d'aborder le pont qui mène à la "Croix"" (Le crépuscule des idolesCe que je dois aux Anciens, 2, ibid., p. 1025).

samedi 26 janvier 2013

Anacréon, travesti en stoïcien, face à un « philosophe à bon marché », Aristote.

Sénèque ne s’est pas beaucoup intéressé au poète grec Anacréon. Une seule allusion : dans la lettre 88 à Lucilius, il mentionne la question de savoir « si la vie d’ Anacréon fut plutôt celle d’un débauché ou plutôt celle d’un ivrogne », comme un exemple de « fadaises qu’il faudrait désapprendre, si on les savait », telle, aussi bien, la question de savoir « qui était véritablement la mère d’Énée ».
En fait, une fois acceptée l’identification du narrateur à l’auteur, la question n’est pas tout à fait sans raison, car, à lire les Odes du poète, on ne sait trop, des jeunes filles ou du vin, lequel des deux biens est le plus important. Je dirais que le poète place le vin au premier plan pour l'avoir sous la main, alors que les jeunes filles ne semblent pas répondre facilement à ses avances. Néanmoins cela ne revient pas à qualifier Anacréon plus d' ivrogne que de débauché : ni l’un ni l’autre ! C’est un vieil homme voyant la mort arriver et cherchant le plaisir avant qu’il ne soit trop tard. Aujourd’hui il pourrait être objet d’exercice dans les écoles : « lire les Odes d’ Anacréon et se demander si le poète était épicurien avant Épicure ».
Pour revenir à la "fadaise", manifestement Montaigne n’a pas choisi ma solution. Dans le chapitre V du troisième livre des Essais, que Pierre Villey juge avoir été mutilé « dans les exemplaires des couvents », Montaigne fait l’éloge de l’ « occupation » amoureuse et donc paraît mettre l’accent sur les jeunes filles :
« Voyez combien elle a rendu de jeunesse, de vigueur et de gaieté au sage Anacréon »
Retenez bien que Montaigne qualifie le poète de sage… Ceci dit, à mes yeux, Montaigne a une lecture des Odes qui en gomme la mélancolie. Mais peu importe !
La fin d’ Anacréon, en tout cas, a retenu son attention ; il la mentionne en passant dans une liste de morts idiotes, rien à voir avec les morts exemplaires de quelques antiques :
« L’autre (c’est précisément notre auteur) mourut d’un grein de raisin. » (I, XX)
Des vers d'Anacréon, Montaigne n’en mentionne que deux (en grec) mais ils nous intéressent :
Τί πλειάδεσσι κάμοί
Τι δ ʹάστράσι βοώτω
“ Que m’importent à moi les Pléiades, que m’importe la constellation du Bouvier ? » (XVII, 10)
Cette indifférence par rapport à la connaissance de la nature ( réaffirmée ici par Montaigne dans cet essai ), Anacréon, une fois mort, aux enfers fontenelliens, la brandit face à Aristote.
On l’aura deviné : le jeune Fontenelle joue Anacréon contre le Stagirite.
À l'ouverture du dialogue, Anacréon apparaît pourtant bien vantard, de se donner le titre que lui donnait Montaigne :
« Vous faites sonner bien haut le nom de philosophe : mais moi, avec mes chansonnettes, je n’ai pas laissé d’être appelé la sage Anacréon ; et il me semble que le titre de philosophe ne vaut pas celui de sage »
On croit qu’en fait il a été juste chanceux :
« Je n’avais fait que boire, que chanter, qu’être amoureux ; et la merveille est qu’on m’a donné le nom de sage à ce prix, au lieu qu’on ne vous a donné que celui de philosophe, qui vous a coûté des peines infinies. Car combien avez-vous passé de gros volumes sur des matières obscures, que vous n’entendiez peut-être pas bien vous-même ? »
Mais il ne s’agit pas de heureux hasard. La vie de plaisir est réellement d’accès plus ardu que la vie philosophique :
« Je vous soutiens qu’il est plus difficile de boire et de chanter, comme j’ai chanté et comme j’ai bu, que de philosopher comme vous avez philosophé. Pour chanter et pour boire comme moi, il faudrait avoir dégagé son âme des passions violentes, n’aspirer plus à ce qui ne dépend pas de nous, s’être disposé à prendre toujours le temps comme il viendrait : enfin il y aurait auparavant bien des petites choses à régler chez soi ; et quoiqu’il n’y ait pas grande dialectique à tout cela, on a pourtant de la peine à venir à bout. »
C’est un lieu commun aussi vieux que la philosophie d’opposer la vie philosophique au discours philosophique ; le savoureux est de réussir la métamorphose du poète grec en stoïcien, certes passablement hétérodoxe. Si Sénèque, qui vit aussi dans les enfers fontenelliens, avait discuté non avec Scarron, comme il le fera, mais avec le poète grec, il se serait fait salement rosser aussi, lui et ses mille esclaves.
Quant à l’astronome, qui en prend aussi pour son grade (« La philosophie (il s’agit ici de la vraie !) n’a affaire qu’ aux hommes, et nullement au reste de l’Univers. L’astronome pense aux astres, le physicien pense à la nature, et le philosophe pense à soi. »), il prendra sa revanche dans les Entretiens sur la pluralité des mondes !

