mercredi 8 mai 2013

Le rêve du professeur de philosophie ?

Pensée 775 de Montesquieu :
" Descartes a enseigné à ceux qui sont venus après lui, à découvrir ses erreurs mêmes.
Je le compare à Timoléon qui disait : "Je suis ravi que, par mon moyen, vous ayez obtenu la liberté de vous opposer à mes désirs."

mardi 7 mai 2013

Deux variations dualistes.

Socrate dans le Phédon de Platon :
" L'âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent la perturber ni audition, ni vision, ni douleur, ni plaisir aucun ; quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même et envoie poliment promener le corps ; quand, rompant autant qu'elle en est capable avec toute association comme tout contact avec lui, elle aspire à ce qui est." (65c, éd. Brisson)
Bardamu dans le Voyage au bout de la nuit de Céline :
" Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère où l'esprit n'est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s'y trouve vraiment trop mal. C'est déjà presque une âme qui vous parle. C'est pas responsable une âme." (La Pléiade, p. 224)

dimanche 5 mai 2013

Fondations sans palais et palais sans fondations.

Je ne l'avais pas encore remarqué ! Descartes a très exactement écrit dans la première partie du Discours de la méthode que les Stoïciens ont ce qui fait défaut aux mathématiciens et réciproquement :
" Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et pensant qu'elles ne servaient qu'aux arts mécaniques , je m'étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides. on n'avait rien bâti dessus de plus relevé. Comme, au contraire (c'est moi qui souligne), je comparais les écrits des anciens païens qui traitent des moeurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques, qui n'étaient bâtis que sur du sable et de la boue. Ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde ; mais ils n'enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu'ils appellent d'un si beau nom, n'est qu'une insensibilité ou un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide."
Descartes n'annonce pas ici La Rochefoucauld qui va s'ingénier à identifier les vices sous les vertus car lui ne nie pas ici la réalité des vertus ; Descartes reproche au stoïcisme de ne pas avoir eu au moins une psychologie ou une anthropologie morales à la hauteur de son éthique, d'où l' incapacité stoïcienne à distinguer la vraie vertu de ce qui lui ressemble (ainsi le Stoïcien appelle-t-il vertu ce qu'il aurait reconnu comme de l'insensibilité, s'il était parti de la connaissance de l'homme avant d'établir son éthique). Certes il pense que l'éthique est en accord avec la connaissance vraie de la nature mais aux yeux de Descartes sa connaissance n'est que sable et boue.
Les mathématiciens, eux, ont des connaissances basiques vraies mais elles ne servent qu'aux applications pratiques. Certes Descartes ne s'est pas proposé de tirer une éthique des mathématiques mais, en donnant aux maths la fonction d'un savoir que doit prendre comme modèle la connaissance des objets autres que mathématiques, comme Dieu par exemple, il établit d'une certaine façon une relation entre les mathématiques et les vertus.
Ajout du 08/05/13 : Quelques lignes de l' Êpitre adressée, en ouverture des Méditations métaphysiques, aux Doyen et Docteurs de la Faculté de Théologie de Paris permettent de bien identifier de quels fondements manque l'éloge stoïcien des vertus :
" J'ai toujours estimé que ces deux questions de Dieu et de l'âme étaient les principales de celles qui doivent plutôt être démontrées par les raisons de la philosophie que de la théologie : car bien qu'il nous suffise à nous autres qui sommes fidèles de croire par la foi qu'il y a un Dieu, et que l'âme humaine ne meurt point avec le corps, certainement il ne semble pas possible de pouvoir jamais persuader aux infidèles aucune religion, ni quasi même aucune vertu morale, si premièrement on ne leur prouve ces deux choses par raison naturelle."

samedi 4 mai 2013

Le divertissement : Pascal et Céline.

