dimanche 23 mars 2014

Taine, psychologue de la forme et écrivain impressionniste ou ligne et tache.

Dans La Philosophie de l'art, précisément dans le premier chapitre de la troisième partie, consacrée à la peinture aux Pays-Bas, je lis, sous le ciel d'un pays sec :
" Remarquez l'aspect différent que revêtent les objets, selon que vous êtes dans une contrée sèche, comme la Provence et les environs de Florence, ou dans une plaine humide, comme les Pays-Bas. Dans la contrée sèche, la ligne prédomine et attire d'abord l'attention ; les montagnes découpent sur le ciel des architectures étagées d'un style grand et noble, et tous les objets s'enlèvent en arêtes vives dans l'air limpide. Ici, l'horizon plat n'a pas d'intérêt, et les contours des choses sont amollis, estompés, brouillés par la vapeur imperceptible qui nage éternellement dans l'air ; ce qui prédomine, c'est la tache. Une vache qui paît, un toit au milieu d'un pré, un homme accoudé sur un parapet apparaît comme un ton sur d'autres tons. L'objet émerge ; il ne sort pas tout à coup de ses alentours, détaché à l'emporte-pièce ; on est frappé par son modelé, c'est-à-dire par les différents degrés de clarté progressive et par les diverses dégradations de couleur fondue, qui changent sa teinte générale en un relief, et donnent aux yeux la sensation de son épaisseur. Il vous faudrait passer quelques jours dans le pays pour sentir cette subordination de la ligne à la tache. Des canaux, des fleuves, de la mer, de la terre abreuvée, sort incessamment une vapeur bleuâtre ou grise, une buée universelle, qui fait autour des objets une gaze moite, même dans les beaux jours. Au soir et au matin, des fumées rampantes, de blanches mousselines flottent demi-déchirées sur les prairies. Je suis resté bien des fois debout sur les quais de l'Escaut, regardant la grande eau blafarde, faiblement ridée, où nagent des carènes noirâtres. Le fleuve luit, et sur son ventre plat, la lumière trouble allume ça et là des reflets vagues. Sur tout le cercle de l'horizon, les nuages montent incessamment, et leur pâle couleur de plomb, leur file immobile, font penser à une armée de spectres : ce sont les spectres de la contrée humide, fantômes toujours renouvelés qui apportent la pluie éternelle. Du côté du couchant, ils s'empourprent et leur masse ventrue, toute treillissée d'or, rappelle les chapes damasquinées, les simarres de brocard, les soies ouvragées dont Jordaens et Rubens enveloppent leurs martyrs sanglants, leurs madones douloureuses. Tout en bas du ciel, le soleil semble une énorme braise qui s'éteint et fume. Quand on arrive à Amsterdam ou à Ostende, l'impression s'approfondit encore ; la mer et le ciel n'ont point de forme ; le brouillard et les averses interposées ne laissent dans la mémoire que des couleurs. L'eau change de nuance à chaque demi-heure, tantôt lie de vin pâle, tantôt d'une blancheur crayeuse, tantôt jaunâtre comme un mortier détrempé, tantôt comme une suie fondue, parfois d'un violet lugubre, zébré de larges tranchées verdâtres. Au bout de quelques jours, l'expérience est faite ; une pareille nature ne laisse d'importance qu'aux nuances, aux contrastes, aux harmonies, bref, aux valeurs des tons.
D'autre part, ces tons sont pleins et riches. Un pays sec et terne d'aspect, la France du Sud, la partie montagneuse de l'Italie, ne laisse à l'oeil que la sensation d'un échiquier gris et jaunâtre. D'ailleurs, tous les tons du sol et des maisons sont éteints par la splendeur prépondérante du ciel et par l'illumination universelle de l'air. À dire vrai, une ville du Midi, un paysage de Provence et de Toscane, n'est qu'un simple dessin ; avec du papier blanc, du fusain et les couleurs débiles des crayons colorés, on peut l'exprimer tout entier. Au contraire, dans une contrée humide, comme les Pays-Bas, la terre est verte, et quantité de taches vives diversifient l'uniformité de la prairie universelle ; c'est tantôt la couleur noirâtre ou brune de la glèbe mouillée, tantôt le rouge intense des tuiles et des briques, tantôt le vernissage blanc ou rose des façades, tantôt la tache fauve des bestiaux, accroupis, tantôt la moire luisante des canaux et des fleuves. Et ces taches ne sont point amorties par la clarté trop forte du ciel. Tout au rebours du pays sec, ce n'est pas le ciel, c'est la terre dont ici la valeur est prépondérante. En Hollande surtout, pendant plusieurs mois, " l'air n'a aucune transparence ; une sorte de voile opaque, tendu entre le ciel et la terre, intercepte tout rayonnement... L'hiver, l'obscurité semble tomber d'en haut ". Partant, les riches couleurs dont sont revêtus les objets terrestres demeurent sans rivales. Ajoutez à leur force leur nuance et leur mobilité. En Italie, un ton reste fixe ; la lumière immuable du ciel le maintient pendant plusieurs heures et le même hier que demain. Vous le retrouverez, en revenant, tel que vous l'aviez posé, il y a un mois, sur votre palette. En Flandre, il varie nécessairement avec les variations de la lumière et de la vapeur ambiante. Ici encore, je voudrais vous conduire dans le pays, et vous laisser sentir par vous-mêmes la beauté originale des villes et du paysage. Le rouge des briques, le blanc luisant des façades, sont agréables à voir, parce qu'ils sont adoucis par l'air grisâtre. Sur le fond émoussé du ciel s'allongent en file des toits aigus, écailleux, tous d'un brun intense, ça et là un chevet gothique, un beffroi gigantesque, coiffé de clochetons ouvragés et d'animaux héraldiques. Souvent la bordure crénelée des cheminées et des faîtes se réfléchit en se lustrant dans un canal, dans un bras de fleuve. Hors des villes, comme dans les villes, tout est matière à tableau ; on n'aurait qu'à copier. Le vert universel de la campagne n'est ni cru, ni monotone ; il est nuancé par les divers degrés de maturité des feuillages et des herbes, par les diverses épaisseurs et les changements perpétuels de la buée et des nuages. Il a pour complément ou pour repoussoir la noirceur des nuées qui, tout d'un coup, fondent en ondées et en averses, la grisaille de la brume qui se déchire ou s'éparpille, le vague réseau bleuâtre qui enveloppe les lointains, les papillotements de la lumière arrêtée dans la vapeur qui s'envole, parfois le satin éblouissant d'un nuage immobile, ou quelque fente subite par laquelle perce l'azur. Un ciel aussi rempli, aussi mobile, aussi propre à accorder, varier et faire valoir les tons de la terre, est une école de coloristes." ( p. 308 à 313, Hachette, 1895 ).

