vendredi 26 octobre 2007

Quand un homme riche en sagesse rencontre un riche tout court: Solon et Crésus (2)

J’ai déjà analysé dans le billet du 2 Juin 2005 ce que Solon répond à Crésus lui demandant quel est l’homme le plus heureux qu’il a vu : il cite en premier Tellos et en second les frères Cléobis et Biton.
Je voudrais aujourd’hui m’attarder sur les raisons qu’il donne pour justifier une hiérarchie qui n'attribue pas à Crésus la première place. Comme Diogène Laërce est muet sur ce sujet (il me donne quelquefois l’impression de résumer « à la hache » Hérodote et Plutarque), il faut aller chercher les raisons dans les textes de ces deux derniers.
En fait c’est le texte le plus ancien, celui d’Hérodote, qui les articule le plus explicitement :
« Seigneur, reprit Solon, vous me demandez ce que je pense de la vie humaine : ai-je donc pu vous répondre autrement, moi qui sais que la Divinité est jalouse du bonheur des humains et qu’elle se plaît à le troubler ?(Plutarque présente une autre figure de la divinité, étrangement double : d’une part elle accorde et retire aux hommes les biens (« l’homme a qui la divinité a accordé la prospérité jusqu’au bout… » Vie de Solon 27-9), d’autre part elle fonde l’éthique et plus précisément la tempérance dans l’usage de ces mêmes biens (« la divinité nous a donné, à nous autres Grecs, de nous comporter en tout avec modération, et cette modération nous confère une sagesse qui paraît craintive et vulgaire, et n’a rien de loyal ni d’éclatant.. » ibid. 27-8) car dans une longue carrière on voit et l’on souffre bien des choses fâcheuses (plus tard autant les épicuriens que les stoïciens penseront avoir trouvé des remèdes à une telle souffrance). Je donne à un homme soixante-dix ans pour le plus long terme de sa vie (Montaigne s’appuyant précisément sur ce passage d’Hérodote écrira dans De l’expérience ( Essais III 13) : « Les hommes se font accroire qu’ils ont eu autrefois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extreme durée à soixante dix ans »). Ces soixante-dix ans font vingt-cinq mille deux cents jours, en omettant les mois intercalaires ; mais si chaque sixième année on ajoute un mois, afin que les saisons se retrouvent précisément au temps où elles doivent arriver, dans les soixante-dix ans vous aurez douze mois intercalaires, moins la troisième partie d’un mois, qui feront trois cent cinquante jours, lesquels, ajoutés à vingt-cinq mille deux cents, donneront vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours (ces considérations savantes - qui tourneraient à la digression si elles n’étaient pas peut-être une manière sophistiquée de faire réaliser à Crésus la durée et donc l’incertitude d’une vie- ont disparu du texte de Plutarque). Or de ces vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours, qui font soixante-dix, vous n’en trouverez pas un qui amène un événement absolument semblable (Marc-Aurèle : « Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s’est passé depuis l’éternité, et ce qui se passera jusqu’à l’infini ; car tout est pareil en gros et en détail. » Pensées VI 37). Il faut donc en convenir, seigneur, l’homme n’est que vicissitude. Vous avez certainement des richesses considérables et vous régnez sur un peuple nombreux (Solon ne met pas du tout en question l’idée que la richesse et le puissance sont des biens) ; mais je ne puis répondre à votre question que je ne sache si vous avez fini nos jours dans la prospérité; car l’homme comblé de richesses n’est pas plus heureux que celui qui n’a que le simple nécessaire, à moins que la fortune ne l’accompagne, et que, jouissant de toutes sortes de biens, il ne termine heureusement sa carrière (ce n’est pas que l’argent ne fait pas le bonheur, c’est plutôt qu’il ne fait pas seul le bonheur). Rien de plus commun que le malheur dans l’opulence (ce n’est pas que l’opulence rend malheureux, c’est qu’elle ne suffit pas à rendre heureux), et le bonheur dans la médiocrité. Un homme puissamment riche, mais malheureux, n’a que deux avantages sur celui qui a du bonheur ; mais celui-ci en a un grand nombre sur le riche malheureux. L’homme riche est plus en état de contenter ses désirs (voici un énoncé que réfutera entre autres la doctrine épicurienne) et de supporter de grandes pertes ; mais, si l’autre ne peut