jeudi 14 février 2019

Le dernier mot sur le stoïcisme.

" Puisque c'est le privilege de l'esprit de se r'avoir de la vieillesse, je lui conseille, autant que je puis, de le faire: qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le guy sur un arbre mort. Je crains que c'est un traistre : il s'est si estroittement affreré au corps qu'il m'abandonne à tous coups pour le suivre en sa nécessité. Je le flatte à part, je le practique pour neant. J'ai beau essayer de le destourner de cette colligeance, et lui présenter Seneque et Catulle, et les dames et les danses royales ; si son compagnon a la cholique, il semble qu'il l'ait aussi. Les operations mesmes qui luy sont particulieres et propres ne se peuvent lors souslever : elles sentent evidemment au morfondu. Il n'y a point d'allegresse en ses productions, s'il n'y en a quand et quand au corps." (Montaigne, Essais, III, V)
Chacun jugera de ce qui peut en 2019 lui tenir lieu de Sénèque, de Catulle, des dames et des danses royales...
Mais, en-deça des divisions philosophiques qui séparent en philosophie de l'esprit les dualistes (rares) et les monistes (en abondance), plus en-deça encore des divisions entre les types de dualisme ou les genres de monisme (c'est l'orgueil du philosophe de se façonner raison(s) à l'appui une nouvelle variation philosophique, peut-être minuscule de fait mais de droit impeccablement éclairée et effectivement divergente), en deça de tout cela, dis-je, qui n'a pas l'expérience, dans le meilleur des cas, de la difficulté, dans le pire, de l'impossibilité, de faire pousser le gui sur l'arbre douloureux ?
Et mon Montaigne aujourd'hui, vaut-il plus que mes Sénèque et Catulle ?
Suis-je condamné à ne pas pouvoir empêcher mon esprit de fraterniser avec mon corps ?

Commentaires

1. Le mardi 19 février 2019, 17:12 par gerardgrig
Il faudrait peut-être s'intéresser à la pensée passive de Descartes, selon Jean-Luc Marion. Ce phénoménologue chrétien abordait en premier lieu la philosophie cartésienne sous un angle déconstructiviste, avec la théologie blanche, l'ontologie grise et le prisme métaphysique de Descartes, avant de traiter de la Sixième Méditation métaphysique, qui annoncerait le concept phénoménologique de la chair. Sur la question de l'unité substantielle de l'âme et du corps, que confirme la résurrection du corps et l'union hypostatique du Christ, Descartes semblait être en défaut, ce qui lui attira la Querelle d'Utrecht. Comme Averroès, Descartes semblait dire que l'âme est unie au corps de façon accidentelle, mais l'Université faisait un contresens.
2. Le vendredi 22 février 2019, 18:19 par gerardgrig
Descartes a été un grand lecteur de Montaigne. En Hollande, l'itinéraire philosophique de Descartes a été complexe. Il a lu ou relu les philosophes de langue arabe, Avicenne et Averroès, pour penser l'union de l'âme et du corps. À cet égard, la Querelle d'Utrecht réactiva la controverse des Médiévaux sur le platonisme radical d'Averroès, accusé d'ouvrir la voie au matérialisme, un peu comme l'idéalisme solipsiste de Berkeley produira le scandale de l'empirisme. Mais Thomas d'Aquin fit le même contresens sur Averroès, que l'Université calviniste sur le cartésianisme.
Il est intéressant d'étudier le cartésianisme empirique des Hollandais au XVIIème siècle. Il apportera de l'eau au moulin des éclectiques cousiniens, pour refonder la philosophie en psychologie, à partir du Cogito cartésien compris dans un sens spiritualiste.
Outre l'averroïsme, Descartes a pratiqué l'alchimie en Hollande, grâce aux Rose-Croix (voir la Correspondance, "Les météores" de 1637 et la quatrième partie des "Principes de la philosophie"). Dans "Le Songe de Descartes", Jacques Maritain était allé très loin sur cette piste. Les Rose-Croix étaient luthériens, si bien que Descartes fut également soupçonné d'avoir versé dans le protestantisme.
À vrai dire, Descartes se mit presque tout le monde à dos, et c'est un miracle qu'il ait pu survivre !
Avec les Alchimistes, Descartes a rencontré le matérialisme stoïcien. Les Néo-stoïciens Juste Lipse et Guillaume du Vair avaient servi de passeurs entre la philosophie stoïcienne et l'alchimie. Les travaux de Bernard Joly, dans "La Rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle", montrent bien l'alchimisation de la physique stoïcienne. Le Pneuma igné des Stoïciens, ce souffle matériel de l'Âme du monde qui traverserait la matière pour l'animer, deviendra le feu ou la lumière de l'esprit du monde, pour les Alchimistes. L'Âme du monde comme Nature ouvrière, génératrice et conservatrice, intéressa également les philosophes arabes. Les Médiévaux avaient tenté de l'identifier au Saint-Esprit.

lundi 4 février 2019

Faut-il prendre le temps au sérieux ?

La vue courte et sombre de l'écrivain qui perce à jour :
" (...) et vous, vierges,
Du vice maternel traînant l'hérédité
Et toutes les hideurs de la fécondité ! " (Les Fleurs du mal, V)
La vue longue et souriante de l'écrivain indifférent :
" J'ai acheté pendant quinze ans mon journal du matin chez Mme B. Mme B. meurt, il y a de cela cinq ou six ans, je crois me souvenir qu'on me l'a écrit ; sa fille la remplace à la boutique, se marie, a un enfant, est mère une seconde fois. Dans mon esprit, Mme B. est bien morte, mais l'est seulement dans cette zone conjecturale, vouée aux relations d'incertitude, où s'inscrivent pour mon esprit distrait morts, mariages ou naissances de tout ce qui ne me touche pas de très près. Je vais acheter un matin mon journal, préoccupé de ne pas oublier, comme on vient de me le rappeler, de féliciter la fille de sa nouvelle maternité. Mme B. est là, derrière le comptoir : sa mort était donc moins sérieuse qu'on ne l'a cru : je lui trouve bonne mine, l'air rajeuni, et je sens que pour cette occasion un peu particulière, il faut tout de même lui faire un brin de conversation. " Bonjour, madame B. !" fais-je avec une chaleur de commande, et - vaguement persuadé tout au fond de moi qu'elle est pourtant morte - partagé entre l'envie de dire quelque chose d'aimable et le sentiment de m'engager sur un terrain un peu délicat, j'enchaîne rondement avec cette phrase qui m'enchante encore . " Alors, vous voilà de retour ? - Oui, oui." Les répliques sont sans chaleur, un peu incolores, je pense qu'elle me reconnaît mal après toutes ces années et poursuis encore cinq minutes la conversation, sans tirer d'elle beaucoup plus que des monosyllabes. Polie, mais froide - je trouve que pour une grand-mère elle manque d'enthousiasme. Je la quitte, et, encore sous l'impression de son rajeunissement évident, je rencontre son gendre, à qui je n'ai guère dit de ma vie autre chose que bonjour- mais je sens que pour une fois il faut faire des frais. " Ça m'a fait plaisir de revoir Mme B. Elle a bonne mine !" Il me regarde abasourdi : " Ma belle-mère ? Mais elle est morte depuis six ans." (Lettrines, Julien Gracq)
En ce début de journée, lequel de ces deux textes va donc inspirer ma manière de voir les choses changer ?