La version originale :
" Quand j'ai pensé de plus près et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir les raisons, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près (...) De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois, sont si recherchés (...) De là vient que les hommes aiment tant le bruit et la remuement. De là vient que la prison est un supplice si horrible, de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible." (Pensées, fragment 125, éd. Le Guern)
Une version libre, célinienne :
" Toujours j'avais redouté d'être à peu près vide, de n'avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j'étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j'avais de mesquines habitudes, je m'étais à l'instant comme dissous. Je me sentais bien près de ne plus exister, tout simplement. Ainsi, je le découvrais, dès qu'on avait cessé de me parler des choses familières, plus rien ne m'empêchait de sombrer dans une sorte d'irrésistible ennui, dans une manière de doucereuse, d'effroyable catastrophe d'âme. Une dégoûtation.
À la veille d'y laisser mon dernier dollar dans cette aventure, je m'ennuyais encore. Et cela si profondément que je me refusais même d'examiner les expédients les plus urgents, Nous sommes, par nature, si futiles, que seules les distractions peuvent nous empêcher vraiment de mourir. Je m'accrochais pour mon compte au cinéma avec une ferveur désespérée." (Voyage au bout de la nuit, 1932)
Céline avait lu Pascal, qu'il cite à plusieurs reprises en 1916 dans les lettres envoyées d' Afrique à Simone Saintu.
Dans l'article qu'il consacre à Mort à Crédit dans Le Quotidien du 19 mai 1936, Fortunat Strowkski, professeur à la Sorbonne, écrit :
" C'est la condition humaine. Cela s'impose à nous. Ce que Pascal disait du haut de sa pensée, M. Céline le gueule au niveau des lieux bas." ( Céline, Romans, 1, La Pléiade, p.1410)
Céline a depuis bien longtemps conquis la Sorbonne...

vendredi 3 mai 2013

Les professeurs de philosophie : mieux que rien.

On sait que dans le Discours de la méthode, Descartes est sévère avec la philosophie qui "donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses et de se faire admirer des moins savants".
À mes yeux, le jugement reste vrai : il faut sans doute faire le deuil en philosophie de la détention de la vérité, tout en se donnant comme règle absolue de la rechercher : la philosophie est définitivement un champ de bataille et c'est seulement à l'intérieur d'un camp, à l'étroit, qu'on peut croire réel l'accord des esprits sur les problèmes philosophiques.
La question naît alors de savoir si les fonctionnaires de l'État sont justifiés à enseigner les opinions philosophiques, l'art de les confronter et de s'en forger une.
Descartes dans la deuxième des Règles pour la direction de l'esprit apporte une justification possible, qui peut garder sa valeur, même si la sortie en dehors du vraisemblable, qu'il a imaginée, n'a pas réussi à émanciper la philosophie du douteux. Le philosophe vient de disqualifier les "opinions probables" :
" Ce n'est pas une raison cependant pour que nous condamnions la manière dont on a eu l'idée de philosopher jusqu'à présent et les machines de guerre des syllogisme probables de la scolastique : cela exerce et excite par une certaine émulation les jeunes esprits, qu'il est préférable de former par des opinions de ce genre, si incertaines qu'elles paraissent étant discutées entre savants, plutôt que de les abandonner complètement à eux-mêmes. Peut-être se précipiteraient-ils en effet à des abîmes, s'ils restaient sans guide ; mais tant qu'ils s'attacheront à suivre les traces de leurs précepteurs, sans doute pourront-ils parfois s'éloigner de la vérité, du moins ils seront certains de prendre un chemin plus sûr en ce sens qu'il aura déjà été éprouvé par de plus prudents. Nous-mêmes nous nous réjouissons de ce qu'autrefois, nous aussi, nous avons été formés de la sorte dans les écoles."
Aujourd'hui, les machines de guerre syllogistique n'occupent qu'une place réduite dans les leçons de philosophie des classes terminales mais cet enseignement , à défaut d'être l'étape intermédiaire entre les abîmes des jeunes raisons mal dégrossies et la découverte des connaissances certaines, reste justifié par une certaine prudence épistémique : celle-ci veille à donner la conscience de la pluralité des chemins qui, certes peu sûrs, restent néanmoins des voies menant quelque part. Une telle conscience devrait alors pouvoir rendre vigilant vis-à-vis de tous ceux qui, en dehors de la philosophie et de son usage modeste, proposent à qui en rêve la découverte du Chemin, pire la connaissance immédiate de la Destination.
On notera pour finir que ces lignes de Descartes jettent la méfiance sur ce qu'on pourrait appeler un "spontanéisme rationaliste", que d'aucuns pourraient tirer d'une lecture rapide et héroïsante du philosophe.

jeudi 2 mai 2013

Philosophie et fausse-monnaie : vrai et faux philosophe ou n'est pas nouveau philosophe qui veut !