vendredi 25 janvier 2013

Fontenelle donne un coup de pied dans l'esthétique classique.

Réjouissant, le troisième des Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle !
Un personnage mythologique, Didon, se plaint de ne pas avoir été représenté correctement par un écrivain, Virgile. Enfin c’est le lecteur qui sait bien que Didon n’a pas plus de réalité que Zeus ou Mars. Car elle parle à Stratonice comme si elle était, si vous permettez l’expression, une vraie morte, fâchée, elle, la veuve brûlée vive par fidélité à son mari, de se retrouver dans les vers virgiliens sous les traits d’ « une jeune coquette qui se laisse charmer de la bonne mine d’un étranger (Énée) dès le premier jour qu’elle le voit ».
Stratonice, l’épouse morte, et bel et bien historique d’ Antiochus, va défendre, elle, la primauté de la représentation réussie de la beauté sur la fidélité à la vérité et la défense de la vertu.
« Un peintre, qui était à la cour du roi de Syrie mon mari, fut mal content de moi, et pour se venger, il me peignit entre les bras d’un soldat. Il exposa son tableau, et prit aussitôt la fuite. Mes sujets, zélés pour ma gloire, voulaient brûler ce tableau publiquement, mais comme j’y étais peinte admirablement bien, et avec beaucoup de beauté, quoique les attitudes qu’on m’y donnait ne fussent pas avantageuses à ma vertu, je défendis qu’on le brûlât, et fis revenir le peintre à qui je pardonnai. Si vous m’en croyez, vous en userez de même à l’égard de Virgile. »
Résumons : un être fictif est admonesté par un personnage historique pour être trop soucieux de vérité et de morale.
La Bruyère n’aurait pas aimé que le beau soit séparé ainsi du vrai et du bien : « tout l’esprit d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre » (I,4) ou bien « ce n’est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu’elles soient décentes et instructives » (I,52). Qu’on ne se trompe pas : La Bruyère ne condamne pas la représentation du vice pourvu qu’elle soit conforme à la réalité et que sa raison d’être soit éthique :
« Que si l'on ne laisse pas de lire quelquefois, dans ce traité des Caractères, de certaines moeurs qu'on ne peut excuser et qui nous paraissent ridicules, il faut se souvenir qu'elles ont paru telles à Théophraste, qu'il les a regardées comme des vices dont il a fait une peinture naïve, qui fit honte aux Athéniens et qui servit à les corriger » (Discours sur Théophraste)
Quant à la peinture proprement dit, La Bruyère l’évoque rarement dans ses Caractères et il n’écrit rien sur elle de spécifique. « Peinture » veut dire le plus souvent dans son œuvre « description ». Mais je n’ai pas de raisons de penser que La Bruyère aurait jugé du peintre autrement que de l’écrivain.
Un point cependant ne reste pas clair : est-ce légitime de renforcer la beauté ou la laideur ? `
" La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'histoire a embelli les actions des héros : ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l'histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matière, ou ces grands hommes à leur historien." (I, 12)
Ces lignes inclinent à penser qu'ajouter un degré de beau au déjà beau est légitime si la raison de l'ajout est la promotion du Bien. Mais, dans le domaine de la critique littéraire, La Bruyère condamne nettement l'exagération :
" (...) phrases outrées, dégoûtantes, qui sentent la pension ou l'abbaye, nuisibles à cela même qui est louable et qu'on veut louer." (I, 21)
Comparant Malherbe et Théophile, il met le second en-dessous du premier :
" (...) L'autre (Théophile), sans choix, sans exactitude, d'une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s'appesantit sur les détails : il fait une anatomie ; tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature ; il en fait le roman." (I, 39)
Néanmoins, parlant de l' Opéra, il regrette la machinerie qui y "augmente et embellit la fiction" (I, 47) et il loue l'hyperbole "quand elle exprime au delà de la vérité pour ramener l'esprit à mieux la connaître." (I, 55).
De tout cela il paraît légitime de conclure que ne pas faire le roman de la nature ne veut pas dire en faire une peinture exacte à la lettre. L'excès est bienvenu s'il est le moyen raisonnable de rendre le lecteur sensible à la vérité qu'il importe au peintre de transmettre.