Commentaires

1. Le mercredi 6 février 2019, 16:34 par gerardgrig
Tout ne se vaut pas, mais j'aurais tendance à penser que dans les deux cas, on est schopenhauerien. Avec Baudelaire l'antiféministe, l'antinaturel, on pense, comme le maître des "Parerga et Paralipomena", que la femme incarne le vouloir-vivre, et que l'amour n'est qu'une invention de l'espèce humaine pour se reproduire. Avec Julien Gracq, on est aussi dans le bouddhisme vulgarisé, avec la relation d'incertitude de l'observateur qui exerce une influence directe sur ce qu'il observe du monde, ce dont se souviendra la science moderne. Il y a aussi la chaîne karmique des renaissances, à partir des vibrations des énergies psychiques, qui forment la chaîne continue des existences, fûssent-elles celles des boutiquiers. Dans ce passage des "Lettrines" de Gracq, il y a enfin comme un vague souvenir de la pratique sociale de l'humour loufoque, à la manière d'Alphonse Allais.
2. Le jeudi 14 février 2019, 20:04 par Philalèthe
Vouliez-vous me désespérer ?
Oui, il doit bien y avoir du pessimisme schopenhauerien dans les vers de Baudelaire mais c'est le même poète qui "aime le souvenir de ces époques nues, / Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues . / Alors l'homme et la femme en leur agilité / jouissaient sans mensonge et sans anxiété,/ et le ciel amoureux leur caressant l'échine / exerçaient la santé de leur noble machine. " Vous le savez mieux que moi, il y a tant de femmes chez Baudelaire et la nature est loin d'être toujours haïe... Il y a des "natives grandeurs", desquelles au moins on peut rêver...
Oui, si on lit le passage de Gracq avec les yeux terribles et monotones de Cioran, on y trouve aussi à l'oeuvre " le Temps qui mange la vie "...

mercredi 23 janvier 2019

Mourir le nez dans le mur.

Dans le Journal des Goncourt, les seules lignes significatives se référant à Socrate sont datées du 17 Octobre 1889, elles portent sur le Phédon :
" Ce soir, Daudet, dont la pensée est dans une continue et perpétuelle fréquentation avec la mort, disait qu'au moment de s'en aller de la terre, avant la perte de la connaissance, on devrait avoir autour de soi la réunion des esprits amis et se livrer à de hautes conversations, que ça imposerait au mourant une certaine tenue ; et, comme nécessairement , venait sous sa parole le nom de Socrate, moi je ne comprends guère la mort que le nez dans le mur, je lui disais que la conférence in extremis de Socrate me semblait bien fabuleuse , qu'en général les poisons donnaient d'affreuses coliques, vous disposant peu à fabriquer des mots et des syllogismes et qu'il y aurait vraiment à faire avec le concours des spécialistes une enquête sur les effets de l'empoisonnement par la ciguë." (III, Bouquins, p. 335)
Le 15 Juillet 1893, Edmond de Goncourt, loin alors du persiflage matérialiste, trouve un ton plus juste, sensible peut-être à ce que les morts racontées des philosophes antiques ont de mis en scène, de démonstratif :
" Le soir, Léon lit la mort de Socrate dans le PHÉDON : ça fait penser à Jésus-Christ au jardin des Oliviers. " (p. 850)
Il arrive aussi au diariste de reconnaître qu' allégorie mise à part, les épreuves peuvent littéralement ne pas se vivre le nez dans le mur. Comme dans ces lignes du 23 avril 1883, décrivant Tourgueniev au cours d'une opération :
" Un véritable homme de lettres que notre vieux Tourgueniev. On vient de lui enlever un kyste dans le ventre et il disait à Daudet, qui est allé le voir ces jours-ci : " Pendant l'opération, je pensais à nos dîners et je cherchais les mots avec lesquels je pourrais vous donner l'impression juste de l'acier entamant ma peau et entrant dans ma chair... ainsi qu'un couteau qui couperait une banane."." (II, p.1000)
La distance de l'écrivain russe, motivée par un ardent désir littéraire de décrire au plus près l'intervention chirurgicale, ne doit pourtant pas être confondue avec celle du stoïcien, théorisée par Marc-Aurèle : dans ce dernier cas, le mot juste a seulement un usage personnel, une fin cognitive et thérapeutique à la fois ; pour le disciple du Portique, il ne s'agit pas de ne pas perdre de vue au coeur de l'épreuve la relation littéraire et donc à cette fin de risquer la métaphore parlante, mais de décrire la situation avec des concepts vrais au plus près de la matière. Un tel procédé, que Sandrine Alexandre a qualifié de redescription dégradante, vaudra donc pour toute épreuve, même celle dont on sait qu'on ne la racontera pas.

