samedi 10 mai 2014

Souvenirs de femmes, souvenirs de livres.

Dans les Entretiens avec le chancelier de Müller, Goethe, à propos de la fin de sa rencontre avec la pianiste Maria Agata Szymanovska, oppose deux manières de garder le souvenir d'un être :
" Tout ce qui nous arrive de grand, de beau, de marquant, ne doit pas être d'abord rappelé de l'extérieur, comme en lui donnant la chasse ; il faut qu'au contraire, cela s'unisse dès le début, produise en nous un nouveau moi meilleur, vive et crée en nous en continuant à nous former éternellement. Il n'y a point de passé vers quoi il soit permis de porter ses regrets, il n'y a qu'une éternelle nouveauté qui se forme des éléments grandis du passé : la vraie Sehnsucht (nostalgie) doit être toujours créatrice, produire à tout instant une nouveauté meilleure. Et (...) n'en avons-nous pas tous faits l'expérience en ces derniers jours ? Ne nous sentons-nous pas, tous tant que nous sommes, rajeunis, amendés, grandis par cette aimable apparition qui déjà veut nous quitter ? Non, elle ne peut nous échapper, elle a passé dans notre moi le plus intime, elle continue à vivre avec nous, en nous ; qu'elle s'y prenne comme elle voudra pour m'échapper, je la retiendrai toujours enfermée en moi." (trad. Béguin, Paris, 1931, p. 134)
Vieillissant, il arrive qu'on donne la chasse aux livres lus anciennement mais ils échappent. Alors il est rassurant de les penser enfermés en soi et nous rendant meilleurs, comme la pianiste dans l'esprit de Goethe.
Mais est-ce vrai ? Comme il est délicat de faire le partage entre les livres qui nous ont nourris et ceux qui ne nous ont pas fait grandir, voire nous ont empoisonnés !
Et la dette que nous avons vis-à-vis de telle ou telle oeuvre fortifiante n'absorbe-t-elle pas excessivement, exclusivement notre gratitude au point de ne nous faire sentir aucune reconnaissance à l'égard des textes qui vivent tant en nous qu' on les confond avec soi ?

mardi 6 mai 2014

Musil et le Chien cynique, hostiles aux Idées.

Diogène Laërce :
" Alors que Platon discourait sur les Idées et mentionnait l'Idée de table, l'Idée de cyathe, Diogène lui dit . " Pour ma part, Platon, je vois une table et un cyathe, mais l' Idée de table ou de cyathe, je ne les vois pas du tout ". Ce à quoi Platon répliqua : " C'est normal ! Tu as des yeux qui te permettent de voir un cyathe ou une table ; mais l'intelligence qui permet de percevoir l'Idée de table ou l'Idée de cyathe, tu ne l'as point " (Vies et doctrines des philosophes illustres, livre VI, 53)
La riposte platonicienne est forte et laisse Diogène sans mot. Doit-on penser alors que Musil a partagé avec Diogène la même cécité aux Idées ?
" Les initiatives d'ordre général, il est vrai, sont de ces choses qui ne peuvent avoir de véritable contenu, comme d'ailleurs toutes les idées (Vorstellungen) les plus générales et les plus sublimes ; l'idée de Chien est déjà quelque chose qu'on ne peut pas se figurer (schon Hund können Sie sich nicht vorstellen), ce n'est qu'une allusion à certains chiens, à certaines qualités canines ; quant au patriotisme ou à la plus belle des idées patriotiques (die schönste vaterländischeste Idee), il vous est strictement impossible de vous les représenter (vorstellen) vraiment. " (L'homme sans qualités, tome 1, p.385)

lundi 5 mai 2014

La petitesse de la hauteur : version pascalienne / version musilienne.

Pascal :
" Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. " (fragment 41, éd. Le Guern)
Musil :
" L'idée que le plus grand esprit, fourré dans une cour de caserne, y apprend en huit jours à sauter au seul commandement d'un sous-off, celle qu'un lieutenant et huit hommes suffisent pour mettre en état d'arrestation tous les parlements du monde, n'ont, il est vrai, trouvé leur expression classique que plus tard lorsqu'on a découvert qu'on pouvait, de quelques cuillerées d'huile de ricin administrées à un idéaliste, ridiculiser les convictions les mieux ancrées." (L'homme sans qualités, tome 1, p.384)

dimanche 4 mai 2014

Peuples d'hier et d'aujourd'hui.