samedi 22 mars 2014

Hitler comprenait mieux l'homme qu'Épicure ! dixit Orwell ou de la supposée insuffisance de l'anthropologie utilitariste.

Avec étonnement, je lis la fin du compte-rendu, consacré par Orwell, à Mein Kampf d'Hitler le 21 Mars 1940 dans le New English Weekly:
" (...) Hitler a compris la fausseté de la conception hédoniste de la vie. La quasi-totalité de la pensée occidentale depuis la dernière guerre, la totalité en tout cas de la pensée "progressiste", a toujours implicitement supposé que l'être humain ne désirait rien d'autre que le bien-être, la sécurité et l'absence de souffrance. Une telle conception de la vie ne laisse aucune place à des valeurs telles que le patriotisme ou les vertus guerrières. Le socialiste qui surprend ses enfants à jouer avec des petits soldats a généralement un haut-le-corps, mais il est incapable de trouver un substitut aux soldats de plomb. Des pacifistes en plomb ne seraient guère attrayants. La désolation intérieure qui est celle de Hitler lui fait ressentir avec une force exceptionnelle cette vérité que l'être humain ne veut pas seulement le confort, la sécurité, la réduction des heures de travail, l'hygiène, le contrôle des naissances et, d'une manière générale, tout ce qui est conforme au bon sens. Il lui faut aussi, par moments en tout cas, la lutte et le sacrifice, sans parler des drapeaux, tambours et autres démonstrations de loyauté. Quelle que soit leur valeur en tant que doctrines économiques, fascisme et nazisme sont, du point de vue psychologique, infiniment plus pertinents que n'importe quelle conception hédoniste de la vie. Et cela vaut probablement aussi pour le socialisme militarisé de Staline. Les trois grands dictateurs ont, tous trois, consolidé leur pouvoir en accablant de maux les peuples qu'ils gouvernent. Alors que le socialisme, et même le capitalisme sur un mode moins enthousiaste, disait aux gens : " Je vous offre du bon temps ", Hitler leur disait : " Je vous offre la lutte, les périls et la mort ", avec ce résultat qu'une nation tout entière s'est jetée à ses pieds. Le temps viendra peut-être où ces hommes en auront assez et changeront d'avis, comme on l'a vu à la fin de la dernière guerre. Au bout de quelques années de sang et de famine, " le plus grand bonheur pour le plus grand nombre " est un bon mot d'ordre, mais en ce moment on lui préfère : " Plutôt une fin effroyable qu'un effroi sans fin.". Aujourd'hui que nous sommes en lutte contre l'homme qui a forgé ce dernier slogan, nous aurions tort d'en sous-estimer la puissance émotionnelle." ( Essais, articles, lettres, volume II - 1940-1943 -, p. 23-24 )
Götz Aly dans Comment Hitler a acheté les Allemands (2005) a révisé à la hausse la vérité de l'anthropologie disqualifiée par Orwell, comme en témoigne la quatrième de couverture de l'ouvrage :
" Comment cela a-t-il pu arriver ? Comment les Allemands ont-ils pu, chacun à son niveau permettre ou commettre des crimes de masse sans précédent, en particulier le génocide des Juifs d' Europe ? Invoquer la haine raciale dont le nazisme était porteur ne suffit pas : l'idée qu'un antisémitisme exterminateur animait la population allemande tout entière, dès avant l'arrivée de Hitler, est dépourvue de fondement. L'explication purement idéologique tourne à vide.