Commentaires

1. Le mercredi 23 janvier 2019, 23:18 par Elias
Mais chez Tourgueniev, la "relation littéraire" est elle sans fonction cognitive ou thérapeutique ?
2. Le jeudi 24 janvier 2019, 21:28 par Philalèthe
Si je ne prends en compte que ce que le Journal dit de Tourgueniev, je ne peux apporter que ces quelques lignes à votre questionnement :
" Et comme Flaubert et moi contestons pour des lettrés l'importance de l'amour, le romancier russe s'écrie, avec un geste qui laisse tomber ses bras à terre : " Moi, ma vie est saturée de féminilités (j'ai bien écrit féminilités). Il n'y a ni livre, ni quoi que ce soit, qui ait pu me tenir place de la femme... Comment exprimer cela ? Je trouve qu'il n'y a que l'amour qui produise un certain épanouissement de l'être, que rien ne donne, hein ?" (2 mars 1872)
3. Le vendredi 25 janvier 2019, 16:06 par gerardgrig
Est-ce à dire que l'on n'est pas artiste, quand on est stoïcien ? Il est vrai que de prime abord le dépouillement et l'austérité du sage stoïcien l'écartent de tout esthétisme, et qu'il ne range certainement pas l'esthétique dans ses priorités. Néanmoins, le dieu stoïcien est la nature. Il est donc, de façon immanente, créateur, artiste et œuvre d'art, et c'est pourquoi tout est beau dans la nature, y compris la laideur, qui se manifeste particulièrement dans la vieillesse et la décrépitude du corps. La redescription n'est pas si dégradante, car le laid est une forme de beauté au fond des choses. Dans ses "Pensées" (Livre III, II), Marc-Aurèle parle de la décomposition des aliments qui leur ajoute de la saveur, de la bave de la gueule des sangliers qui leur donne un charme puissant, ou encore de la beauté secrète, proche de celle de l'enfance, qui appartient aux personnes âgées. Et Marc-Aurèle ajoute : "Mais tout le monde n'est pas fait pour pénétrer ces mystères et ces jouissances sont réservées exclusivement au sage, qui se familiarise avec la nature et avec ses œuvres." La sculpture hellénistique, qui est très réaliste dans le choix et l'âge de ses modèles, aurait une inspiration stoïcienne. Les Stoïciens avaient un intérêt, non seulement pour la sculpture, mais aussi pour la poésie. Marc-Aurèle cite Homère et Hésiode, parce qu'ils préparent à la philosophie, ou bien la confirment.
4. Le dimanche 27 janvier 2019, 18:27 par Philalèthe
Quand Marc-Aurèle décrit la réalité dans le cadre de ce que Sandrine Alexandre a qualifié de "redescription dégradante", il ne cherche pas à faire voir la laideur du monde mais à remplacer un jugement de valeur irrationnel par une observation neutre de ce qu'est la chose dans sa matérialité : c'est remettre les choses à leur place (la toge pourpre n'est que poil de brebis teinté de la couleur d'un coquillage, par exemple). La description en jeu ne dégrade pas la chose mais la représentation subjective qui va avec le comportement déraisonnable qu'on a à son égard.
Le passage que vous citez est en effet bien intéressant, mais cette aptitude à donner du prix à ce qui dans la nature pourrait être jugé en trop par les hommes non éclairés n'est pas un attachement au concret, tel celui d'un collectionneur qui voit le tout du monde dans quelques particuliers, mais la manifestation au niveau de la perception et du goût de la complète lucidité concernant la perfection du monde. C'est donc moins une fine sensibilité au beau qui se révèle ainsi qu'une acceptation sans limites de la réalité y compris dans ce qu'elle peut avoir de désagréable pour qui l'appréhende à partir de ses affects particuliers.
Que penser alors de la sculpture ? On peut bien sûr être sculpteur et stoïcien - puisque cette philosophie peut accompagner la plus grande partie des fonctions sociales -mais on ne peut pas éprouver pour une sculpture (ou une oeuvre d'art en général) par exemple l'attachement jubilatoire et effrayé que Baudelaire exprime dans Le masque, sans supprimer cette assomption indéfinie de la réalité qui est caractéristique du sage.
5. Le jeudi 7 mars 2019, 22:12 par gerardgrig
Maxwell Anderson a écrit une pièce curieuse sur la mort de Socrate, "Barefoot in Athens". Il montrait Socrate dans son intimité et sa familiarité avec une Xanthippe dépouillée de sa légende, pendant le drame philosophique qui se nouait. Socrate refusait de se raser et il allait pieds nus dans Athènes, en prenant des chemins détournés pour éviter des moqueries à ses enfants en classe. Maxwell Anderson allait plus loin, en identifiant clairement le drame de Socrate avec l'actualité, puisqu'il y avait une guerre froide entre Sparte, la communiste, et Athènes, la démocrate. Pour avoir été vu en compagnie du tyran Pausanias, venu occuper Athènes, Socrate était même accusé de sympathies communistes. Néanmoins, les critiques et le public reprochèrent à l'auteur sa redescription de Socrate, qui les empêchait de s'élever pleinement à la compréhension philosophique du drame, quand il atteignait son sommet.
6. Le dimanche 10 mars 2019, 09:24 par Philalethe
C'est tout à fait sensé en fin de compte d'interpréter politiquement le procès de Socrate, car de son temps il a été aussi une affaire politique. La lecture angélique qu'en fait la doxa philosophique est très appauvrissante en fait, la rivalité entre Sparte et Athènes, l'opposition entre adversaires et partisans de la démocratie, étant à l'arrière-plan de cet événement.
7. Le dimanche 10 mars 2019, 21:56 par gerardgrig
La pièce d'Anderson montre bien que le procès de Socrate s'étale dans la durée, parce qu'il est sous-tendu par la question fondamentale et éternelle de la valeur de la démocratie. C'est comme la mort du Christ, qui a déjà eu lieu (voir les Manuscrits de la Mer Morte), puis qui suscitera quantité de vocations à la recrucifixion. Il y a eu une première tentative de procès de Socrate, par Critias, qui avait trahi le camp de la démocratie, mais qui a échoué à cause des péripéties de la guerre avec Sparte. Ensuite, Pausanias, venu de Sparte occuper Athènes, mettra Socrate au pied du mur, pour éprouver son engagement. Il lui dira en substance : si je m'en vais, les Athéniens te feront ton procès, alors souhaites-tu le retour de la démocratie ? Socrate accepte le retour de la démocratie et il sait qu'il perdra son procès. Mais en réalité il se sacrifiera pour elle, en montrant qu'il subit une injustice, mais qu'en démocratie elle est publique et dénonçable, alors qu'en régime communiste elle passerait inaperçue.
Étrangement, lors des purges communistes, le choix de Rajk ou de Slansky d'être des victimes consentantes, pour sauver le communisme comme seule valeur, avait une résonance socratique, qu'un auteur comme Julien Benda ne verra pas.
8. Le jeudi 14 mars 2019, 19:23 par Philalethe
Le Criton de Platon entre en résonance avec ce que vous écrivez. Alors que ses amis lui proposent de s'évader et de s'exiler en corrompant les gardiens, Socrate préfère subir un châtiment qu'il juge en effet objectivement injuste. La principale raison qu'il donne est la dette qu'il a par rapport à Athènes et à ses lois, qui ont rendu possible jusqu'à présent sa vie d'homme, de mari, de père. Qu'un tribunal ait mal jugé de son cas ne l'amène pas à conclure que les lois sont mauvaises, que la cité est mauvaise et qu'il faut les fuir. Ce n'est pas un type de régime qui est défendu mais la valeur de l'ordre étatique et juridique pour le développement des personnes. En un sens, il défend qu'il est essentiellement un animal politique !

samedi 15 décembre 2018

Pour se consoler du déclin possible de l'école, écoutons Eudoxe, avatar approximatif de Descartes.

" Jamais je ne me suis mis ni ne me mettrai en tête de blâmer la méthode d'enseignement qu'on emploie dans les écoles : car c'est à elle que je dois le peu que je sais, et c'est de son secours que je me suis servi pour reconnaître l'incertitude de tout ce que j'y ai appris. Aussi, quoique mes précepteurs ne m'aient jamais rien enseigné de certain, néanmoins je leur dois des actions de grâce pour avoir appris d'eux à le reconnaître, et je leur ai plus d'obligation de ce que toutes les choses qu'ils m'ont apprises sont douteuses que si elles eussent été plus conformes à la raison, car, dans ce cas, je me serais peut-être contenté du peu de raison que j'y eusse découvert, et cela m'aurait rendu moins ardent à rechercher avec plus de soin la vérité." (La recherche de la vérité in Oeuvres philosophiques, tome 2, édition de F. Alquié, p.1125)
Certes y croire suppose avoir confiance dans l'autonomie et dans le pouvoir de la raison.