J'ai déjà commenté le fait que Diogène le cynique ait fabriqué dans sa jeunesse de la fausse monnaie et j'ai discuté le sens de cette falsification. Mais le point important ici est que le philosophe en question inaugure par une telle transgression une vie pleinement philosophique. Voici maintenant l'histoire d'un homme qui termine par le faux-monnayage une vie pseudo-philosophique : il s'agit donc de faire connaissance avec, pour ainsi dire, le double honteux et ridicule de Diogène et, plus généralement, de tous ceux qui n'ont pas respecté les opinions ordinaires pour avoir eu en vue des meilleures.
Cet homme s'appelle Monsieur de Chandoux. Précisons : je ne prétends pas me rapprocher de l'homme réel qu'il fut, juste extraire de la Vie de Descartes(1691), dont il est un des personnages mineurs, une figure qu'il me plaît d'opposer à la figure cynique. Lisons ce qu'en écrit Baillet :
" Chandoux était un homme d'esprit, qui faisait profession de la médecine, et qui exerçait particulièrement la chimie. Il était l'un de ces génies libres, qui parurent en assez grand nombre du temps du cardinal de Richelieu, et qui entreprirent de secouer le joug de la scolastique. Il n'avait pas moins d'éloignement pour la philosophie d' Aristote ou des péripatéticiens qu'un Bacon, un Mersenne, un Gassendi, un Hobbes. Les autres pouvaient avoir plus de capacité, plus de force, et plus d'étendue d'esprit ; mais il n'avait pas moins de courage et de résolution qu'eux pour se frayer un chemin nouveau, et se passer de guide dans la recherche des principes d'une philosophie nouvelle. Il avait prévenu l'esprit de plusieurs personnes de considération en sa faveur ; et le talent qu'il avait de s'expliquer avec beaucoup de hardiesse et beaucoup de grâce lui avait procuré un très grand accès auprès des grands, qu'il avait coutume d'éblouir par l'apparence pompeuse de ses raisonnements." (éd. des Malassis, p. 211)
Comparons avec les premières lignes consacrées à Diogène le cynique par le compilateur Diogène Laërce :
" Diogène, fils du banquier Hicésios, de Sinope.
Selon Dioclès, c'est parce que son père qui tenait la banque publique avait falsifié la monnaie que Diogène s'exila. Mais Eubulide , dans son ouvrage Sur Diogène, dit que c'est Diogène lui-même qui commit le méfait et qu'il erra en exil en compagnie de son père." (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 20)
Monsieur de Chandoux, tel Descartes, a des ambitions fondationnalistes et il les expose publiquement bien avant lui :
" Il y avait longtemps qu'il entretenait les curieux de l'espérance d'une nouvelle philosophie, dont il vantait les principes, comme s'ils eussent été posés sur des fondements inébranlables." (ibid.)
En effet, en 1628, à une conférence où Monsieur de Chandoux doit dévoiler la nouvelle philosophie, que Descartes est invité avec d'autres "personnes savantes et curieuses" chez le nonce à Paris :
" Le sieur de Chandoux parla dans l'assemblée comme un homme parfaitement préparé. Il fit un grand discours pour réfuter la manière d'enseigner la philosophie qui est ordinaire dans l'École. Il proposa même un système assez suivi de la philosophie qu'il prétendait établir, et qu'il voulait faire passer pour nouvelle."