Ce que démontre Götz Aly, au terme d'une enquête minutieuse dans les archives auxquelles il a pu avoir accès, c'est que le consensus entre les dirigeants du Reich et le peuple a pour clé ... le confort matériel de l'Allemand moyen. La guerre la plus coûteuse de l'Histoire s'est faite avec un objectif : préserver le niveau de vie de la population, à laquelle le régime ne pouvait promettre, comme Churchill, " du sang, de la sueur et des larmes " sans risquer l'implosion. Bien loin de profiter à quelques dignitaires nazis seulement, le pillage de l' Europe occupée et la spoliation, puis l'extermination des Juifs, ont bénéficié au petit contribuable, soigneusement préservé de toute hausse d'impôts jusqu'à la fin de la guerre, comme au soldat de la Wehrmacht envoyé au front, de même qu'à la mère de famille restée en Allemagne."

dimanche 16 mars 2014

Attention à ne pas ressembler au Critique Borné de Vauvenargues


" Il n'y a point de si petit peintre qui ne porte son jugement du Poussin et de Raphaël. De même, un auteur, tel qu'il soit, se regarde, sans hésiter, comme le juge de tout autre auteur. S'il rencontre dans un ouvrage des opinions qui anéantissent les siennes, il est bien éloigné de convenir qu'il a pu se tromper toute sa vie. Lorsqu'il n'entend pas quelque chose, il dit qu'il est obscur, quoiqu'il ne soit pour d'autres que concis ; il condamne tout un ouvrage sur quelques pensées, dont il n'envisage quelquefois qu'un seul côté. Parce qu'on démêle aujourd'hui les erreurs magnifiques de Descartes, qu'il n'aurait jamais aperçues de lui-même, il ne manque pas de se croire l'esprit plus juste que ce philosophe ; quoiqu'il n'ait aucun sentiment qui lui appartienne, presque point d'idées saines et développées, il est persuadé qu'il sait tout ce qu'on peut savoir ; il se plaint continuellement qu'on ne trouve rien dans les livres de nouveau, il ne peut ni le discerner, ni l'apprécier, ni l'entendre : il est comme un homme à qui on parle un idiome étranger, incapable de sortir de ce cercle de principes connus dans le monde, qu'on apprend, en y entrant, comme sa langue."
Ceci lu, notez que le Critique Honteux ne doit pas davantage être un modèle. Plagiant platement Vauvenargues et le trahissant un peu, j'en fais le portrait qui suit ( pas plus que le Critique Borné, il n'a de nom ):
" Aussi petit que soit le peintre, le Critique Honteux ne porte sur lui aucun jugement. De même, bien qu'auteur, il se regarde sans hésiter comme incapable de juger tout autre auteur. S'il rencontre dans un ouvrage des opinions qui anéantissent les siennes, il est bien proche de convenir qu'il a pu se tromper toute sa vie. Lorsqu'il n'entend pas quelque chose, il dit qu'il est concis, quoiqu'il ne soit pour d'autres qu'obscur ; il approuve tout un ouvrage sur quelques pensées, dont il n'envisage quelquefois qu'un seul côté. Parce qu'on démêle aujourd'hui les erreurs magnifiques de Descartes, qu'il ne prétendrait jamais avoir pu apercevoir de lui-même, il ne manque pas de se croire encore plus incapable du moindre jugement vrai ; quoiqu'il ait quelque sentiment qui lui appartienne et quelques idées saines et développées, il est persuadé qu'il ne sait rien de ce qu'on peut savoir ; il dit continuellement qu'on doit toujours trouver du nouveau dans les livres mais il croit ne pouvoir ni le discerner, ni l' apprécier, ni l'entendre ; il se juge alors comme un homme à qui on parle un idiome étranger, incapable malgré lui de sortir de ce cercle de principes trop connus dans le monde, qu'il regrette d'avoir appris, en y entrant, comme sa langue."