Fustel de Coulanges dans La cité antique (1864) écrit :
" Il faut bien reconnaître que les anciens ne se sont jamais représenté Dieu comme un être unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs innombrables dieux avait son petit domaine ; à l'un, une famille, à l'autre une tribu, à celui-ci une cité : c'était là le monde qui suffisait à la Providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques philosophes ont pu le deviner, les mystères d'Éleusis ont pu le faire entrevoir aux plus intelligents de leurs initiés, mais le vulgaire n'y a jamais cru. Pendant longtemps l'homme n'a compris l'être divin que comme une force qui le protégeait personnellement et chaque homme ou chaque groupe d'hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd'hui encore chez les descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints avec ferveurs ; mais on doute s'ils ont l'idée de Dieu ; chacun d'eux veut avoir parmi ses saints un protecteur particulier, une Providence spéciale. À Naples chaque quartier a sa Madone ; le lazzarone s'agenouille devant celle de la rue, et il insulte celle de la rue d'à côté ; il n'est pas rare de voir deux facchini se quereller et se battre à coups de couteau pour les mérites de leurs Madones. Ce sont là des exceptions aujourd'hui, et on ne les rencontre que chez certains peuples et dans de certaines classes. C'était la règle chez les anciens." (Paris, Hachette, 1866, p. 188-189)
En 2014, on peut encore écrire avec raison : à Séville, chaque quartier a sa Madone.
Quand, à l'occasion des fêtes de Pâques, il arrive que des processions (pasos) de différentes confréries , venant de différentes églises et portant chacune (la statue d') une Vierge différente, se croisent, aucune des Vierges ne veut avoir le dessous et c'est aux porteurs, par un soulèvement plus long, aux chanteurs, par une expression plus religieuse, de défendre son honneur.

samedi 3 mai 2014

Les Idées et les journaux ou si Platon ressuscitait...

" Pour on ne sait quelle impondérable raison, les journaux ne sont pas ce qu'ils pourraient être à la satisfaction générale, les laboratoires et les stations d'essai de l'esprit, mais, le plus souvent des bourses et des magasins. S'il vivait encore, Platon (prenons cet exemple, puisqu'on le considère, avec une douzaine d'autres, comme le plus grand de tous les penseurs) serait sans doute ravi par un lieu où chaque jour peut être créée, échangée, affinée une idée nouvelle, où les informations confluent de toutes les extrémités de la terre avec une rapidité qu'il n'a jamais connue, et où tout un état-major de démiurges est prêt à en mesurer dans l'instant la teneur en esprit et en réalité. Il aurait deviné dans une rédaction de journal ce topos ouranios, ce céleste lieu des idées dont il a évoqué l'existence si intensément qu'aujourd'hui encore tout honnête homme se sent idéaliste quand il parle à ses enfants ou à ses employés. S'il survenait brusquement aujourd'hui dans une salle de rédaction et réussissait à prouver qu'il est bien Platon, le grand écrivain mort il y a plus de deux mille ans, il ferait évidemment sensation et obtiendrait d'excellents contrats. S'il se révélait capable, ensuite, d'écrire en l'espace de trois semaines un volume d'impressions philosophiques de voyage et un ou deux milliers de ses célèbres nouvelles, peut-être même d'adapter pour le cinéma l'une ou l'autre de ses oeuvres anciennes, on peut être assuré que ses affaires iraient le mieux du monde pendant quelque temps. Mais aussitôt que l'actualité de son retour serait passée, si monsieur Platon insistait pour mettre en pratique telle ou telle de ses célèbres idées qui n'ont jamais vraiment réussi à percer, le rédacteur en chef lui demanderait seulement de bien vouloir écrire sur ce thème un joli feuilleton pour la page récréative (léger et brillant, autant que possible, dans un style moins embarrassé, par égard pour ses lecteurs) ; et le rédacteur de ladite page ajouterait qu'il ne peut malheureusement pas accepter de collaboration de cet ordre plus d'une fois par mois, eu égard au grand nombre d'autres écrivains de talent. Ces deux messieurs auraient alors le sentiment d'avoir beaucoup fait pour un homme qui, pour être le Nestor des publicistes européens, n'en était pas moins un peu dépassé (...)" (L'homme sans qualités, tome 1, p.408-409)

vendredi 2 mai 2014

Le scientifique, le guerrier, le chasseur, le commerçant.