mardi 22 janvier 2013

Délicatesse sensuelle et délicatesse morale : la promotion philosophique d'une figure détestée des philosophes antiques.

Dans son traité sur La Colère, Sénèque donne un des remèdes à cette passion :
" Ne pas s'exaspérer pour des riens, pour des mesquineries. L'esclave n'est pas assez prompt, l'eau à boire pas assez fraîche, le lit est mal fait, le couvert mis négligemment ; s'emporter pour ces bagatelles, c'est de la folie. Il faut être malade ou valétudinaire pour se pelotonner au moindre souffle d'air, avoir les yeux bien sensibles pour qu'ils soient blessés par la blancheur d'une étoffe, être un homme bien dissolu pour que le travail des autres donne un point de côté. Mindyridès, dit-on, un Sybarite, voyant quelqu'un creuser et lever haut la pioche, se plaignit d'être fatigué et défendit à l'homme de continuer son travail devant lui ; il se plaignit plusieurs fois qu'il avait mal au coeur d'être couché sur des feuilles de rose pliées." (II, XXV,1-2, p.143, éd. Veyne)
Myndyridès est le type même du délicat (mollis, que Bourgery et Veyne ont préféré traduire par mou). Sénèque ne mentionne jamais plus ce non-stoïcien par excellence.
Mais je le retrouve mort, sous le nom de Smindiride, dans les Dialogues de Fontenelle. Il est face à Milon. C'est dans la logique de l'histoire : en effet leur dispute aux Enfers est la poursuite en mode mineur de la guerre entre Sybaris et Crotone, la ville de Milon. Diodore, dans son Histoire universelle, la raconte ainsi :
" Il y avait longtemps que les Grecs avaient fondé en ce même pays la ville de Sybaris ; et la fertilité du terroir l'avait rendue florissante en peu d'années ; car étant située entre deux fleuves, le Crathis et le Sybaris, dont le dernier lui avait donné son nom ; l'étendue et la fécondité de ses campagnes avait prodigieusement enrichi ses habitants : et comme ils avaient reçu parmi eux un grand nombre de citoyens, la réputation de leur ville s'était accrue au point qu'elle passait pour la plus belle de l'Italie. Elle ne contenait pas moins de trois cent mille personnes. Leur chef était alors un nommé Telys. Celui-ci leur rendit suspects les plus puissants d'entre eux, de sorte qu'il leur persuada de les chasser de la Ville et de distribuer leurs richesses au reste des citoyens. Les exilés se réfugièrent à Crotone et là se jetèrent au pied des autels de la place publique. Aussitôt Telys envoya des ambassadeurs aux Crotoniates pour leur redemander ses fugitifs ou pour leur déclarer la guerre en cas de refus. Le peuple de Crotone étant assemblé, la proposition lui fut faite ou de livrer leurs suppliants ou de s'exposer à la guerre contre des ennemis plus forts qu'eux. La crainte d'une guerre dangereuse faisait d'abord pencher le peuple et même les principaux d'entre eux à rendre les réfugiés, lorsque le philosophe Pythagore prit leur défense avec tant de zèle que tout le peuple revint de sa première opinion et préféra à son propre salut la défense d'une cause juste. Les Sybarites firent marcher aussitôt trois cent mille hommes, auxquels les Crotoniates n'opposèrent que cent mille. Mais ceux-ci avaient à leur tête le fameux athlète Milon, qui par la seule force de son corps renversa le premier un bataillon opposé à lui. Cet homme doué d'une valeur égale à sa taille et qui avait été vainqueur six fois aux jeux olympiques, se présenta, dit-on, à ce combat, orné de toutes les couronnes qu'il avait gagnées à ces jeux, couvert comme Hercule d'une peau de lion et armé comme lui d'une massue. La victoire qu'il remporta le rendit très considérable parmi les siens. Les Crotoniates irrités contre leurs ennemis n'en voulurent prendre aucun vivant et en massacrèrent un nombre prodigieux dans le désordre et dans la déroute où ils les mirent ; de sorte qu'arrivés jusqu'à leur ville, en les poursuivant toujours, ils y entrèrent sans obstacle, la pillèrent et la laissèrent absolument déserte." (trad. Terrasson)