Commentaires

1. Le mardi 18 mars 2014, 09:40 par Jean Marie Staive
Un critique borné est donc un critique mort-né?
2. Le mardi 18 mars 2014, 09:44 par Jean Marie Staive
( Variante )
Si un critique se sent bords-né, qu' il se couche!
3. Le vendredi 21 mars 2014, 19:11 par Philalethe
Je dirais plutôt en termes aristotéliciens que le critique borné et le critique honteux sont deux critiques vicieux, le critique vertueux sait s'ouvrir à ce qui fait progresser esthétiquement, éthiquement, épistémiquement et se fermer à ce qui fait régresser de ces trois points de vue !

samedi 15 mars 2014

Quand a-t-on donc commencé de parler de génie à propos de tout et de rien ?

Dans L'homme sans qualités (I, 13), Robert Musil a écrit ces lignes souvent citées :
" (...) L'époque avait déjà commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ; toutefois, les proportions demeuraient raisonnables : pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu' Ulrich put lire tout à coup quelque part ( et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce ) ces mots : " un cheval de course génial "." ( traduction Jaccottet, p.55 )
On connaît peut-être moins ces lignes de Vauvenargues, écrites vers 1746 et tirées des Caractères. C'est Cotin, le bel esprit, représentant des hommes vains, qui y est portraituré :
" Partisans passionnés de tous les arts, afin de persuader qu'ils les connaissent, ils parlent avec la même emphase d'un statuaire, qu'ils pourraient parler de Milton. Tous ceux qui ont excellé dans quelque genre, ils les honorent des mêmes éloges ; et si le métier de danseur s'élevait au rang des beaux-arts, ils diraient de quelque sauteur, ce grand hommece grand génie ; ils l'égaleraient à Horace, à Virgile, à Démosthènes."
Ainsi s'esquisseraient les progrès de " l'esprit nouveau " : il aurait d'abord mis les artistes sur le même plan que les grands écrivains et autres hommes exceptionnels ( ce que condamnait Vauvenargues ) puis qualifié de génies les sportifs et les animaux ( d'où l'improbation de Musil ).
Aujourd'hui l'esprit nouveau n'a plus rien à conquérir.
À cet esprit nouveau, Égée, le bon esprit, savait résister :
" Il met une fort grande différence entre les peintures ( désignant des oeuvres littéraires, le terme de peinture est ici métaphorique ) sublimes qui ne peuvent être exprimées que par les sentiments qu'elles expriment, et celles qui n'exigent ni élévation, ni grandeur d'esprit dans les peintres, quoiqu'elles demandent autant de travail et de génie (sic). Égée laisse adorer, dit-il, aux artisans l'artisan plus habile qu'eux ; mais il ne peut estimer les talents que par le caractère qu'ils annoncent. Il respecte le cardinal de Richelieu comme un grand homme et il admire Raphaël comme un grand peintre ; mais il n'oserait égaler les vertus d'un prix si inégal. Il ne donne point à des bagatelles ces louanges démesurées que dictent quelquefois aux gens de lettres l'intérêt ou la politique ; mais il loue très sincèrement tout ce qu'il loue, et parle toujours comme il pense."