Bachelard nous a appris à penser (à tort ou à raison) la naissance d'une science en termes de rupture épistémologique par rapport aux croyances antérieures et à la phase pré-scientifique de la connaissance de l'objet concerné.
Sur ce modèle, doit-on penser aussi qu'il y a rupture psychologique entre le savant et le non-savant ?
Musil défend ici la thèse que les vertus épistémiques (entendons par là les dispositions de l'esprit rendant apte à vouloir et à découvrir la vérité) ont quelque chose en commun avec les vices éthiques :
" Avant que les intellectuels (geistige Menschen) ne découvrissent la volupté des faits (Tatsachen), seuls les guerriers, les chasseurs et les commerçants, c'est-à-dire précisément les natures rusées et violentes, l'avaient connue. Dans la lutte pour la vie, il n'y a pas de place pour le sentimentalisme de la pensée, il n'y a que le désir de supprimer l'adversaire de la façon la plus rapide et la plus effective ; tout le monde est positiviste ; tout de même, dans le commerce, la vertu (Tugend) n'est point de s'en laisser conter mais de s'en tenir au solide, le profit représentant somme toute une victoire psychologique remportée sur autrui et conditionnée par les circonstances. Si l'on considère d'autre part quelles vertus (Eigenschaften) permettent les grandes découvertes, on trouve l'absence de tout scrupule traditionnel et de toute inhibition, le courage, le plaisir de détruire autant que celui d'entreprendre, l'exclusion de toute considération morale, le marchandage patient des moindres bénéfices, l'attente tenace, quand il le faut, sur le chemin qui mène au but, enfin un respect du nombre et de la mesure qui est l'expression la plus aiguë de la défiance à l'égard de toute espèce d'imprécision ; en d'autres termes, rien, précisément, que les vieux vices des chasseurs, soldats et marchands (die alten Jägern-, Soldaten- und Händlerlaster) transposés dans le domaine intellectuel (ins Geistige übertragen) et métamorphosés en vertus (in Tugenden). Sans doute ces vices sont-ils ainsi affranchis de la recherche d'un profit personnel et relativement bas, mais l'élément de Mal originel (das Element des Urbösen), comme on pourrait le nommer, survit à cette transformation, étant apparemment indestructible et éternel, tout aussi éternel que les grands idéaux humains (wie alles menschlich Hohe), puisqu'il n'est finalement rien de moins et rien de plus que le plaisir de tendre un croc-en-jambe aux idéaux pour les voir se casser le nez. Qui ne connaît la maligne tentation qui nous vient à l'esprit devant un beau grand vase de cristal, à l'idée qu'un seul coup de canne le briserait en mille morceaux ? Cette tentation, exaltée jusqu'à cet héroïsme amer né du fait que l'homme ne peut être sûr de rien, dans sa vie, sinon de ce qui tient à fer et à clou, est dans la sobriété spirituelle de la science (die Nüchternheit der Wissenschaft) un sentiment de base ; si les convenances s'opposent à ce qu'on l'identifie avec le Diable, on ne peut nier tout de même qu'elle ne sente un peu le soufre. " (L'homme sans qualités, tome 1, p.380-381)
À croire Musil, la pensée rationnelle à l'oeuvre dans la recherche scientifique n'est pas radicalement différente de celle qui rend possible le succès pratique et plus précisément le succès pratique conditionné par la nuisance. Mais mettre en évidence la présence dans les vertus épistémiques d'ingrédients psychologiques composant certains vices éthiques ne conduit en aucune manière l'écrivain à douter de la vérité des connaissances produites par ces qualités de l'esprit. Pour reprendre la distinction de Reichenbach, Musil ne confond pas le contexte de découverte avec le contexte de justification ! Et en plus ces observations ravigotent un peu l'épistémologie des vertus qui, d'après Roger Pouivet dans sa Philosophie contemporaine (2008), risque de n'être que "prêchi-prêcha épistémologique" et "discours édifiant".
Attention cependant à ne pas confondre cette position musilienne avec celle qu'on trouve par exemple dans ces lignes des Leçons sur l'esthétique de Wittgenstein :
" 23. Il existe une forte propension à dire : " On ne peut pas ignorer le fait que ce rêve est en réalité telle ou telle chose. " Peut-être bien est-ce le fait que l'explication soit extrêmement repoussante qui nous conduit à l'adopter." (Leçons et conversations, Gallimard, p.58)
Rush Rees a ajouté en note : " Si nous voyons le lien qui relie quelque chose comme ce beau rêve à quelque chose de laid... ". Clairement Wittgenstein se contente de repérer la motivation psychologique d'une croyance, qui à ses yeux n'est en rien scientifique, alors que chez Musil le désir de rabaisser est une des sources de la connaissance scientifique vraie. Le passage suivant est très clair de ce point de vue :
" On peut rappeler dès l'abord la singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces explications mécaniques , statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu'on a enlevé le coeur. Ne voir dans la bonté qu'une forme particulière de l'égoïsme ; rapporter les mouvements du coeur à des sécrétions internes ; constater que l'homme se compose de huit ou neuf dixièmes d'eau ; expliquer la fameuse liberté morale du caractère comme un appendice automatique du libre-échange ; ramener la beauté à une bonne digestion et au bon état des tissus adipeux ; réduire la procréation et le suicide à des courbes annuelles qui révèlent le caractère forcé de ce que l'on croyait le résultat des décisions les plus libres ; sentir la parenté de l'extase avec l'aliénation mentale ; mettre sur le même plan la bouche et l'anus, puisqu'ils sont les extrémités orale et rectale d'une même chose... : de telles idées, qui dévoilent en effet dans une certaine mesure les trucs de l'illusionnisme humain, bénéficient toujours d'une sorte de préjugé favorable et passent pour particulièrement scientifiques. C'est sans doute la vérité qu'on aime en elles ; mais tout autour de cet amour nu, il y a un goût de la désillusion, de la contrainte, de l'inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances, une maligne partialité ou tout au moins l'exhalaison involontaire de sentiments analogues."
On pourrait rajouter : expliquer le meilleur de l'humain par l'évolutionnisme darwinien. Une forme radicale de cette science rabat-joie serait aussi en philosophie de l'esprit le matérialisme éliminativiste qui commande de voir la psychologie ordinaire comme un ensemble de croyances superstitieuses destiné à être remplacé par la vérité de la neurologie, à la manière dont l'alchimie a été une fois pour toutes renvoyée aux poubelles de la connaissance par la chimie. Plus généralement c'est en tant que réductionniste que la connaissance scientifique satisferait une inclination humaine à remettre à sa place l'impressionnant.