L'assemblée est subjuguée et applaudit, à l'exception de Descartes, muet. Le cardinal de Bérulle aimerait bien qu'il justifie son attitude. Descartes préfère ne pas parler mais tous les autres appuyant la demande du cardinal, il doit s'exécuter. Et c'est, dans les formes certes, une exécution : Descartes reconnaît à l'orateur éloquence et liberté d'esprit par rapport à la secte aristotélicienne mais dit tout net que ce que Chandoux a formulé n'est pas plus que du vraisemblable et que donc la vérité prétendue est loin d'être au rendez-vous. Suivent des travaux pratiques assez étonnants, comme si Descartes rejouait (mais de façon moins sceptique toutefois) le rôle de Socrate auprès d'un auditoire conquis par un impressionnant sophiste :
" Il ajouta que lorsqu'on a affaire à des gens assez faciles pour vouloir bien se contenter du vraisemblable, comme venait de faire l'illustre compagnie devant laquelle il avait honneur de parler, il n'était pas difficile de débiter le faux pour le vrai , et de faire réciproquement passer le vrai pour le faux à la faveur de l'apparent. Pour en faire l'épreuve sur le champ, il demanda à l'assemblée que quelqu'un de la compagnie voulût prendre la peine de lui proposer telle vérité qu'il lui plairait, et qui fût du nombre de celles qui paraissaient les plus incontestables. On le fit, et avec douze arguments tous plus vraisemblables l'un que l'autre, il vint à bout de prouver à la compagnie qu'elle était fausse. Il se fit ensuite proposer une fausseté de celles que l'on a coutume de prendre pour les plus évidentes, et par le moyen d'une douzaine d'autres arguments vraisemblables il porta ses auditeurs à la reconnaître pour une vérité plausible." (ibid,, p.213)
Il semble néanmoins que Descartes ait clairement voulu ne pas humilier Monsieur de Chandoux mais seulement faire comprendre que son argumentation n'était pas à la hauteur de son très louable projet de mettre fin aux interminables prolongements scolaires de l'héritage aristotélicien :
" Il convenait que ce que le sieur de Chandoux avait avancé était beaucoup plus vraisemblable que ce qui se débite suivant la méthode de la scolastique, mais qu'à son avis ce qu'il avait proposé ne valait pas mieux dans le fond." (ibid., p.215)
Ceci dit, si Aristote n'est pas encore remplacé, le sieur de Chandoux, lui, l'est bel et bien, par Descartes, déclaré nouvel héros par l'assemblée des trop naïfs, désormais un peu éclairés. Enfin s'il n'y avait que ça ... Mais 60 pages plus loin, le lecteur d' Adrien Baillet découvre la chute, c'est 3 ans plus tard :
" L'ostentation avec laquelle nous avons vu qu'il produisait ses nouveautés ne se termina qu'à des fumées ; et l'événement de sa fortune ne servit pas peu pour justifier le jugement que Descartes avait fait de sa philosophie. Chandoux depuis la fameuse journée où il avait discouru avec tant d'éclat devant le cardinal de Bérulle, le nonce de Baigné, et plusieurs savants, s'était jeté dans les exercices de la chimie, mais d'une chimie qui par l'altération et la falsification des métaux tendait à mettre le désordre dans le commerce de la vie. La France était alors remplie de gens qui avaient voulu profiter des troubles du royaume, pour ruiner la police des lois qui regardaient la fabrique et l'usage des monnaies ; et l'impunité y avait introduit une licence qui allait à la ruine de l'État (...) Chandoux y fut accusé et convaincu d'avoir fait de la fausse monnaie avec plusieurs autres et il fut condamné à être pendu en Grève." (p. 277)
Qui veut réhabiliter mon anti-Diogène ou du moins le juger de plus près, peut faire l'acquisition d'un de ses ouvrages