Milon, athlète héroïque d' un peuple gardé de l'injustice par Pythagore, est donc l'anti-sybarite et donc l'anti-Smindiride. Mais, contre les apparences, Fontenelle, après avoir mis Alexandre le Grand en difficultés avec une courtisane, va prendre le parti du délicat et de la délicatesse.
Milon est fier de lui et chauvin :
"Smindiride. Tu es donc bien glorieux, Milon, d'avoir porté un boeuf sur tes épaules aux Jeux Olympiques ?
Milon. Assurément l'action fut fort belle. Toute la Grèce y applaudit, et l'honneur s'en répandit jusque sur la ville de Crotone ma patrie, d'où sont sortis une infinité de braves athlètes. Au contraire, ta ville de Sibaris sera décriée à jamais par la mollesse de ses habitants, qui avaient banni les coqs de peur d'en être éveillés, et qui priaient les gens à manger un an avant le jour du repas, pour avoir le loisir de le faire aussi délicat qu'ils le voulaient."
À partir de là commence un plaidoyer en faveur de la délicatesse.
La thèse sybarite est qu'il n'y a pas de différence de nature entre la délicatesse sensuelle et la délicatesse morale, celle des "gens d'esprit". Mais qu'est donc la délicatesse morale ?
Smindiride en donne deux exemples : est-ce un écho du dialogue précédent ? Il s'agit d'abord d'une délicatesse d'amant (on pense à Phryné) puis d'une délicatesse de conquérant (on pense à Alexandre le Grand) .
Qu'est-ce qu'un amant délicat ?
C'est celui qui "comblé des faveurs d'une maîtresse à qui il a rendu des services signalés" craint que la gratitude et non l'amour n'explique le comportement de la maîtresse.
Quant au conquérant délicat, c'est celui qui, victorieux, réalise qu'il doit son succès au hasard et non à l'intelligence de sa stratégie.
Le délicat a donc une connaissance fine des choses, qu'il s'agisse d'un lit de roses, de l'esprit d'une maîtresse ou du déroulement d'une conquête. Mais il connaît aussi les normes : comment doivent être le lit, la maîtresse, la conquête. Le troisième élément constitutif de la délicatesse est l'incapacité à ressentir du plaisir si l'on prend conscience d' une anormalité, même minimale. Le délicat ne jouit que du parfait.
Milon, soi-disant "pas fort savant sur ces matières-là", ne manque pas de finesse en supposant que la sensibilité "aux plus petits désagréments" s'explique par la conscience d'être en fait déjà comblé de plaisirs. Au fond le délicat, gâté par la vie, ferait le difficile.
Smindiride inverse radicalement la position : la surabondance du plaisir n'est pas la cause de la délicatesse. En fait la délicatesse raréfie l'expérience du plaisir. Or, cette délicatesse n'étant que l'effet du développement de la raison, précisément la manifestation des "bonnes qualités de l'esprit et du coeur", Fontenelle met paradoxalement dans la bouche du Délicat un argument qui réfute l'épicurisme. En effet cette philosophie considère que l'expérience du meilleur des plaisirs, celui qui est pur de toute douleur, est maximisée par l'augmentation de la rationalité. " Que les hommes sont à plaindre ! " s'écrie en guise de conclusion Smindiride. Devenir plus humain condamne à moins jouir.

dimanche 20 janvier 2013

Où une jolie femme en remontre à un grand homme.