jeudi 1 mai 2014

La femme, le pudding, la pièce, le pain, le vin, le cheval, l'outil.

Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, non parce que l'homme manque de grandeur, mais parce que le domestique n'est sensible qu'à la petitesse.
Aujourd'hui, je vais jouer au valet avec Louis Althusser dans le rôle du grand homme. En lisant les lignes suivantes, j'a pensé à Richard Rorty qui, par anti-sexisme, utilise dans ses textes she, au lieu de he, pour désigner homo, l'être humain.
Dans le chapitre 3 de son Introduction à la philosophie pour les non-philosophes, intitulé L'abstraction, Althusser a expliqué qu'on a accès au concret par l'intermédiaire de l'abstraction, précisément ici le concept véhiculé par le mot. Ceci fait, il va mentionner la possibilité d'un accès direct , non conceptuel, au concret.
Mais comme j'ai un point de vue de valet, ce n'est pas la thèse qui me retient mais les exemples de concret, pris par le philosophe :
" On peut évidemment poser la question de savoir s'il n'y a pas d'autres moyens que l'abstraction du langage pour "saisir" le concret. Quand un homme mange un pudding, il ne se trompe pas de nourriture : il sait bien que c'est ce pudding qu'il mange, et pas un autre. Quand un homme serre une femme dans ses bras et qu'il la pénètre, il ne se trompe pas de femme, sauf dans les comédies de Marivaux : c'est bien elle et pas une autre. Mais justement, il se tait, et ce sont ses bras et son sexe qui "ont la parole".
Quand un ouvrier travaille à "sa" pièce, c'est la même chose : l'objet concret, il le désigne parce qu'il le tient, et travaille sur lui avec des outils qu'il tient en main. On en conclura qu'il y a une appropriation du concret qui ne passe pas par le langage, mais par le corps de l'homme, soit qu'il travaille une matière première, soit qu'il se joigne à une autre personne dans l'acte sexuel, soit qu'il consomme pour sa nourriture du pain et du vin, ou qu'il s'y empare du pouvoir d'État. Dans tous ces cas, il n'y a pas, sauf imposture, d'erreur sur le concret, et le concret est approprié par l'homme sans un mot.
Mais ce qui manque dans cet acte d'appropriation, c'est la communication sociale, c'est la capacité de dire aux autres hommes : celle-ci est ma femme, cette chose est mon cheval ou mes outils. Ce qui manque de ce fait, c'est la reconnaissance sociale et publique de l'acte d'appropriation du concret. Or, tout montre que, pour vivre en société - et l'homme vit en société -, l'homme n'a pas seulement besoin de s'approprier physiquement les choses concrètes, il a aussi besoin que cette appropriation lui soit reconnue socialement, soit par le consentement tacite des autres, soit par le droit de propriété : sinon n'importe qui pourrait venir lui emprunter ou lui voler son cheval et ses outils. L'acte d'appropriation corporelle, physique, a donc, en quelque sorte, besoin d'être redoublé par une consécration qui passe par le détour d'un langage particulier, le langage du droit, qui affirme publiquement, devant tous les hommes : cette femme est bien à lui (et pas à un autre), ce cheval est bien à lui, etc."