Commentaires

1. Le lundi 17 décembre 2018, 19:00 par Arnaud
Exquise ironie ?
Si Descartes a appris de ses précepteurs les vertus du doute et par suite l'exigence de certitude, c'est sans doute bien malgré eux !
C'est comme remercier ses maîtres d'avoir été à ce point médiocres qu'on s'est trouvé contraint de se mettre résolument soi-même à l'étude...
2. Le jeudi 20 décembre 2018, 16:09 par Philalethe
Oui, mais le début du passage dit aussi que ce qu'on sait (et non pas croit savoir) grâce à l'école permet de critiquer l'école :
" C'est à elle que je dois le peu que je sais, et c'est de son secours que je me suis servi pour reconnaître l'incertitude de tout ce que j'y ai appris."
Entre ironie et lucidité, en somme.
3. Le vendredi 21 décembre 2018, 17:41 par gerardgrig
On dira que ce n'est pas directement le propos de Descartes, mais il juge aussi le savoir et le personnel universitaires de son temps, d'un point de vue institutionnel. Après les grands maîtres médiévaux et les humanistes du Collège de France de la Renaissance, on cherche péniblement au XVIIème siècle un professeur qui enseigne un savoir vivant et qui attire à lui la foule des étudiants européens. On parlera de la politique des pouvoirs royaux et religieux. Néanmoins, en ce qui concerne la religion, il ne faudrait pas oublier que les savants de l'époque sont en majorité des religieux.
4. Le lundi 11 février 2019, 18:04 par gerardgrig
Descartes se souvint tout de même de l'enseignement scolastique de ses maîtres, dans sa Sixième Méditation Métaphysique, pour penser l'union de l'âme et du corps. Il trouva chez Averroès, le Commentateur d'Aristote, des lueurs sur la question de l'intellect matériel, que Descartes appelait l'esprit. Descartes constatait que l'âme était davantage que le pilote du corps, car il lui est intimement lié. Le corps est mon corps, et mon corps, c'est moi. Des contradicteurs de Descartes, dans ses controverses, lu avaient déjà objecté, que le "je pense" serait plutôt un "ça pense". Averroès allait bien plus loin. Traduit en langage moderne, son Cogito serait un "je fantasme, donc je suis" ! Voir le livre de Jean-Baptiste Brenet, "Je fantasme. Averroès et l'espace potentiel". En réalité, Descartes avait bien raison de rejeter la scolastique, qui était sans certitudes sur les thèses d'Averroès, particulièrement en ce qui concernait l'averroïsme latin. A cet égard, il faudrait lire l'étude célèbre de Renan sur l'averroïsme, même si elle ne fait plus l'unanimité. Descartes s'attira les foudres de l'Université, en Hollande, à cause de l'imprudence de son disciple Regius qui faisait du cartésianisme un matérialisme. Pour s'être compromis avec l'intellect matériel du penseur musulman de la double vérité (Raison et Foi) , Descartes fut menacé de subir le bûcher à l'instar de Vanini, par le sinistre Gisbertus Voetius.
En Hollande, il y eut néanmoins des universitaires de talent, comme les expatriés français Scaliger et Saumaise. Il faudrait également citer le cartésien flamand Arnold Geulincx.
Dans l'Université française déclinante et sclérosée, il y avait tout de même un personnage sympathique. C'était Armand-Jean de Mauvillain, l'ami de Molière, qui venait jouer les Diafoirus dans ses Dîners de cons. Molière disait au Roi qu'il demandait des remèdes à Mauvillain, pour savoir ce qu'il ne devait surtout pas prendre, s'il voulait guérir !
5. Le jeudi 14 février 2019, 20:38 par Philalethe
Oui, bien sûr, c'est avec l' héritage conceptuel de la scolastique que Descartes rompt avec elle.
Je doute qu'en cartésien, on puisse s'écrier "mon corps, c'est moi !". Cette pensée même apprend à un cartésien qu'elle est fausse (auto-réfutante). Mais "mon esprit, ce n'est pas plus moi !" Pour vous donner raison, "moi, c'est mon âme et mon corps unis !". Mais c'est une union où l'un des deux paye toujours les frais de l'action de l'autre... Certes je peux aller de l'avant mais généralement alors le corps est dans un tel cas le patient...

jeudi 13 décembre 2018

" L'imbécilité est une chose sérieuse " est un livre à prendre au sérieux.

Dans un petit ouvrage caustique, drôle et savant, rationaliste sans être pontifiant, intitulé L'imbecillità è una cosa seria et publié en 2016, Maurizio Ferraris essaye de ne pas faire un éloge imbécile de la raison. De son point de vue, l'auteur ne tente en effet pas plus que l'essai : l'imbécile, il ne sait que trop bien que c'est potentiellement lui , en tant que l'intelligence de chacun est la bêtise de soi surmontée, comme la marche est la chute rattrapée. On devine donc que les meilleurs choix philosophiques peuvent être défendus par des imbéciles ou plus aimablement dit, imbécilement. Mais je ne veux pas ici faire un compte-rendu de l'ouvrage, juste éclairer grâce à ce philosophe italien l'idée qu' Internet ne nous rend pas idiots : la raison en est qu'on ne devient pas idiot, on naît idiot (on ne fera pas ici de distinction entre idiotie et imbécillité) :
" La technique, quelle qu'elle soit, ne nous aliène pas, ni ne nous rend stupides. Simplement elle potentialise vertigineusement les occasions de nous faire connaître pour ce que nous sommes : plus présente est la technique, plus grande est l'imbécillité perçue. Nous ne sommes pas du tout plus imbéciles que nos ancêtres, et il est même hautement probable que nous soyons un peu plus intelligents qu'eux. Moins goinfres (avez-vous prêté attention à ce qu'on mange dans les romans du XIXème siècle ?), moins alcooliques (amusez-vous à compter le nombre de bières que Maigret est capable de boire en une journée), plus libéraux et moins autoritaires ou (...) moins enclins au fanatisme (les bûchers de sorcières ne sont plus une pratique courante), moyennement plus instruits et alphabétisés. Et c'est justement là le problème. Dans le monde d'Internet, nous assistons à un phénomène qui, dans son ensemble, peut être considéré comme le fruit des Lumières, celui de la capacité de penser par lui-même : les gens cherchent, se documentent, discutent. Qu'ensuite le fruit de ces pensées autonomes puisse ne pas plaire, quitte même à paraître arrogant, agressif ou simplement imbécile, c'est un fait.
À cause des caractéristiques intrinsèques du Web, aujourd'hui l'imbécillité est donc beaucoup plus documentée et plus répandue." (PUF, 2017 p.36-37)
Pour préciser les intentions de Maurizio Ferraris, il faut avoir à l'esprit sa définition de l' imbécillité " comme aveuglement, indifférence ou hostilité aux valeurs cognitives " (p.12). On aura compris qu'il ne suffit pas de dire qu'on respecte les valeurs cognitives pour ne pas être un imbécile. Il faut encore les respecter réellement. Le rationalisme fanfaron ne peut être qu'un rationalisme imbécile.
À mes yeux, Maurizio Ferraris est un homme des Lumières, mais les meilleures Lumières, aujourd'hui, sont désespérées. Je prends ici désespoir au sens technique que Sartre lui a donné : c'est la conscience lucide que l'avenir n'est jamais gagné d'avance. Comme les mauvaises herbes dans le jardin, il faut donc ne pas cesser d'arracher en soi les rejetons de l'imbécillité, en évitant de le crier sur les toits et d'accuser les autres de ne pas le faire.
Le rationalisme aujourd'hui n'est pas mort, mais il marche sur des oeufs. Très instruit par les fausses rationalités du passé, il s'entraîne à ne pas les écraser, jamais sûr d'y réussir.

Commentaires

1. Le dimanche 6 janvier 2019, 20:50 par gael clapens
En fait Ferraris ne donne sa définition qu'en passant. Il ne l'argumente pas. Il l'a prise chez quelques bons auteurs. Sa conception de la bêtise est plutôt celle d'une inadaptation au milieu et aux choses. Elle est très peu éthique.

dimanche 18 novembre 2018

Gassendi, les opinions et les viandes.