Dans le premier dialogue des Nouveaux dialogues des morts, Fontenelle met face à face une hétaïre grecque, Phryné, et Alexandre le Grand.
On le comprend vite, c'est Phriné qui porte la parole de Fontenelle.
Elle rappelle d'abord ce qu'on apprend en lisant Les Deipnosophistes d' Athénée (XIII, 59) :
" Vous pouvez le savoir de tous les Thébains qui ont vécu de mon temps. lls vous diront que je leur offris de rebâtir à mes dépens les murailles de Thèbes, que vous aviez ruinées, pourvu que l'on y mît cette inscription : Alexandre le Grand avoit abattu ces murailles, mais la Courtisane Phriné les a relevées "
Ce que ne dit pas Phriné mais qu'on apprend d' Athénée, c'est que cette condition épigraphique ne fut pas acceptée. Mais peu importe, Fontenelle va lui donner l'occasion de prendre le dessus en défendant le primat de la beauté sur la valeur.
Argument nº1 :
Première version : la beauté a un pouvoir direct sur les hommes alors que la valeur n'a de pouvoir que par la force.
Seconde version : la belle conquiert seule alors que le valeureux ne peut rien conquérir sans les autres :
" Si je retranchais de votre gloire ce qui ne vous en appartient pas, si je donnais à vos soldats, à vos capitaines, au hasard même, la part qui leur en est dûe, croyez-vous que vous n'y perdissiez guère ? Mais une belle ne partage avec personne l'honneur de ses conquêtes : elle ne doit rien qu'à elle-même. Croyez-moi, c'est une jolie condition que celle d'une jolie femme."
Argument nº2 : la beauté se soumet les orateurs qui, eux, pourtant résistent aux valeureux.
" Votre Père Philippe était bien vaillant, vous l'étiez beaucoup aussi ; cependant vous ne pûtes ni l'un ni l'autre inspirer aucune crainte à l' orateur Démosthène, qui ne fit pendant toute sa vie que haranguer contre vous deux ; et une autre Phriné que moi (car le nom est heureux) étant sur le point de perdre une cause fort importante, son avocat qui avait épuisé vainement toute son éloquence pour elle, s'avisa de luy arracher un grand voile qui la couvrait en partie ; et aussitôt, à la vue des beautés qui parurent, les juges qui étaient prêts à la condamner, changèrent d'avis. C'est ainsi que le bruit de vos armes ne put, pendant un grand nombre d'années, faire taire un orateur, et que les attraits d'une belle personne corrompirent en un moment tout le sévère Aréopage."
Reste que, comme leur nom l'indique, la conquérante et le conquérant ont un point commun : leur accumulation (d'amants, de terres) dépasse la mesure raisonnable. Mais cet excès est la condition de la renommée.
Aussi à partir de ce premier dialogue ne peut-on pas dire que la renommée est un état essentiellement secondaire !
Ajout du 23-01-13 : "Je ne puis dire assez souvant combien j'estime la beauté, qualité puissante et advantageuse. Il (Socrate) l'appeloit une courte tyrannie et Platon le privilège de nature. Nous n'en avons point qui la surpasse en credit. Elle tient le premier rang au commerce des hommes : elle se présente au devant, seduict et preoccupe nostre jugement avec grande authorité et merveilleuse impression. Phryné perdoit sa cause entre les mains d'un excellent advocat si, ouvrant sa robbe, elle n'eust corrompu ses juges par l'esclat de sa beauté." écrit Montaigne (Essais III 12)

Commentaires

1. Le jeudi 21 février 2013, 19:41 par FF
Bonjour. Pourriez-vous indiquer les références de l'illustration, svp?
2. Le jeudi 21 février 2013, 20:12 par Philalèthe
C'est un tableau de Gérôme (1861)

samedi 19 janvier 2013

Barbe Plomberge aussi est d'accord avec Jon Elster !