mercredi 30 avril 2014

La sagesse sombre de Louis Althusser.

Lisant les lignes suivantes, écrites en 1975, je leur trouve un air de famille avec quelques-une de celles de Freud dans L'avenir d'une illusion (1927) :
" La chose la plus difficile qui soit sans doute aux hommes est d'accepter l'idée, défendue par les matérialistes, de "l'existence" de la mort dans le monde, et du règne de la mort sur le monde. Il ne s'agit pas de dire seulement que l'homme est mortel, que la vie est finie, limitée dans le temps. Il s'agit d'affirmer qu'il existe au monde quantité de choses qui n'ont aucun sens, et ne servent à rien ; en particulier, que de la souffrance et du mal puissent exister sans aucune contrepartie, aucune compensation ni dans ce monde, ni ailleurs. Il s'agit de reconnaître qu'il existe des pertes absolues (qui ne seront jamais comblées), des échecs sans appel, des événements sans aucun sens ni suite, des entreprises et même des civilisations entières qui avortent et se perdent dans le néant de l'histoire, sans y laisser aucune trace, tels ces grands fleuves qui disparaissent dans les sables du désert. Et comme cette pensée s'appuie sur la thèse matérialiste que le monde lui-même n'a aucun Sens (fixé d'avance), mais qu'il n'existe que comme hasard miraculeux, surgi entre un nombre infini d'autres mondes qui ont péri, eux, dans le néant des astres froids, on voit que le risque de la mort et du néant assiège l'homme de toutes parts, qu'il peut en prendre peur, quand la vie qu'il mène, loin de lui faire oublier la mort, la lui rend encore plus présente.
Et si on n'oublie que derrière la question de la mort se cachent et la question de la naissance, et la question du sexe, que donc la religion s'occupe de répondre à ces trois questions (naissance, sexe, mort) qui intéressent la reproduction biologique de toute "société" humaine, on comprendra que la religion ne se réduise pas à son rôle d´"opium du peuple" dans la lutte des classes. Oui, elle est constamment enrôlée dans la lutte des classes, presque toujours au côté des puissants. Mais elle est enrôlée parce qu'elle existe, et elle existe parce que subsiste en elle ce noyau de fonctions, ce noyau de questions et de réponses qui, derrière les grandes affirmations sur l'Origine du Monde et la Fin du Monde, la rattache à la mort, au sexe et à la naissance. Ces questions, qui intéressent, je le disais à l'instant, la reproduction biologique des sociétés humaines, sont "vécues" par les hommes dans l'inconscience, dans l'angoisse ou dans une angoisse inconsciente. L'inquiétude qu'elles provoquent n'a pas disparu avec les sociétés de classe, bien au contraire, mais on ne saurait dire qu'elle s'y réduit, car elle est plus vieille qu'elles. C'est cette angoisse qui saisit l'enfant et lui fait rechercher la protection de ses parents, c'est elle qui fait trembler après coup l'homme qui a échappé à un accident, blêmir avant l'assaut les soldats engagés dans la bataille, c'est elles qui touche les vieillards à l'approche d'une fin inéluctable, que la maladie rend encore plus douloureuse.
Savoir affronter la mort toute nue, en toute lucidité et sans peur, que ce soit dans les dangers des travaux, de la guerre, de la maladie - ou même de l'amour ("on est seul devant l'amour comme devant la mort", Malraux), c'est un grand thème tragique de la sagesse populaire et de la philosophie matérialiste. Freud, atteint d'un grave cancer de la mâchoire, se savait condamné, et pourtant il a travaillé jusqu'au dernier instant, dans les pires souffrances, sachant qu'il allait mourir et sachant quand. Il traitait la mort comme ce qu'elle est : _rien_ Mais quelles souffrances pour ce rien !
Je parle de Freud, c'est un exemple, et il est connu, puisqu'il était célèbre. Mais combien de centaines de millions d'hommes obscurs n'ont atteint le calme implacable de la mort, ce qu'on appelle "la paix de la mort", qu'à travers des souffrances indicibles et interminables ? Et quand on sait que la sexualité peut, elle aussi, provoquer d'atroces angoisses, et que l'existence (la naissance), fait mystère (pourquoi moi, et pas "un autre" ?), on voit que les interventions religieuses qui sanctionnent objectivement la reproduction biologique des individus pour en faire des hommes sociaux trouvent un répondant dans l'angoisse humaine, qui ne se réfute pas par la seule Raison." (Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, PUF, 2014, p 77-78)
Les derniers mots ne laissent pas de doute : antiques ou non, les philosophes ne nous secourent pas autant que certains l'ont prétendu...