Comme Gassendi n'aurait rien à apprendre à nos élèves, voire à beaucoup de nos contemporains, si on leur donnait à lire de lui seulement ces quelques lignes que par politesse il écrit à la fin des objections qu'il fit aux Méditations de Descartes !
" Voilà, Monsieur, les remarques qui me sont venues à l'esprit touchant vos Méditations ; mais je répète ici ce que j'ai dit au commencement : qu'elles ne sont pas de telle importance que vous vous en deviez mettre en peine ; parce que je n'estime pas que mon jugement soit tel que vous en deviez faire quelque sorte de compte. Car, tout de même que lorsqu'une viande est agréable à mon goût, que je vois être désagréable à celui des autres, je ne prétends pas pour cela avoir le goût meilleur qu'un autre ; ainsi lorsqu'une opinion me plaît qui ne peut trouver créance en l'esprit d'autrui, je suis fort éloigné de penser que la mienne soit la plus véritable. Je crois bien plutôt qu'il a été fort bien dit que chacun abonde en son sens ; et je tiendrais qu'il y aurait quasi autant d'injustice de vouloir que tout le monde fût d'un même sentiment que de vouloir que le goût de chacun fût semblable." (éd. Alquié, tome 2, p.786-787)
Celui que Gassendi a apostrophé du nom d'esprit, à quoi ledit esprit a répondu spirituellement à son matérialiste d'objecteur, "ô, chair !", termine aussi très poliment la série de ses réponses, sans sacrifier pour autant à la bonne intelligence entre confrères, le souci de la vérité :
" Jusqu'ici l'esprit a discouru avec la chair, et, comme il était raisonnable, en beaucoup de choses n'a pas suivi ses sentiments. "
Oui, la raison a aussi quelque chose à dire à propos de la diversité des viandes et la diversité des raisons ne les rend pas, elles non plus, toutes égales en valeur :
" (...) j'ai été ravi qu'un homme de son mérite, dans un discours si long et si soigneusement recherché, n'ait apporté aucune raison qui détruisit et renversât les miennes, et n'ait aussi rien opposé contre mes conclusions à quoi il ne m'ait été très facile de répondre." (p. 838)
Sans relâche, imitons Descartes contre tous ceux qui prennent trop au sérieux les formules de politesse de Gassendi !

Commentaires

1. Le lundi 19 novembre 2018, 17:47 par gerardgrig
On dira encore une fois que la politesse est une hypocrisie, quand on sait que Descartes parlait durement de Gassendi dans son dos. En 1641, Descartes aurait écrit à Mersenne qu'il méprisait Gassendi, et qu'il le tenait pour un pauvre homme, n'ayant ni sens commun, ni capacité à raisonner. C'est assez consternant dans l'absolu. Le mépris peut-il être philosophique ? À vrai dire, je ne trouve nulle part ce discours dans la correspondance de Descartes.
La discipline de travail quotidien de Gassendi était impressionnante. Il travaillait comme un moine, comme un scolastique. Au contraire, Descartes était adepte des grasses matinées. Il y a un passage célèbre dans la "La Vie de M. Descartes", où Adrien Baillet écrit : "Descartes qui, à son réveil, trouvait toutes les forces de son esprit recueillies, et tous les sens rassis par le repos de la nuit, profitait de ces favorables conjonctures pour méditer. Cette pratique lui tourna tellement en habitude, qu’il s’en fit une manière d’étudier pour toute sa vie; et l’on peut dire que c’est aux matinées de son lit que nous sommes redevables de ce que son esprit a produit de plus important dans la philosophie et dans les mathématiques". On aurait plutôt imaginé l'inverse, l'épicurien osant rêver au lit de la pluralité des mondes, et le rationaliste grand épouilleur de livres.
2. Le mardi 20 novembre 2018, 10:49 par gerardgrig
Dans les Œuvres de Descartes, Édition Adam et Tannery, Tome 3, pages 388-389, il y a la lettre à Mersenne au sujet de Gassendi, du 23 juin 1641.
Descartes polémique méchamment sur un immense savant de son temps : "Vous verrez que i'ay fait tout ce que i'ay pu pour traiter M' Gaifendi honorablement & douce- ment ; mais il m'a donné tant d'occafions de le mef- prifer & de faire voir qu'il n'a pas le fens commun & ne fçait en aucune façon raifonner, que i'euffe trop laiffé aller de mon droit, fi l'en euffe moins dit que ie n'ay fait; & ie vous affure que l'en aurois pu dire beaucoup dauantage."
3. Le jeudi 22 novembre 2018, 20:45 par Philalethe
Le rationaliste, grand lecteur ? Pas sûr, la source du savoir est en lui... C'est l'épicurien qui peut chercher dans la multiplicité des livres celle des expériences rapportées...
Baillet, plein de confiance dans la valeur de la vérité, fait de la bonne méditation un effet du sommeil reposant. Si seulement cette idée était encore populaire...
Nietzsche dans le Zarathoustra (I, Des chaires de vertu) a bien identifié ce qui est en vogue désormais : méditer pour bien dormir, "maintenant je comprends ce que jadis on cherchait avant tout, lorsqu'on cherchait des maîtres de la vertu. C'est un bon sommeil que l'on cherchait, et des vertus couronnées de pavots !" Le stoïcisme comme Prozac...
La recherche de la vérité comme hygiène en vue de la volupté ! " Il te faut trouver dix vérités durant le jour ; autrement tu chercheras des vérités durant la nuit et ton âme restera affamée. "
 Mais si c'est la croyance qu'on est dans le vrai qui fait bien dormir, pas besoin qu'on soit dans le vrai, il suffit qu'on croie l'être ... Les illusions sont bien plus soporifiques que la vérité.
4. Le samedi 1 décembre 2018, 14:59 par gerardgrig
Au XVIIème siècle, les monarques et les princesses lisaient Gassendi ou Descartes. Aujourd'hui, les phares des hommes d'État, Donald Trump compris, s'appellent Harari (l'historien de l'humanité) ou Diamond (le collapsologue). Chez nous, le Premier Ministre est plutôt collapsologue avec Diamond que néo-comtien avec Harari. Dans les années 90, il fallait choisir entre Huntington et Fukuyama.
5. Le dimanche 2 décembre 2018, 11:45 par Philalethe
Bon, la princesse Élisabeth reste une personnalité intellectuellement exceptionnelle au 17ème...
Et puis vu que les meilleurs intellectuels avaient du mal à entrer dans les raisons cartésiennes - voyez les Objections faites aux Méditations -, on peut supposer que les têtes couronnées qui le lisaient le comprenaient encore moins que les lecteurs pros. N'oublions pas que c'est le temps avec la masse des exégètes, des historiens, des commentateurs qui rend, des siècles plus tard, les philosophes plutôt vite abordables (pour l'essentiel de leurs positions, bien sûr) et donc assez lumineux et plutôt simples, eux dont le génie avait fait s'arracher les cheveux à leurs lecteurs contemporains.
Je n'ai pas lu Hariri, mais je vous trouve bien expéditif avec Jared Diamond dont le De l'inégalité parmi les sociétés peut être lu comme une mise à jour du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes... Ce n'est pas parce que deux hommes politiques (Philippe et Hulot) l'aiment qu'il en devient médiocre... Je ne pense pas que l'oeuvre riche de Diamond entre sous l'étiquette collapsologie - là aussi la qualité des fans fait écran à celle de la vedette -. Je crois qu'on peut plus le mettre en question en discutant la priorité qu'il donne aux déterminismes naturels, ce qui le conduirait à minimiser le poids des déterminismes historiques-
6. Le dimanche 2 décembre 2018, 18:15 par gerardgrig
Il est vrai que Diamond, malgré son " Collapse", n'est pas Servigne ou Stevens, qui anticipent la société post-apocalyptique. Comme elle sera constituée de communautés survivalistes, le Jardin épicurien de célibataires et de femmes philosophes pourrait être un modèle à suivre. Personnellement, si j' étais post-apocalyptique, je serais plutôt adventiste, si possible du septième jour.
Harari intéresse les chefs d'État, parce qu' il explique la crise du monde actuel due au fait religieux. L' intérêt de la pensée historique d'Harari est aussi qu' elle est le produit du Big Data. On voit ce que cela a entraîné en économie. Des économistes revendiquent le statut de science expérimentale pour l'économie, à cause du brassage d'informations possiblement exhaustif du Big Data.
On peut aussi se poser la question de la pertinence du "versus" en histoire de la philosophie. D'ailleurs, au XVIIème siècle, on aurait plutôt "Descartes versus Aristote". Pourtant, le "Sartre versus Aron" de la Guerre Froide semble fécond, même si les Nouveaux Philosophes finirent par les mettre d'accord. Dans le domaine des philosophes femmes, on perd un peu ses repères. Au XXème siècle, on dira "Arendt versus Stebbing". Néanmoins, les différentialistes répondront qu'Arendt traitait de la "polis", mais qu' elle pensait comme un homme. De même, Stebbing faisait de la logique, mais parce qu'en principe les femmes ne devaient pas se mêler des affaires de la cité.
7. Le mercredi 19 décembre 2018, 10:23 par Arnaud
Et si le sujet n'était pas la "politesse", mais tout simplement l'absurdité consistant à rabattre les questions traitées dans le registre du goût ?
8. Le jeudi 20 décembre 2018, 16:25 par Philalethe
Je vois la politesse de Gassendi comme relativiste et celle de Descartes en revanche comme rationaliste !
Cela dit, Gassendi dans le cours de l'argumentation ne cesse en fait de présenter ses raisons comme vraies et pas comme simplement préférées.
9. Le jeudi 20 décembre 2018, 17:38 par Philalethe
À Gérard Grig.