Vous pouvez toujours googleïser Barbe Plomberge, vous ne trouverez rien la concernant, mis à part le fait que, morte, Fontenelle la fit discuter avec Lucrèce, plus célèbre elle, mais morte aussi, pour avoir sauvé son honneur par un suicide.
Plus surprenant : Larousse ne dit mot de Barbe Plomberge dans son Dictionnaire universel du 19ème siècle.
Peu importe au fond, car j'ai découvert sa propriété la plus importante à mes yeux. Elle la partage avec Marie Stuart. Toutes deux personnages des enfers fontenelliens, elles ont devancé Jon Elster en attirant l'attention du lecteur de la fin du dix-septième sur les états essentiellement secondaires.
Mais d'abord que je vous mette au fait de ce que Barbe dit de sa vie en s'adressant à Lucrèce :
" Vous ne voulez pas me croire ; cependant il n'y a rien de plus vrai. L'empereur Charles V eut avec la Princesse que je vous ai nommée (le dialogue commençant in medias res, je n'en sais, lecteur, pas plus que vous sur ladite princesse) une intrigue à laquelle je servis de prétexte ; mais la chose alla plus loin. La Princesse me pria de vouloir bien aussi être la mère d'un petit Prince qui vint au jour, et j'y consentis pour lui faire plaisir."
Dit autrement, Barbe est généreuse en prenant sur elle la mauvaise réputation d'une autre. Lucrèce, qui s'est suicidée à cause d'un viol déshonorant, ne comprend pas les raisons de Barbe mais voit bien l'intérêt de la Princesse :
" (...) la Princesse (...) était assez heureuse d'avoir trouvé une mère pour ses enfants. Et ne vous en donna-t-elle qu' un ?"
Commence alors un échange dans lequel Barbe va mettre Lucrèce au courant : la réputation est un état essentiellement secondaire ( transcrivant le dialogue, je me permets de reprendre les curieuses abréviations de nom choisies par les éditeurs chez Fayard lors de l'édition du premier tome des Oeuvres complètes de Fontenelle en 1990, édition d'ailleurs très négligée typographiquement) :
B.PLOM. Non.
LU. Je m'en étonne ; elle devoit profiter davantage de la commodité qu'elle avait, car vous ne vous embarrassiez point du tout de la réputation.
B.PLOM. Je vais vous surprendre. Sachez que l'indifférence que j'ai eue pour la réputation m'a réussi. La vérité s'est fait connoître, malgré tous mes soins ; et on a démêlé à la fin que le Prince qui passoit pour mon fils, ne l'était point. On m'a rendu plus de justice que je n'en demandois, et il me semble qu'on m'ait voulu récompenser par là de ce que je n'avois point fait parade de ma vertu, et de ce que j'avois généreusement dispensé le Public de l'estime qu'il me devoit.
LU. Voilà une belle espèce de générosité ! Il ne faut point là dessus faire de grâce au Public.
B.PLOM. Vous le croyez ? Il est bien bizarre ; il tâche quelquefois à se révolter contre ceux qui prétendent lui imposer d'une manière trop impérieuse la nécessité de les estimer. Vous devriez savoir cela mieux que personne. Il y a eu des gens qui ont été en quelque sorte blessés de votre trop d'ardeur pour la gloire ; ils ont fait ce qu'ils ont pu pour ne vous pas tenir autant de compte de votre mort qu'elle le méritoit.
LU. Et quel moyen ont-ils trouvé d'attaquer une action si héroïque ?
B.PLOM. Que sais-je ? Ils ont dit que vous vous étiez tuée un peu tard ; que votre mort en eût valu mille fois davantage, si vous n'eussiez pas attendu les derniers efforts de Tarquin ; mais qu'apparemment vous n'aviez pas voulu vous tuer à la légère, et sans bien savoir pourquoi. Enfin, il paroît qu'on ne vous a rendu justice qu'à regret, et à moi on me l'a rendue avec plaisir. Peut-être a-ce été parce que vous couriez trop après la gloire, et que moi je la laissois venir, sans souhaiter même qu'elle vînt.
LU. Ajoutez que vous faisiez tout ce qui vous étoit possible pour l'empêcher de venir (Lucrèce, maligne, suggère ici que Barbe a tiré une technique de sa connaissance de la réputation comme effet essentiellement secondaire : elle aurait été modeste en vue qu'on parle élogieusement de sa vertu).
B.PLOM. Mais n'est-ce rien que d'être modeste ? Je l'étois assez pour vouloir bien que ma vertu fût inconnue (Barbe assure Lucrèce de la droiture morale de sa volonté). Vous au contraire, vous mîtes toute la vôtre en étalage et en pompe. Vous ne voulûtes même vous tuer que dans une assemblée de parents. La vertu n'est-elle pas contente du témoignage qu'elle se rend à elle-même ? N'est-il pas d'une grande âme de mépriser cette chimère de gloire ? "
Reste un fait troublant : qu'on ne sache plus du tout qui était Barbe réfute-t-elle ce qu'elle défendait dans cette conversation infernale ?