samedi 5 avril 2014

Diotime, avec ou sans Idées.

On sait que dans Le Banquet de Platon, Diotime est une femme de Mantinée qui enseigne à Socrate comment par l'amour connaître l'Idée du Beau, le Beau Absolu, perceptible par aucun sens mais intelligible par toute raison. À sa manière, elle fait sortir Socrate de la caverne et, par là même, croit nous donner accès à la plus réelle des réalités.
Mais si le monde des Idées était réduit à n'être qu'une illusion de la raison, une femme éprise d'élévation justifierait comment le développement de la spiritualité ? Que peut bien être une Diotime contemporaine ?
Robert Musil en a inventé une : plus exactement, c'est Ulrich, le principal personnage de L'homme sans qualités, qui " nomma ainsi, à part soi, du nom de cet illustre professeur d'amour " Hermine, l'épouse de Hans Tuzzi, haut fonctionnaire à la cour de Vienne. Cette jeune femme, qui se fait appeler Ermelinda, "ce beau nom" qu' "elle avait acquis le droit de porter (...) par une sorte d'inspiration intuitive, du jour où il était tombé dans son oreille telle une révélation" est l'âme de l'Action parallèle, projet inspiré en 1913 à la Cour viennoise, en vue d'éclipser en 1918 le jubilé de l'empereur d'Allemagne par celui de François-Joseph, empereur d' Autriche-Hongrie.
Face à Ulrich venu lui rendre visite, elle déclare :
" Nous devons et nous voulons donner réalité à une très grande idée. Nous en avons l'occasion, il serait criminel de la laisser passer ! "
C'est alors qu'Ulrich pose une question courte mais assassine :
" Pensez-vous à quelque chose de précis ?"
Le narrateur va alors faire comprendre au lecteur que cette Diotime-là n'a plus à sa disposition la métaphysique requise pour assurer à l'élan qu'elle prône, une ontologie qui le fonde :
" Non, Diotime ne pensait à rien de précis. Comment l'aurait-elle pu ? Aucun homme, parlant de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ne prétend que ces choses aient une réalité. Mais à quelle étrange qualité du monde cela correspond-il ? Tout se ramène à dire qu'une chose est plus grande, plus importante, plus belle ou plus triste qu'une autre, c'est-à-dire à un classement et à des comparatifs, et il n'y aurait pas de sommet, pas de superlatif ? Mais si l'on rend attentif à cela quelqu'un qui se préparait justement à vous parler de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ce quelqu'un se méfie aussitôt, pensant avoir affaire à un homme insensible et sans idéal. C'était le cas de Diotime, et c'est ainsi qu'avait parlé Ulrich." ( 22 )
Dans le Parménide, Platon a mis dans la bouche de l'Éléate la description de l'état d'esprit qui aurait été celui de Diotime si elle n'avait pas, pour conserver sa croyance dans les Idées, disqualifié Ulrich :
" Si, Socrate, il se trouve quelqu'un qui, au vu de toutes les difficultés qui viennent d'être soulevées et d'autres du même genre, n'admette point qu'il y ait des Formes des choses, quelqu'un qui refuse de poser à part une Forme pour chaque chose en particulier, cet individu ne saura de quel côté tourner sa pensée, parce qu'il n'admet point que pour chaque chose il y a une Forme qui est toujours la même." (135 b).
Socrate avait acquiescé. S'il n'y a pas d' Idées, comment peut-il y avoir un élan vers le Bien ?
C'est peut-être un des problèmes qu'a rencontrés Musil : une fois dégonflées les baudruches platoniciennes, comme penser le Bien en étant plus précis que Diotime, la seconde, mais moins illusionné que Diotime, la première ?