Je vois mal l'épicurisme comme philosophie adaptée à une société post-apocalyptique, son présupposé étant que la nature fournit en abondance de quoi satisfaire complètement tous les besoins humains. 
Même si cette philosophie ne reconnaît aucune providence, c'est un fait, hasardeux et heureux, que les désirs naturels et nécessaires peuvent être comblés par ce que fournit la nature ; cela ne veut pas dire que cette philosophie est hostile au travail et à la technique, simplement, elle ne questionne pas la certitude que la nature fournira toujours en abondance le matériau brut, si on peut dire.

dimanche 21 octobre 2018

Du risque de trop admirer et faire admirer.

Dans la tradition ouverte par Aristote au début du premier livre de la Métaphysique, Descartes donne à la surprise, qu'il appelle admiration, une fonction essentielle dans l'apprentissage ; qui est apte à ressentir ce que Descartes juge être une des six passions basiques, est sensible au rare, au nouveau, à l'extraordinaire et a donc l'attention portée sur ce qu'il ne connaît pas encore de la réalité. Ainsi la surprise favorise-t-elle la connaissance ; dans l'article 75 des Passions de l'âme, intitulé À quoi sert particulièrement l'admiration, le philosophe écrit :
" Et on peut dire en particulier de l'admiration qu'elle est utile en ce qu'elle fait que nous apprenons et retenons en notre mémoire les choses que nous avons auparavant ignorées (...) Aussi voyons-nous que ceux qui n'ont aucune inclination naturelle à cette passion sont ordinairement fort ignorants." (La Pléiade, p.730)
Tout enseignant sait que l'auditoire est d'autant plus réceptif à sa leçon qu'il est en mesure d'être surpris.
Mais, encore fort aristotélicien sur ce point, Descartes souligne que l'excès d'admiration est aussi bien défavorable au développement de la connaissance. Si l'aptitude à la surprise n'est pas mise au service de la connaissance des phénomènes normaux, le risque est que l'esprit cherche sans fin et comme une fin en soi la répétition de la surprise :
" Et bien que que cette passion semble se diminuer par l'usage, à cause que plus on rencontre de choses rares qu'on admire, plus on s'accoutume à cesser de les admirer et à penser que toutes celles qui se peuvent présenter par après sont vulgaires, toutefois, lorsqu'elle est excessive et qu'elle fait qu'on arrête seulement son attention sur la première image des objets qui se sont présentés, sans en acquérir d'autre connaissance, elle laisse après soi une habitude qui dispose l'âme à s'arrêter en même façon sur tous les autres objets qui se présentent, pourvu qu'ils lui paraissent tant soit peu nouveaux. Et c'est ce qui fait durer la maladie de ceux qui sont aveuglement curieux, c'est-à-dire qui recherchent les raretés seulement pour les admirer et non point pour les connaître : car ils deviennent peu à peu si admiratifs, que des choses de nulle importance ne sont pas moins capables de les arrêter que celles dont la recherche est plus utile." (art.78)
Puisqu'on juge aujourd'hui généralement que l'école doit ressembler à la vie et que la vie ne paraît plaisante que par ses côtés extraordinaires, sans surprise les pédagogues cherchent fébrilement, voire anxieusement de quoi toujours surprendre leur auditoire. Mais, tel un goujon habile à ne savourer que le vermisseau et délaissant l'hameçon, l' élève souvent se plaît à aller de rare en rare, ignorant le savoir final.
Mais nous-mêmes, leurs professeurs, comme nous devons nous méfier de toutes les entreprises visant à nous surprendre... La passion de l'admiration est devenu un fonds de commerce.
Et quel blog ne se nourrit pas d'elle ?

Commentaires

1. Le dimanche 28 octobre 2018, 15:28 par gerardgrig
C' est le philonéisme qui fait que l'on admire toujours trop. Mais comment ne pas admirer aujourd'hui les undergrounds littéraires, qui continuent de produire, alors qu' en principe le XXème siècle avait tout enterré ? On peut encore être acharniste (sic), pré-apocalyptique, post-industriel, collapsnik, ou performeur mainstreaming.
C'est vrai aussi pour la peinture ou la philosophie. Avec les paradoxes, il y aurait à faire une philosophie de l'effondrement, qui provoquerait l'admiration.
2. Le mercredi 31 octobre 2018, 18:53 par Philalethe
Le philonéisme est à défendre si le néo qu'on aime est vraiment nouveau. Mais les traditions et les généalogies étant mal connues, ce qui est aimé est souvent ce qui est pris pour du nouveau... Comme l'a bien vu Nietzsche dans les Considérations inactuelles, une des fonctions de l'histoire est de démystifier en faisant disparaître les bonnes impressions, ici celle de nouveauté, par la connaissance vraie des genèses.
J'imagine que la philosophie de l'effondrement à laquelle vous pensez est paradoxalement vitale du fait d'annoncer sa mort prochaine. Il lasse celui qui crie au loup pour rien, mais il peut tout de même un jour être mangé. Je vois moins une fin par manque de matière que par la destruction ou du moins la dégradation des conditions institutionnelles qui rendent l'activité philosophique rémunérée possible. Petitement mais sûrement la fin de la classe de philosophie ne va pas arranger les choses...

dimanche 7 octobre 2018

De Baudelaire à Céline, de fil en fil.