mardi 30 avril 2013

Popper et Russell, Descartes et les Rose-Croix.

On sait que Popper a distingué dans les propositions empiriques celles qui courent le risque d'être réfutées par les faits et celles qui sont immunisées contre ce risque. Si je raconte par exemple que "tous les hommes sont méchants", l'existence d'un seul homme bon rend fausse la phrase en question. Mais si j'ajoute que "certains sont assez dissimulateurs pour jouer aux bons", j'aurai à première vue toujours raison: le monde sera toujours au rendez-vous de mes prédictions à ce sujet. On a appelé infalsifiables ces propositions qu'on ne peut pas rendre fausses (to falsify en anglais).
Or, je trouve dans la biographie de Descartes par Adrien Baillet (1691) un exemple savoureux de déclarations infalsifiables.
Revenant de ses voyages dans le Nord de l'Europe, Descartes arrive en Paris en 1623. La venue supposée des Rose-Croix (ils ont leur QG en Allemagne) dans la capitale est annoncée par une "campagne médiatique" moqueuse qui multiplie les annonces infalsifiables :
" Il (Descartes) en avait reçu la première nouvelle par une affiche qu'il en avait lu aux coins des rues et aux édifices publics, dès son arrivée. L'affiche était de l'imagination de quelque bouffon, et elle était conçue en ces termes : Nous députés du collège principal des frères de la Rose-Croix faisons séjour visible et invisible en cette ville... Nous montrons et enseignons sans livres ni marques à parler toutes sortes de langues des pays où nous habitons. Sur la foi de cette affiche, plusieurs personnes sérieuses eurent la facilité de croire qu'il était venu une troupe de ces invisibles s'établir à Paris. On publiait que les trente-six députés que le chef de leur société avait envoyés par toute l'Europe, il en était venu six en France ; qu' après avoir donné avis de leur arrivée par l'affiche que nous venons de rapporter, ils s'étaient logés au Marais du Temple ; qu'ils avaient ensuite afficher un second placard portant ces termes : S'il prend envie à quelqu'un de venir nous voir par curiosité seulement, il ne communiquera jamais avec nous. Mais si la volonté le porte réellement et de fait à s'inscrire sur le registre de notre confraternité, nous qui jugeons des pensées lui feront voir la vérité de nos promesses. Tellement que nous ne mettons point le lieu de notre demeure, puisque les pensées jointes à la volonté réelle de celui qui lira cet avis seront capables de nous faire connaître à lui, et lui à nous." (Éditions des Malassis, 2012, p.162)
On pense à la théière de Russell :
" Si je suggérais qu'entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j'aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. Mais si j'affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n'est pas tolérable pour la raison humaine d'en douter, on me considérerait comme un illuminé."
"Illuminé" : j'interromps la citation, le temps de reprendre une phrase de Baillet consacrée encore aux Rose-Croix :
" Ayant eu le malheur de s'être fait connaître à Paris dans le même temps que les alumbrados, ou les illuminés d' Espagne, leur réputation échoua dès l'entrée." (ibid. p.161)
Russell de nouveau :
" Cependant, si l'existence de cette théière était décrite dans des livres anciens, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et inculquée aux enfants à l'école, alors toute hésitation à croire en son existence deviendrait un signe d'excentricité et vaudrait au sceptique les soins d'un psychiatre à une époque éclairée, ou de l'Inquisiteur en des temps plus anciens." (Y a-t-il un Dieu ? 1952).
Rappelons pour terminer le principe de Clifford :
" C'est un tort, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d'une évidence insuffisante." (L'éthique de la croyance, 1901)
Le principe renvoie au néant les théières invisibles et leurs avatars mais le sceptique se demandera si le principe de Clifford est suffisamment prouvé pour qu'on le tienne pour vrai.
Concernant Descartes, ajoutons que, pour démentir la rumeur selon laquelle il faisait partie des Rose-Croix, il lui a suffi de se faire voir dans les rues de la capitale !

dimanche 28 avril 2013

Érasistrate, l'anti-transhumaniste !