Commentaires

1. Le dimanche 16 mars 2014, 16:46 par Scons Dut
Désolée pour la question qui va suivre, mais qui est cet Égée que vous citez à la fin ?
Google me renvoie à l'Égée de la mythologie grecque ...
À moins que j'aie manqué quelque chose, ce qui est très probable ^^
Merci.
2. Le dimanche 16 mars 2014, 17:21 par Philalèthe
Égée, le Bon Esprit, suit Cotin, le Bel Esprit, dans les Caractères de Vauvenargues.

vendredi 14 mars 2014

Pour un réalisme à visage humain : le valet de chambre, nihiliste moral parce qu' à ses yeux il n'y a que le Grand qui compte.

Vauvenargues ( dernier paragraphe du Discours sur le caractère des différents siècles ):
" Un homme qui s'aviserait de faire un livre pour prouver qu'il n'y a point de nains ni de géants, fondé sur ce que la plus extrême petitesse des uns et la grandeur démesurée des autres demeureraient, en quelque manière, confondues à nos propres yeux, si nous les comparions à la distance de la terre aux astres ; ne dirions-nous pas d'un homme qui se donnerait beaucoup de peine pour établir cette vérité, que c'est un pédant, qui brouille inutilement toutes nos idées, et ne nous apprend rien que nous ne sachions ? De même, si je disais à mon valet de m'apporter un petit pain, et qu'il me répondit : Monsieur, il n'y a a aucun de gros ; si je lui demandais un grand verre de tisane, et qu'il m'en apportât dans une coquille, disant qu'il n'y a point de grand verre ; si je commandais à mon tailleur un habit un peu large, et qu'en m'en apportant un fort serré, il m'assurât qu'il n'y a rien de large sur la terre, et que le monde même est étroit ; ...j'ai honte d'écrire de pareilles sottises, mais il me semble que c'est à peu près le raisonnement de nos philosophes. Nous leur demandons le chemin de la sagesse, et ils nous disent qu'il n'y a que folie ; nous voudrions être instruits des caractères qui distinguent la vertu du vice, et ils nous répondent qu'il n'y a dans les hommes que dépravation et que faiblesse. Il ne faut quel point que les hommes s'enivrent de leurs avantages ; mais il ne faut point qu'ils les ignorent ; il faut qu'ils connaissent leurs faiblesses, pour qu'ils ne présument pas trop de leur courage ; mais il faut en même temps qu'ils se connaissent capables de vertu, afin qu'ils ne désespèrent pas d'eux-mêmes."
Ce valet, ce tailleur, ces philosophes sont sortis de la caverne platonicienne mais, aveuglés par le soleil, ils ne voient plus au fond de la caverne que néant.
La croyance dans la Réalité a produit en eux la cécité aux réalités. Ils ont du coup l'arrogance du cynique, Socrate devenu fou...

jeudi 13 mars 2014

La poésie est-elle essentiellement privée de tout pouvoir cognitif ?

Vauvenargues ( maxime posthume 652 ) :
" L'objet de la prose est de dire des choses ; mais les sots s'imaginent que la rime est l'unique objet de la poésie, et, dès que leurs vers ont le nombre ordinaire de syllabes, ils pensent que ce qu'ils ont fait avec tant de peine mérite qu'on se donne celle de le lire."
Sartre ( Qu'est-ce que la littérature ? ) :
" Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Or, comme c'est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d'instrument que s'opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s'imaginer qu'ils visent à discerner le vrai ni à l'exposer. Ils ne songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l'objet nommé : le nom s'y révèle l'inessentiel, en face de la chose qui est essentielle. Ils ne parlent pas ; ils ne se taisent pas non plus : c'est autre chose. En fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l'état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres."
Vauvenargues ( maxime 853 ) :
" Le même croit parler la langue des dieux, lorsqu'il ne parle pas celle des hommes."
Orwell ( New English Weekly, 31 décembre 1936 ) :
" Il y a six ou sept ans paraissait dans Punch un excellent dessin humoristique : un jeune freluquet faisait part à sa tante de son intention d'"écrire". " Et sur quoi as-tu l'intention d'écrire ? " demande la tante. " Ma chère tante, répond le jeune homme d'un ton id'infini mépris, on n'écrit pas sur quelque chose, on écrit, c'est tout. "
Et si le poète, du moins le grand, était celui qui congédie domestiques et vitres ordinaires pour leur substituer des outils plus à même de faire mieux connaître la réalité ?

mercredi 12 mars 2014

Avis à ceux qui veulent imiter les philosophes antiques !