On a peut-être à l'esprit ces quelques vers tirés du poème ouvrant Les Fleurs du malAu lecteur :
" Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégite
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !"
80 ans après, dans d'autres textes, le Diable a perdu son omniprésence impersonnelle (et si vraie ?). Mais il continue de dominer la scène. Je le retrouve dans ce texte d' Annick Duraffour et de Pierre-André Taguieff, tous deux soucieux de reconstituer la " passion idéologique que fut l'antisémitisme célinien " :
" Vision conspirationniste de l'histoire, où le Juif seul " tire les ficelles "- expression chère à Céline et fréquente dans la propagande antisémite. Ainsi Hitler déclare combattre non la classe ouvrière marxiste, mais les " judéo-marxistes qui tirent les ficelles ". Les auteurs citent alors un extrait du livre de Jean-Marie Domenach La propagande politique (1950) . Pendant l'Occupation, une affiche de la Propagandastaffel représentant un gros Juif fumant un cigare et tenant par des ficelles un groupe de marionnettes composé de banquiers de la City, de bolcheviks, d'hommes d'affaires américains." L'histoire est conçue comme un théâtre avec ses figurants, ses pantins, ses fantoches : une mise en scène trompeuse (...) " Le juif n'est pas tout mais il est le diable et c'est suffisant. Le Diable ne crée pas tous les vices mais il est capable d'engendrer un monde entièrement , totalement vicieux." (Céline, la race, le Juif, Fayard, 2017, p.294)
Les dernières lignes sont tirées d'une lettre de Céline à Lucien Combelle.
Peut-on aujourd'hui se passer de mentionner le diable tirant les ficelles ? Bien sûr l'expression ne pourra être que métaphorique. Et pas en politique, à coup sûr. Où alors ? Dans la folk psychology ? Mais athées ou non, ils nous presseront de voir le divin en nous, ou du moins le cher, le trop cher humain...
" Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encore brodé de leurs plaisant dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre âme, hélas, n'est pas assez hardie."

Commentaires

1. Le dimanche 7 octobre 2018, 23:34 par gerardgrig
Il y a les satanistes modernes, assumés, et leur bible à télécharger, qui est fort intéressante.
Par contre, il est certain que Satan n' est qu' une métaphore pour l' islam. Ce sont le polythéisme et l'idolâtrie, qu' il tente de conjurer et d'intégrer en les désamorçant, par le culte d' une pierre noire qui appartient aux divinités solaires de l'Antiquité. C' est le sens du titre du roman de Salman Rushdie, qui lui a valu une condamnation à mort.
Pour un penseur chrétien comme René Girard, Satan est au fondement de sa théorie du désir mimétique et du bouc émissaire. Jésus lui-même disait que Satan expulse Satan, et qu' il est le Prince de notre monde. René Girard appelait Satan la violence comme ultime principe caché, à l'origine de toute société humaine.
2. Le lundi 8 octobre 2018, 11:32 par Philalethe
Ah, j'ai beau aimer Satan comme allégorie du pire, je ne me sens pas encore prêt à lire la bible sataniste, malgré l'intérêt que vous lui trouvez...
Islam à part, qui ne doit pas conjurer l'avatar satanique qui menace de le désintégrer ?
Si j'avais à choisir entre la croyance des théodicées que le Mal n'est qu'un effet de perspective pour qui ignore la réalité du Bien et celle selon laquelle Satan est le Prince de notre monde, je choisirais cette dernière et, en janséniste, je penserais qu'il a presque toujours le dernier mot.
3. Le lundi 8 octobre 2018, 14:49 par gerardgrig
L'intérêt de l'œuvre de Salman Rushdie est qu'elle montre que Mahomet a produit des versets qui disent la multiplicité de Dieu, à côté de versets qui affirment l'unicité de Dieu, ce qui constitue une critique du fondamentalisme monothéiste. Nous autres chrétiens, nous avons essayé de traiter ce problème avec la Sainte Trinité, même si elle a entraîné des hérésies. Selon que l'on disait 3=1, ou 1=3, on était brûlé ou non ! La pierre noire de l'islam, c'est la neutralisation et l'assimilation de l'idolâtrie, mais cette pierre est aussi la météorite du Dieu solaire d'Héliogabale en Syrie, ce qui fait une autre concession au polythéisme. De son côté, je crois que la religion juive a toujours tenté d'intégrer la magie, dans un discours rabbinique parallèle, pour la détourner du satanisme.
4. Le mercredi 31 octobre 2018, 19:05 par Philalethe
Concernant la Trinité, je crois qu'on était autant brûlé si on disait que c'était trois personnes vues comme une ou une personne vue comme trois. Il faut croire qu'elles sont réellement trois et qu'il n'y en a réellement qu'une. Descartes parlant de la foi reconnaissait l'essentielle obscurité des croyances, sans elle on saurait que Dieu est un et trois en même temps.

samedi 6 octobre 2018

Voir ses propres vers du point de vue de Dieu ?

C'est un passage des Curiosités esthétiques, je l'extrais de la cinquième partie consacrée à l' exposition universelle de 1855. Charles Baudelaire vient d'évaluer la peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres avec quelques réserves, puis, louant en revanche franchement les toiles de Delacroix, il écrit :
" Un poëte a essayé d'exprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie :
Delacroix, lac de sang, hanté par des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent comme un soupir étouffé de Weber (Oeuvres complètes, La Pléiade, 1954, p.708)
On reconnaît une des strophes des Phares, un des premiers poèmes des Fleurs du mal. Qu'un poète se cite avec humour amuse. Et cette distance est-elle dérision ? Une raison d'en douter : quelques pages plus haut, Baudelaire a écrit en la soulignant la phrase célèbre : " le Beau est toujours bizarre ". Bien sûr comme il n'a pas ajouté plus haut que tout le bizarre est beau, il y a peut-être déjà dans cette mise à distance de soi une ombre de dérision. Mais c'est la suite qui surprend par sa dureté :
Lac de sang : le rouge ; - hanté des mauvais anges : surnaturalisme ; un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge ; un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; - les fanfares et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur."
Tel un professeur simplifiant à destination d' élèves égarés, le poète devient le pédagogue brutal de son oeuvre, soucieux seulement de faire mieux comprendre par ses mots réducteurs la grandeur de l'oeuvre de Delacroix et devant pour cela massacrer sa propre oeuvre poétique.
Générosité de Baudelaire ? L'hypothèse me plaît. Oui, certains ne verront là que coquetterie d'auteur ; ils ont peut-être raison.