Diotime, avec ou sans Idées.

On sait que dans Le Banquet de Platon, Diotime est une femme de Mantinée qui enseigne à Socrate comment par l'amour connaître l'Idée du Beau, le Beau Absolu, perceptible par aucun sens mais intelligible par toute raison. À sa manière, elle fait sortir Socrate de la caverne et, par là même, croit nous donner accès à la plus réelle des réalités.
Mais si le monde des Idées était réduit à n'être qu'une illusion de la raison, une femme éprise d'élévation justifierait comment le développement de la spiritualité ? Que peut bien être une Diotime contemporaine ?
Robert Musil en a inventé une : plus exactement, c'est Ulrich, le principal personnage de L'homme sans qualités, qui " nomma ainsi, à part soi, du nom de cet illustre professeur d'amour " Hermine, l'épouse de Hans Tuzzi, haut fonctionnaire à la cour de Vienne. Cette jeune femme, qui se fait appeler Ermelinda, "ce beau nom" qu' "elle avait acquis le droit de porter (...) par une sorte d'inspiration intuitive, du jour où il était tombé dans son oreille telle une révélation" est l'âme de l'Action parallèle, projet inspiré en 1913 à la Cour viennoise, en vue d'éclipser en 1918 le jubilé de l'empereur d'Allemagne par celui de François-Joseph, empereur d' Autriche-Hongrie.
Face à Ulrich venu lui rendre visite, elle déclare :
" Nous devons et nous voulons donner réalité à une très grande idée. Nous en avons l'occasion, il serait criminel de la laisser passer ! "
C'est alors qu'Ulrich pose une question courte mais assassine :
" Pensez-vous à quelque chose de précis ?"
Le narrateur va alors faire comprendre au lecteur que cette Diotime-là n'a plus à sa disposition la métaphysique requise pour assurer à l'élan qu'elle prône, une ontologie qui le fonde :
" Non, Diotime ne pensait à rien de précis. Comment l'aurait-elle pu ? Aucun homme, parlant de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ne prétend que ces choses aient une réalité. Mais à quelle étrange qualité du monde cela correspond-il ? Tout se ramène à dire qu'une chose est plus grande, plus importante, plus belle ou plus triste qu'une autre, c'est-à-dire à un classement et à des comparatifs, et il n'y aurait pas de sommet, pas de superlatif ? Mais si l'on rend attentif à cela quelqu'un qui se préparait justement à vous parler de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ce quelqu'un se méfie aussitôt, pensant avoir affaire à un homme insensible et sans idéal. C'était le cas de Diotime, et c'est ainsi qu'avait parlé Ulrich." ( 22 )
Dans le Parménide, Platon a mis dans la bouche de l'Éléate la description de l'état d'esprit qui aurait été celui de Diotime si elle n'avait pas, pour conserver sa croyance dans les Idées, disqualifié Ulrich :
" Si, Socrate, il se trouve quelqu'un qui, au vu de toutes les difficultés qui viennent d'être soulevées et d'autres du même genre, n'admette point qu'il y ait des Formes des choses, quelqu'un qui refuse de poser à part une Forme pour chaque chose en particulier, cet individu ne saura de quel côté tourner sa pensée, parce qu'il n'admet point que pour chaque chose il y a une Forme qui est toujours la même." (135 b).
Socrate avait acquiescé. S'il n'y a pas d' Idées, comment peut-il y avoir un élan vers le Bien ?
C'est peut-être un des problèmes qu'a rencontrés Musil : une fois dégonflées les baudruches platoniciennes, comme penser le Bien en étant plus précis que Diotime, la seconde, mais moins illusionné que Diotime, la première ?