Le médecin grec Érasistrate n'apparaît que deux fois dans les Essais de Montaigne ; c'est toujours dans le cadre d'un catalogue d'inspiration sceptique, où il exemplifie une position possible : d'abord, dans l'Apologie de Raimond Sebond, sur la place de l'âme dans le corps (lui, la juge "joignant la membrane de l'épicrane"), ensuite au chapitre XXXVII du livre II à propos du débat médical sur "la cause originelle des maladies" (il la trouve dans le "sang des artères").
En revanche, Fontenelle lui donne un rôle plus substantiel en l'opposant à Hervé. Hervé, c'est Harvey francisé, l'interlocuteur du Grec dans le cinquième dialogue des Dialogues des morts anciens avec des morts modernes.
L'Anglais est fier de la médecine moderne car elle connaît le corps humain, donc est en mesure de le soigner. Mais je doute que Fontenelle reprenne ici à son compte cette confiance simple dans le progrès. Les paroles les plus intéressantes sont en tout cas dans la bouche de son adversaire. Ce dernier distingue la connaissance du corps de celle du coeur. Fontenelle paraît lui faire soutenir implicitement une sorte de dualisme: mieux connaître les "conduits" et les "réservoirs" n'aiderait pas à mieux guérir quand c'est le coeur qui est touché. Mais à dire vrai, je crois qu'il s'agit ici de l'organe et pas d'une métaphore de l'âme.
David a peint la scène de la fameuse guérison attribuée à Érisistrate :
Certes Fontenelle n'a pu voir ce tableau, réalisé presque 20 ans après sa mort, mais il est tout de même la mise en image de l'anecdote dont Érasistrate donne la version suivante :
" J'aurais bien voulu donner à tous ces Modernes, et à vous tout le premier, le Prince Antiochus à guérir de sa fièvre quarte. Vous savez comme je m'y pris, et comme je découvris par son pouls qui s'émut plus qu'à l'ordinaire en la présence de Stratonice, qu'il était amoureux de cette belle reine, et que tout son mal venait de la violence qu'il se faisait pour cacher sa passion. Cependant je fis une cure aussi difficile et aussi considérable que celle-là, sans savoir que le sang circulât ; et je crois qu'avec tout le secours que cette connaissance eût pu vous donner, vous eussiez été fort embarrassé en ma place."
Il ne faut pas cependant faire d' Erasitrate un adversaire des Modernes, comme le prouvent les premiers mots adressés à Harvey :
" Vous m'apprenez des choses merveilleuses. Quoi, le sang circule dans le corps, les veines le portent des extrémités au coeur, et il sort du coeur pour entrer dans les artères, qui le reportent vers les extrémités."
En fait le médecin grec distingue dans les connaissances les utiles des agréables. Les utiles, vite connues, ont un impact pratique (ainsi en va-t-il sans doute à ses yeux de la connaissance du coeur par le pouls) ; les agréables mettent du temps à voir le jour mais elles restent sans effet pratique, d'où une comparaison entre la connaissance du ciel et celle du corps :
" Pour ce qui est de l'utilité, je crois que découvrir un nouveau conduit dans le corps de l'homme, ou une nouvelle étoile dans le Ciel, est bien la même chose."
Plus précisément, sa thèse est que les progrès de la médecine n'empêcheront pas de mourir :
"On aura beau pénétrer de plus en plus dans les secrets du corps humain, on ne prendra point la nature pour dupe ; on mourra comme à l'ordinaire."
Aujourd'hui, certains, qu'on désigne du nom de transhumanistes, ne sont pas loin de voir la mort comme aussi contingente qu'une maladie contagieuse : sciences et techniques bien développées pourraient l'éradiquer. Érasistrate est donc leur adversaire.

vendredi 19 avril 2013

Le silence culpabilisateur.

Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs de Kant, on lit ces lignes sur la conscience morale :
“Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé, de manière générale tenu en respect (respect lié à la crainte) par un juge intérieur et cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose de forgé (arbitrairement) par lui-même, mais elle est inhérente à son être. Elle le suit comme son ombre quand il pense lui échapper. Il peut sans doute par des plaisirs et des distractions s’étourdir ou s’endormir mais il ne saurait éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès lors qu’il en perçoit la voix terrible. Il est bien possible à l’homme de tomber dans la plus extrême bassesse morale où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut jamais éviter de l’entendre. »
C’est à la dernière phrase que j’ai particulièrement pensé en lisant un passage du livre de Jacques Julliard, Le choix de Pascal (2008). L’auteur y raconte que, lors de son service militaire en Algérie, pendant la guerre d'indépendance, il a refusé de torturer et que ceux qui ne faisaient pas le même choix venaient se justifier devant lui :
« Ils sont venus me tenir des discours du type : « Vous savez, nous ne sommes pas ceux que vous pensez. Je suis un militant de l’Action catholique dans le nord de la France et si j’ai accepté de tenir ce rôle, j’ai des raisons. J’ai vu des horreurs, des camarades mourir au combat, mutilés, tout ce qu’on peut imaginer. » Je les écoutais sans jamais répondre. Ils étaient totalement déstabilisés. Je crois que c’est parce que je n’en parlais pas (…) Le fait d’exprimer tacitement sa désapprobation à l’égard de ces actes comportait une espèce d’argumentaire très fort parce que mes interlocuteurs se le représentaient spontanément à eux-mêmes. Que voulaient-ils ? Que je prenne cet argumentaire à mon compte. Si je ne parle pas, ils sont face à leur propre objection, face à leur propre abjection ! Ce qu’ils voulaient, c’était quelqu’un sur qui se débarrasser de leurs propres opinions. Dans ces cas-là, il ne faut pas accepter ce rôle (…) C’est la meilleure illustration du mécanisme de la parole silencieuse, celle par laquelle vous contraignez l’interlocuteur à s’appliquer lui-même les objections que vous avez dans l’esprit, parce qu’il est obligé de les prendre à son compte. L’interlocuteur se fait à lui-même le discours qu’il attendait de vous. Rejeter les objections sur l’autre est un moyen de s’en débarrasser » (p.188-189)
Je ne pense pas que le texte de Julliard soit d’inspiration kantienne car l’auteur ne dit rien sur la source des opinions, de l’argumentaire qui condamne les tortionnaires, mais il donne l’idée de quelque chose comme une suite du texte kantien :
« Il veut quelquefois l’entendre dans la bouche d’un autre pour essayer d’en faire quelque chose d’étranger à lui. Aussi dans cette situation est-ce du devoir de chacun de se taire obstinément pour mieux laisser l’homme bas moralement se confronter douloureusement à la voix terrible en lui qui le condamne. »

