mercredi 23 février 2005

Avoir les yeux ouverts sur la valeur des choses.

Qu’est-ce que raisonner pour Antisthène ? C’est tout remettre à sa juste place, ce qui suppose qu’on distingue la valeur apparente de la valeur réelle. C’est Socrate qui, ne se laissant pas piéger par les apparences, a ouvert la voie en interrogeant pour apprendre d’eux ceux qui sont supposés savoir : prenons entre autres le Lachès où le général du même nom, glorieux militaire, ne parvient même pas à définir ce qu’est le Courage (aujourd’hui, socratique repenti, je dirais : « Existe-t-il donc ce Courage à définir une fois pour toutes ?"). Mais ce que Socrate insinuait, Antisthène le proclame, et cela donne par exemple :
« Il suggérait aux Athéniens de faire accéder les ânes à la dignité des chevaux. Les gens trouvaient la suggestion ridicule. Il leur dit alors : « Eh quoi ! N’est-il pas vrai que chez vous on devient général sans avoir rien appris, mais par un simple vote populaire ! » (D.L. VI, 8)
La position cynique semble ici pleine de bon sens : la fonction militaire exige des connaissances pour être accomplie efficacement. Certes, seulement le raisonnement d’Antisthène vaut pour toutes les fonctions politiques. Pas plus lui que Platon ne sont des démocrates : en effet ils comprennent la politique sur le modèle des mathématiques ; or, de même que la compétence mathématique n’est pas donnée à tous mais seulement à ceux à qui on l’a inculquée, de même la valeur politique a comme condition un savoir et précisément un savoir sur ce qu’il est Juste de faire pour régler au mieux la vie en commun. Tant que la connaissance des valeurs morales sera comprise sur le modèle de la connaissance scientifique et précisément de cette connaissance universelle et certaine qu’est la connaissance mathématique, attribuer à ceux qui sont élus la charge de légiférer reviendra à tirer au sort le capitaine du navire ! Cependant, là où Socrate minait insidieusement les autorités instituées, Antisthène appelle un chat un chat ou plus exactement un âne un âne ( bonne occasion de vérifier que, dans cette philosophie, donner à quelqu’un des noms d’oiseaux n’est pas toujours le mettre au-dessus des hommes ordinaires ; si n’est pas chien qui veut, en revanche les ânes ne manquent pas dans cet étrange bestiaire où l’animal n’est jamais ce qu’il est mais le signe d’une infériorité ou d’une supériorité). Comme Antisthène a conscience du danger du pouvoir politique quand il est confié à une grenouille qui veut faire le bœuf (merci, Monsieur de La Fontaine…) ! « Il est hasardeux de mettre un glaive entre les mains d’un fou et le pouvoir entre celles d’un homme pervers. » (Maxime le Confesseur Sermon 9, 61) (si l’on s’étonne de l’identification de l’âne au pervers, il faut relire la note d’hier !) « C’est donc au sage qu’il faut confier la direction de l’Etat. » comme le rappelle Saint-Augustin dans La Cité de Dieu (XVIII, 41). Il a lu Laërce qui attribue à Antisthène l’idée que « le sage ne va pas gouverner selon les lois établies mais selon la vertu » (VI, 11). Rêve grandiose d’une disparition définitive du politique et du juridique au profit de l’éthique ! Fonder le pouvoir de l’Etat sur la vertu de son chef et asseoir celle-ci sur la connaissance. Comme cette utopie nous paraît naïve, à nous qui doutons de la possibilité mais aussi de la nécessité de fonder la morale et la politique et le droit ! Je découvre déjà dans ces lignes très anciennes l’entreprise fondationnaliste d’un Descartes qui, dans un autre domaine, voudra reconstruire son logis sur des fondations absolument saines. Pour avoir trop cherché les fondements et pour ne les avoir jamais trouvés, je m’en suis détourné et me suis rendu compte que je pouvais m’en passer. Donc une politique sage, soit ! l’intention est bonne, même si elle est vouée à l’échec ( j’aurais pu écrire aussi bien "une politique savante", "une politique scientifique" ; la sagesse ici, ce n’est pas le bon sens ou la prudence, c’est la détermination du Bien par la connaissance du Vrai). Mais, si on ne vise pas la sagesse, quelle relation entretenir avec le pouvoir politique ? Stobée dans le Florilège lui attribue ses mots en réponse à la question de savoir comment accéder au pouvoir :
« C’est comme pour le feu, pas trop proche, de peur de se brûler, et pas trop loin, pour ne pas geler. »
Je me rappelle du prisonnier échappé de la caverne qui met du temps à pouvoir lever les yeux vers le soleil mais le feu céleste, lui, ne brûle pas ; il ne laisse aucune ombre, aussi il ne faut pas s’en tenir à l’écart car, l’avoir vu une fois, donne la lumière pour toujours. En revanche, ce feu politique, à hauteur d’homme puisqu’on peut le toucher, est pensé comme susceptible du pire et du meilleur. Le pouvoir attire les hommes, mais son exercice est mortel (comme cela sonne épicurien !). On perd donc sa vie à gagner du pouvoir mais pourtant pas de vie humaine en dehors du cadre d’une cité légiférée et ordonnée. Antisthène n’est pas un anarchiste ! : il veut juste remplacer les démagogues (« Son dialogue sur le Politique représente une charge contre tous les démagogues d’Athènes » nous apprend Athénée) par des sages, pour que la lumière du soleil remplace ce feu dangereux qui risque de calciner ceux qu’il faudrait juste réchauffer. On pourrait penser donc qu’être cynique c’est systématiquement rabaisser ; non, c’est mettre en bas ce qui n’a pas sa place en haut. Mais qui a sa place en haut, à part le sage ? Dieu. De nombreuses sources concordent : Dieu n’est pas à sa place parmi les dieux, il faut le placer très haut, si haut qu’on ne peut s’en faire aucune image et qu’on ne reconnaît en lui personne. Le père Clément d’Alexandrie a dû être bien aise de pouvoir écrire ces lignes :
« Antisthène le Socratique reprend en quelque sorte la parole du prophète, « A qui me comparerez-vous ? dit le Seigneur » quand il affirme que Dieu ne ressemble à personne : aussi ne saurait-on le saisir au moyen d’images. »
Comme si la religion chrétienne cinq cents avant la naissance du Christ trouvait déjà un fondement dans la raison perspicace du cynique, monothéiste par l’esprit dans le cadre d’un polythéisme de convention. Quant aux prêtres, comme les hommes politiques, ils en prennent pour leur grade :
« Il se faisait initier un jour aux mystères orphiques, et le prêtre affirmait que les gens initiés à de tels rites se verraient attribuer une foule de bienfaits dans l’Hadès : « Pourquoi donc ne meurs-tu pas ? » lui dit-il » (D.L. VI, 4)

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