Pensée 724 :
" Nous n'attendons pas d'un malade qu'il ait l'enjouement de la santé et la force du corps ; s'il conserve même sa raison jusqu'à la fin, nous nous en étonnons ; et s'il fait paraître quelque fermeté, nous disons qu'il y a de l'affectation dans cette mort : tant cela est rare et difficile. Cependant, s'il arrive qu'un autre homme démente, en mourant, ou la fermeté, ou les principes qu'il a professés pendant sa vie ; si dans l'état du monde le plus faible, il donne quelque marque de faiblesse... Ô aveugle malice de l'esprit humain ! Il n'y a point de contradictions si manifestes que l'envie n'assemble pour nuire."

mardi 11 mars 2014

Tous artistes, tous écrivains, tous philosophes, tous créateurs !

Encore Vauvenargues (maxime posthume 351) !
" Comme il y a beaucoup de soldats et peu de braves, on voit aussi beaucoup de versificateurs et point de poètes. Les hommes se jettent en foule dans des métiers honorables sans autre vocation que leur vanité, ou, tout au plus, l'amour de la gloire. "

lundi 10 mars 2014

L'historien de la philosophie ?

Vauvenargues écrit dans une de ses maximes posthumes ( 341 ) :
" Faites remarquer une pensée dans un ouvrage, on vous répondra qu'elle n'est pas neuve ; demandez alors si elle est vraie, vous verrez qu'on n'en saura rien. "

Commentaires

1. Le mardi 11 mars 2014, 05:10 par Capel Langes
Excellent !
2. Le vendredi 28 mars 2014, 23:24 par Maël Goarzin
C'est pourquoi, je pense, l'historien de la philosophie doit aussi être philosophe, et les deux ne sont pas incompatibles, bien au contraire!
3. Le samedi 29 mars 2014, 11:47 par Philalethe
Certes mais une telle conjonction est-elle réalisable en dehors de la philosophie de la philosophie ? C'est parce que connaître ce que sont les philosophies passées nécessite des concepts de philosophie de la philosophie et contribue à les clarifier que les oeuvres de Grangier et de Vuillemin (et d'autres !) sont autant des oeuvres philosophiques que des oeuvres d'histoire de la philosophie. Mais si le problème philosophique n'est pas d'avoir une connaissance vraie de la philosophie, si c'est par exemple d'avoir une connaissance vraie de l'art, de l'esprit ou de l'État, l'effort de reconstituer au plus près les philosophies passées et celui d'en faire une nouvelle, meilleure, ne convergent pas (même s'il va de soi qu'aucune philosophie n'est possible sans quelque instruction philosophique - mais précisément l'historien de la philosophie vise autre chose que la possession d'une certaine instruction philosophique -). Prenez Foucault et son usage des philosophies antiques : certes les analyses stimulantes (ce qui ne veut pas dire vraies, d'ailleurs) sur le cynisme par exemple abondent mais va-t-on aller jusqu'à le consacrer à cause de ses leçons données au Collège de France sur Le courage de la vérité grand historien du cynisme ? J'en doute.

samedi 8 mars 2014

L'anti-modèle.

JOHN FLORY
Né en 1890
Mort de boisson en 1927
Ci-gisent les ossements du pauvre John Flory
Son histoire est l'éternelle histoire,
L'argent, les femmes, les cartes et le gin,
Voilà ce qui eut raison de lui.
Il a versé assez de sueur pour s'y baigner entier
À faire l'amour à des femmes imbéciles ;
Il a connu les tourments indicibles
De cet art lugubre qu'est l'ivrognerie.
Ô étranger, toi qui passes en ces lieux
Et lis cette épigraphe, ne verse pas de larmes ;
Mais reçois cet unique présent :
Apprends de moi comment ne pas vivre.

Commentaires

1. Le vendredi 28 mars 2014, 23:17 par Maël Goarzin
Merci de partager cette belle épitaphe, qui contraste avec les topos du genre. Il rappelle que l'on n'apprend pas seulement par les modèles, mais aussi et peut-être surtout par les contre-modèles! C'est en tout cas une invitation pour moi à ne pas me contenter d'étudier les modèles des philosophes antiques, mais également les contre-modèles que ces mêmes philosophes présentent dans leurs écrits.