mercredi 17 avril 2013

Le Vorarbeiter, l'archer et le grand.

“ Il y avait encore, brassard jaune et habit rayé toujours impeccablement repassé, le kapo allemand que, par chance, je ne voyais pas beaucoup, puis commencèrent à apparaître dans nos rangs, à mon grand étonnement, quelques brassards noirs avec une modeste inscription : Vorabeiter. J’étais justement là quand un homme de notre bloc que jusqu’alors je n’avais guère remarqué et qui, si je me souviens bien, n’était pas particulièrement estimé ou connu des autres, malgré sa force et sa robustesse, fit sa première apparition avec son tout nouveau brassard sur la manche, au repas du soir. Et là, je dus admettre que ce n’était plus un inconnu : ses amis et connaissances pouvaient à peine l’approcher, de partout fusaient des paroles d’allégresse, de félicitations, de vœux pour sa promotion, des mains se tendaient vers lui et il en serrait quelques-unes, d’autres non, et je voyais que, dans ce cas-là, les hommes s’éloignaient rapidement. Et enfin arriva le plus solennel – du moins à mes yeux – où, au milieu de l’attention générale et d’un silence respectueux, je dirais presque pieux, avec une grande dignité, sans nullement se dépêcher, sans rien hâter, sous le feu croisé des regards admiratifs ou envieux, il alla chercher sa deuxième portion, à laquelle il avait droit au titre de son rang, puisée de surcroît au fond de la marmite, et que le Stubendienst lui servit maintenant avec le privilège dont bénéficiaient ses égaux » (Imre Kertész, Être sans destin, 1975)
« C’est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux dont il devrait se garder, s’ils valaient quelque chose. Mais on l’a fort bien dit : pour fendre le bois, on se fait des coins du bois même ; tels sont ses archers, ses gardes, ses hallebardiers. Non que ceux-ci n’en souffrent souvent eux-mêmes ; mais ces misérables abandonnés de Dieu et des hommes se contentent d’endurer le mal et d’en faire, non à celui qui leur en fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l’endurent et n’y peuvent mais. » (Étienne de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire, 1546-1548)
" Le magistrat ne saurait usurper un pouvoir illégitime sans se faire des créatures auxquelles il est forcé d'en céder quelque partie. D'ailleurs, les citoyens ne se laissent opprimer qu'autant qu'entraînés par une aveugle ambition et regardant plus au-dessous qu'au dessus d'eux, la domination leur devient plus chère que l'indépendance, et qu'ils consentent à porter des fers pour en pouvoir donner à leur tour. Il est très difficile de réduire à l'obéissance celui qui ne cherche point à commander, et le politique le plus adroit ne viendrait pas à bout d'assujettir des hommes qui ne voudraient qu'être libres ; mais l'inégalité s'étend sans peine parmi des âmes ambitieuses et lâches, toujours prêtes à courir les risques de la fortune, et à dominer ou servir presque indifféremment selon qu'elle leur devient favorable ou contraire. C'est ainsi qu'il dut venir où les yeux du peuple furent fascinés à tel point, que ses conducteurs n'avaient qu'à dire au plus petit des hommes, sois grand toi et toute ta race, aussitôt il paraissait grand à tout le monde, ainsi qu'à ses propres yeux, et ses descendants s'élevaient encore à mesure qu'ils s'éloignaient de lui ; plus la cause était reculée et incertaine, plus l'effet augmentait ; plus on pouvait compter de fainéants dans une famille, et plus elle devenait illustre." (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1754)