Commentaires

1. Le dimanche 20 janvier 2013, 20:32 par unebellepetite
alors, j'ai trouvé ce texte du Marquis du Prat (?) : http://www.archive.org/stream/histo...
où il est dit que la Barbe de Fontenelle, native de Ratisbonne, était la mère d'un Don Juan (sans qu'on puisse rapprocher ce dernier du Dom Juan de Molière).
Sur les états secondaires, on pourrait en doubler le nombre, en disant que la cessation d'un état secondaire est encore un état secondaire. Par exemple, cesser d'être amoureux est un état aussi secondaire que tomber amoureux.
2. Le dimanche 20 janvier 2013, 21:34 par Philalèthe
Très intéressant ! Merci !
Je ne parviens à identifier ni le marquis ni la date de publication de cette biographie de Catherine de Valois (1850 ?)
Ce qui est étrange, c'est que dans le texte que vous avez déniché, BB est la mère de ce don Juan, fils de Charles-Quint ; or, le dialogue de Fontenelle s'ouvre par la réfutation du fait, BB ayant seulement accepté de passer pour la mère de l'enfant. Affaire à suivre !
Concernant votre hypothèse, si on prend la réputation, objet du billet, elle ne marche pas : on peut se défaire volontairement d'une réputation - en faisant par exemple quelque chose de bas. Aussi bien on peut ne pas oublier en voulant ne pas oublier : idem pour penser à une chose, faire attention à une chose, ne pas être spontané etc.
Quant à tomber amoureux, est-ce un état essentiellement secondaire ? Faire tout pour tomber amoureux, est-ce à coup sûr ne pas pouvoir tomber amoureux ? Pas sûr
3. Le dimanche 25 décembre 2016, 16:10 par Ziegfeld
Sous son nom germanique de Barbara Blomberg, tout s'éclaire. Elle a même une notice Wikipedia.
4. Le vendredi 6 janvier 2017, 12:48 par Philalèthe
Merci beaucoup pour cette précision décisive.

vendredi 18 janvier 2013

Marie Stuart donne raison à Jon Elster.

Les états essentiellement secondaires sont entre autres, comme l'écrit Jon Elster, des "états purement psychiques ou individuels qui ont la propriété de se dérober devant la main qui les cherche" (L'irrationnalité, Traité critique de l'homme économique II, p.93, 2010, Seuil).
Elster en donne de nombreux exemples, dont "vouloir être heureux" :
" Selon un proverbe, "le bonheur fuit celui qui le cherche". Selon un autre proverbe, "si tu fuis le bonheur, il te poursuit ; si tu le cherches, il te fuit"." (ibid.)
Si l'argument est vrai, l'épicurisme mais aussi l'utilitarisme reposent sur une base fausse : en effet ces deux philosophies tiennent pour vrai que le bonheur est un but accessible par des moyens volontaires et rationnels.
Épicure identifie dans la Lettre à Ménécée le bonheur de chacun à "la santé de son âme" et commande de "faire de ce qui produit le bonheur l'objet de ses soins" (Les Épicuriens, p.45 La Pléiade).
Marie Stuart, morte, avait encore toute sa tête quand, dialoguant avec David Riccio ( mort aussi pour avoir été son possible amant ), elle lui dit :
" Laisse-là le jargon et les chimères des Philosophes. Lorsque rien ne contribue à nous rendre heureux, sommes-nous d'humeur à prendre la peine de l'être par notre raison ?"
Riccio, fidèle à la philosophie eudémoniste, proteste :
" Le bonheur mériterait pourtant bien qu'on prît cette peine-là."
C'est alors que, sans le savoir, la reine d'Écosse soutient plus ou moins la thèse du bonheur comme état essentiellement secondaire :
" On la prendrait inutilement ; il ne sauroit s'accorder avec elle : on cesse d'être heureux, sitôt que l'on sent l'effort que l'on fait pour l'être. Si quelqu'un sentoit les parties de son corps travailler pour s'entretenir dans une bonne disposition, croiriez-vous qu'il se portât bien ? Moi, je tiendrais qu'il serait malade. Le bonheur est comme la santé : il faut qu'il soit dans les hommes, sans qu'ils l'y mettent ; et s'il y a un bonheur que la raison produise, il ressemble à ces santés qui ne se soutiennent qu'à force de remèdes, et qui sont toujours très faibles et très incertaines."
C'est avec ces lignes que Fontenelle termine le troisième dialogue de ses dialogues des morts modernes. On peut penser qu'il présente ainsi ce qu'il tient pour vrai.
En toute rigueur, ce n'est pas exactement la position de Jon Elster car Fontenelle fait seulement du bonheur complet un état essentiellement secondaire, sans juger fausse l'idée qu'un bonheur médiocre puisse être atteint par un effort le visant directement.
Le quadruple remède épicurien ne serait pas aux yeux de Fontenelle un remède absolument inefficace, mais une médecine ne pouvant pas causer ce qu'elle promet.
Si le bonheur est comme la bonne santé, il est donc largement une affaire de chance. Les calculs philosophiques en vue de l'atteindre sont des ersatz laborieux et décevants, les sagesses, des inventions de malheureux surévaluant le pouvoir de leurs raisonnements.
En tout cas, si Jon Elster a raison, le bonheur ne peut pas être identifié au plaisir : en effet, c'est à juste titre qu'on dit "se donner du plaisir", "prendre du plaisir", "se faire plaisir" etc. Le plaisir en général n'est pas un état essentiellement secondaire, même si certains désirs de plaisir peuvent être tels qu'ils n'obtiennent pas leur objet.