Commentaires

1. Le dimanche 7 octobre 2018, 19:53 par gerardgrig
La distance de Baudelaire est aussi cérébrale. Il a appris d'Edgar Poe que la poésie se fabrique. C'est la théorie de l'effet unique recherché sur le lecteur, qui doit être le seul but de l'esthétique. D'où la minceur obligatoire de la production poétique, concentrée à l'extrême, que l'on retrouvera chez Mallarmé et son disciple Valéry.
On pourrait dire que dévoiler leurs recettes poétiques était pour eux une sorte de déontologie.
Il reste que les livres de critique d'art font toujours rêver. On attend d'avoir de très longues vacances pour pouvoir enfin lire les "Curiosités esthétiques" de Baudelaire, les "Salons" de Diderot ou l'histoire de la peinture du XVIIIème siècle des Goncourt. Pour l'avant-garde new-yorkaise, on ne voit pas trop qui a remplacé Greenberg et Rosenberg. Peut-être ne fait-elle plus que se répéter. En France, la "Logique de la Sensation" de Deleuze ne semble pas avoir fait école. Il y a aussi un philosophe étonnant, Yves Michaud, très branché sur l' art contemporain, qui s'en fut diriger l' École des Beaux-Arts, à une époque de sa carrière.
2. Le lundi 8 octobre 2018, 12:18 par Philalethe
Éclairage intéressant. Il est vrai que dans les Curiosités esthétiques, Baudelaire se plaît à analyser, quelquefois à louer, souvent à dénoncer les procédés des peintres. Dans le passage en question, il peut donc être vu comme un honnête critique de soi-même. Mais la critique reste un tantinet sauvage, non ?
Oui, dommage que La logique de la sensation n'ait pas fait école !
Baudelaire regrettait déjà qu'il n'y ait plus d'école mais que des individus :
" Et comme aujourd'hui chacun veut régner, personne ne sait se gouverner.
Un maître, aujourd'hui que chacun est abandonné à soi-même, a beaucoup d'élèves inconnus dont il n'est pas responsable, et sa domination, sourde et involontaire, s'étend bien au-delà de son atelier, jusqu'en des régions où sa pensée ne peut être comprise.
Ceux qui sont plus près de la parole et du verbe magistral gardent la pureté de la doctrine, et font, par obéissance et par tradition, ce que le maître fait par la fatalité de son organisation.
Mais, en dehors de ce cercle de famille, il est une vaste population de médiocrités, singes de races diverses et croisées, nation flottante de métis qui passent chaque jour d'un pays dans un autre, emportent de chacun les usages qui leur conviennent, et cherchent à se faire un caractère parun système d'emprunts contradictoires." (Salon de 1846, XVII. Des écoles et des ouvriers)
Cela dit, l'idée de faire école aurait déplu, je pense, à Deleuze. Mais Baudelaire ne confondait pas l'école avec la production des " singes artistiques, ouvriers émancipés, qui haïssent la force et la souveraineté du génie."

Quant à Yves Michaud, je me rappelle qu'il avait scandalisé certains alors qu'il dirigeait, sauf à me tromper, l'École des Beaux-Arts en lançant un appel à ne pas voter Chirac au moment du deuxième tour contre Le Pen... Un de mes collègues avait alors jugé bon d'adresser un courrier au Monde, que le Monde a publié en forme d'article. En réaction et en privé, Michaud avait envoyé deux mots au dit collègue : " Pauvre con ". 
3. Le mercredi 10 octobre 2018, 15:55 par gerardgrig
Pour mieux explorer l'esthétique de Baudelaire, j'attends d'avoir le temps de lire, de Thomas Crow, "L'atelier de David, Émulation et Révolution", et de Sébastien Allard, "Le suicide de Gros : Les peintres de l'Empire et la génération romantique". Il y aurait beaucoup à dire sur Baudelaire, à la fois classique et romantique. Le romantique de seconde génération Baudelaire avait un art poétique, comme Boileau, mais à la manière d'un ingénieur poéticien, tel Edgar Poe, qui lui fit aussi découvrir la beauté bizarre. Plus tard, Valéry célèbrera la méthode des ingénieurs littéraires, par analogie avec celle de Léonard de Vinci, capable par le miracle de l'intelligence d'inventer le char d'assaut et de peindre la Joconde.
Comment un peintre comme Géricault a-t-il pu passer aussi facilement du classicisme au romantisme ? Baudelaire aimait à la fois le "Marat" de David et "Le Radeau de la Méduse" de Géricault. Il y aurait aussi à dire sur la peinture d'histoire, que Baudelaire détestait chez Horace Vernet, mais qu'il admirait chez Delacroix. Et sur la photographie, que tout le monde utilisait, y compris Delacroix à la fin de sa vie, sans le dire. Avec David, ce fut le retour de la peinture d'école, et ses drames humains et artistiques liés aux rapports entre maître et élève. Mais l'école de David produisit aussi l'artiste moderne, confronté au pouvoir de l'État (les commandes) et à celui de l'opinion publique (les Salons).
Pour ma part, j'aurais plutôt un peu le même intérêt que Stendhal pour la peinture, toujours associée à des épisodes de ma vie. Ce doit être le Syndrome de Stendhal. Pendant mon enfance, j'étais fasciné par un tableau du pompier académique Paul Delaroche, "Les Enfants d'Édouard", même s'il était en noir et blanc et reproduit dans un vieux Larousse de 1948. Il y avait aussi un tableau sordide d'un pompier, "Robert le Diable", qui ressemblait de façon sinistre à de la photographie.

lundi 17 septembre 2018

Tournure d'esprit vaguement stoïcienne.

Le personnage d' Irène Némirovski dont il est question dans les lignes qui suivent participe en juin 1940 à l'exode :
" Malgré la fatigue, la faim, l'inquiétude, Maurice Michaud ne se sentait pas trop malheureux. il avait une tournure d'esprit singulière, il n'attachait pas beaucoup d'importance à lui-même ; il n'était pas à ses propres yeux cette créature rare et irremplaçable que chaque homme voit lorsqu'il pense à lui-même. Envers ses compagnons de souffrance, il éprouvait de la pitié, mais elle était lucide et froide. Après tout, ces grandes migrations humaines semblaient commandées par des lois naturelles, songeait-il. Sans doute des déplacements périodiques considérables de masse étaient nécessaires aux peuples comme la transhumance l'est aux troupeaux. Il y trouvait un curieux réconfort. Ces gens autour de lui croyaient que le sort s'acharnait particulièrement sur eux, sur leur misérable genération ; mais lui, il se souvenait que les exodes avaient eu lieu de tout temps. Que d'hommes tombés sur cette terre (comme sur toutes les terres du monde) en larmes de sang, fuyant l'ennemi, laissant des villes en flammes, serrant leurs enfants sur leur coeur : personne n'avait jamais pensé avec sympathie à ces morts innombrables. Pour leurs descendants, ils n'avaient pas plus d'importance que des poulets égorgés. Il imagina leurs ombres plaintives se levant sur le chemin, se penchant vers lui, murmurant à son oreille :
- Nous avons connu tout cela avant toi. Pourquoi serais-tu plus heureux que nous ?
Une grosse commère, à côté de lui, gémissait :
- On n'a jamais vu des horreurs pareilles !
- Mais si, madame, mais si, répondit-il doucement. " (Suite française, 2004)