Mon lecteur serait sans doute déçu par la réponse sceptique pour être totalement passe-partout dans la mesure où elle pourrait être formulée aussi bien à propos de n’importe quelle autre question. Le sceptique ne l’a donc pas fait réfléchir sur la valeur de tel ou tel choix mais sur celle du choix en général. Il pourrait alors se tourner vers le plus contestataire des philosophes antiques, le cynique. Ce dernier lui tiendrait alors peut-être plus ou moins ce discours :
« Je conteste la contestation quand c’est au nom de nouvelles conventions qu’elle se mobilise. Je n’ai en effet jamais cherché à remplacer tel usage par tel autre mais à montrer la vanité de tous les usages. Je ne suis pas politique mais moraliste et c’est la vie en accord avec la nature que je défends.
Cette grève que vous hésitez à faire, que vise-t-elle sinon à vous donner dans la société une place meilleure ? Et si vous doutez de sa valeur, c’est seulement parce que vous doutez du meilleur moyen d’obtenir cette place…
Comment ? Vous me dites que ceux qui l’organisent luttent pour des idéaux universels comme la liberté, l’égalité, la sécurité ?
Je le sais, mais êtes-vous bien sûr qu’il ne serait pas plus exact de donner comme raison à leur revendication la défense de leurs intérêts ?
Ne les voyez-vous pas souvent aussi préoccupés de gloire, de pouvoir, quelquefois d’enrichissement que ceux qu’ils accusent ?
Et d’ailleurs, même si l’un des leurs, emporté par une sorte d’ enthousiasme moral, sacrifie à ces combats, ses propres intérêts, je soutiens qu’il n’a pas les yeux ouverts sur ce qui fait une vie d’homme : l’indifférence par rapport à tout ce qui n’est pas une vie vertueuse et naturelle. Comme ils sont naïfs, vos thuriféraires des actions collectives, de croire qu’il faut changer les lois pour mener la vie la meilleure ! Ce n’est pas plus ou moins de lois qu’il faut mais bien plutôt réaliser qu’aucun ordre politique ni juridique ne peut tenir lieu de réformation de soi-même.
Comment ? Je ne peux pas vous convaincre mais vous aimeriez seulement savoir maintenant comment, moi auquel vous donnez le titre de spécialiste de la subversion, je juge la grève en tant qu’action de protestation ?
Vous devez savoir que je ne participerai jamais à une action collective, quelle qu’elle soit. L’action est individuelle ou n'est pas. A la rigueur, j’imagine que quelques-uns pourraient le temps d’un éclat unir leur ruse et leur courage, mais une foule qui agit, c’est pour moi impossible : juste le mouvement d’hommes emportés par les mêmes passions fausses.
Oui, je sais bien que tout seul, on ne refait pas une société, mais ne voulez-vous donc pas saisir une bonne fois pour toutes que je ne veux pas refaire la société car c’est toute société qui est mauvaise en tant que par ces conventions, quelles qu’elles soient, elle détourne chacun de la conscience du Bien. L’action, à mes yeux, n’est donc justifiée que si elle montre à quel point celui qui l’accomplit est détaché de toutes les idoles sociales ; sa protestation est absolue et d’autant plus forte qu’elle brise avec tous les codes des protestations relatives.
Mais n’attendez pas de moi que je vous donne un modèle à imiter. Vous savez peut-être qu’aux disciples qui s’attroupent le cynique réserve quelques coups de bâton ! »