jeudi 17 janvier 2013

Socrate mort, plutôt fixiste, Montaigne mort, plutôt évolutionniste !

" S'il y avait n hommes de talent dans une population de x millions, il y aura vraisemblablement 2 n hommes de talent dans une population de 2 x millions."
À cette affirmation de Huxley, deux morts dialoguant, Montaigne et Socrate, me font penser :
" Montaigne : J'aurois cru que tout étoit en mouvement , que tout changeoit, et que les siècles différents avaient leurs différents caractères, comme les hommes. En effet, ne voit-on pas des siècles savans, et d'autres qui sont ignorans ? N'en voit-on pas de sérieux et de badins, de polis et de grossiers ?
Socrate : Il est vrai.
Montaigne : Et pourquoi donc n'y auroit-il pas des siècles plus vertueux, et d'autres plus méchants ?
Socrate : Ce n'est pas une conséquence. Les habits changent, mais ce n'est pas dire que la figure des corps change aussi. La politesse ou la grossièreté, la science ou l'ignorance, le plus ou le moins d'une certaine naïveté, le genre sérieux ou badin, ce ne sont là que des dehors de l'homme, et tout cela change : mais le coeur ne change point, et tout l'homme est dans le coeur. On est ignorant dans un siècle, mais la mode d'être désintéressé ne viendra point. Sur ce nombre prodigieux d'hommes assez déraisonnables qui naissent en cent ans, la nature en a peut-être deux ou trois douzaines de raisonnables, qu'il faut qu'elle répande par toute la terre ; et vous jugez bien qu'ils ne se trouvent jamais nulle art en assez grande quantité pour y faire mode de vertu et de droiture.
Montaigne : Cette distribution d'hommes raisonnables se fait-elle également ? Il pourroit bien y avoir des siècles mieux partagés les uns que les autres.
Socrate : Tout au plus, il y auroit quelqu'inégalité imperceptible. L'ordre général de la nature a l'air bien constant."
C'est le troisième dialogue des dialogues des morts anciens avec des modernes. Devançant Pascal Engel qui a pris pour modèle de son Épistémologie pour une marquise les Entretiens sur la pluralité des mondes habités de Fontenelle, ce dernier avait déjà dans ses Nouveaux dialogues de morts (1683) imité à sa manière les Dialogues des morts de Lucien.

Commentaires

1. Le vendredi 18 janvier 2013, 08:55 par pascal.engel
Merci de me considérer comme mort !
Chevalier d'E
2. Le dimanche 20 janvier 2013, 12:46 par Philalèthe
Cher Chevalier,
Un siècle ne vous a donc pas suffi ? Pensiez-vous vivre ailleurs que dans les esprits des meilleurs ?
Sachez d'ailleurs que, même si vous aviez disparu après avoir écrit vos Nouveaux dialogues des morts, c'est-à-dire à 25 ans, votre courte vie aurait été assez longue, vu que Nietzsche mettait au plus haut cet ouvrage ?
Pluton