soutenir de grandes pertes ni satisfaire ses désirs, son bonheur le met à couvert des uns et des autres (j’entends : la fortune ne lui cause pas de grandes pertes et ne lui fait pas ressentir des désirs qui ne pourraient être satisfaits que grâce à la richesse), et en cela il l’emporte sur le riche. D’ailleurs il a l’usage de tous ses membres, il jouit d’une bonne santé, il n’éprouve aucun malheur, il est beau, et heureux en enfants (cinq conditions du bonheur qui ne dépendent pas de la volonté : on est loin de l’autonomie des philosophes hellénistiques). Si à tous ces avantages vous ajoutez celui d’une belle mort (belle mort de Tellos = mourir glorieusement pour son pays, belle mort de Biton et Cléobis = mourir sans souffrance et sans chagrin), c’est cet homme-là que vous cherchez, c’est lui qui mérite d’être appelé heureux. Mais, avant sa mort, suspendez votre jugement, ne lui donnez point de nom ; dites seulement qu’il est fortuné. Il est impossible qu’un homme réunisse tous ces avantages, de même qu’il n’y a point de pays qui se suffise, et qui renferme tous les biens : car, si un pays en a quelques-uns, il est privé de quelques autres ; le meilleur est celui qui en a le plus (c’est étrange: la comparaison de l’homme heureux avec le pays caractérisé par une indépendance économique totale incline plus à penser à l’autarcie du stoïcien qu’à cette dépendance toujours comblée par rapport à la fortune). Il en est ainsi de l’homme : il n’y en a pas un qui se suffise à lui-même : s’il possède quelques avantages, d’autres lui manquent (puis-je traduire en termes kantiens : le bonheur absolu est un idéal de l’imagination ?). Celui qui en réunit un plus grand nombre, qui les conserve jusqu’à la fin de ses jours, et sort ensuite tranquillement de cette vie ; celui-là, seigneur, mérite à mon avis, d’être appelé heureux. Il faut considérer la fin de toutes choses, et voir quelle en sera l’issue ; car il arrive que Dieu, après avoir fait entrevoir la félicité à quelques hommes, la détruit souvent radicalement (reprise de la conception potentiellement maléfique de la divinité) » (Histoires I 32 trad. Larcher)
Le texte de Plutarque, bien qu’il reprenne en gros la thèse de Solon, lui adjoint une dimension volontariste, sans doute en partie illusoire : on serait porté à s`attribuer le mérite d’avoir les biens dont on jouit :
« Au spectacle des vicissitudes qui agitent sans cesse la vie humaine, la divinité nous empêche de nous enorgueillir des biens que nous avons, ou d’admirer chez un homme un bonheur que le temps peut altérer » (ibid.)
Reste que dire d’un homme qu’il est heureux alors qu’il est encore vivant « ressemble à proclamer vainqueur et à couronner un athlète qui combattrait encore » (ibid.)
Autant chez Plutarque que chez Hérodote est soulignée l’idée que le bonheur ne dépend en fin de compte pas de nous, mais il me semble que Plutarque, en même temps qu’il moralise la divinité, a une position ambiguë concernant la part de responsabilité qu’on a dans la possession des biens ; s’il encourage à penser l’orgueil et l’admiration comme déplacés (au sens où les biens échoient à celui qui en profite), la métaphore de l’athlète mène vers une autre piste: la volonté a certes une efficace mais elle ne peut rien contre la Fortune.

samedi 20 octobre 2007

Quand un homme riche en sagesse rencontre un riche tout court : Solon et Crésus (1)

D’abord pourquoi Solon rend-il visite à Crésus ? Hérodote, Plutarque et Aristote convergent : s’il voyage hors d’Athènes pendant dix ans, c’est pour que les lois qu’il y a établies restent tout ce temps en vigueur, « les Athéniens s’étant engagés par des serments solennels à observer pendant dix ans les règlements qu’il leur donnerait. » (Hérodote Histoire I 29 trad. de Larcher 1842). « Examiner les mœurs et les usages des différentes nations » selon Hérodote (ibidem), faire « du commerce sur mer » selon Plutarque (Vie de Solon XV trad. de Anne-Marie Ozanam 2001), voici les prétextes destinés à cacher la politique de Solon. Rencontrer Crésus n’est donc qu’un alibi.
Concernant l'arrivée de Solon à Sardes, capitale où règne Crésus, la version d’Hérodote est franchement moins intéressante que celle rapportée par Plutarque.
Hérodote : « Crésus le reçut avec distinction et le logea dans son palais » (I 30)
Plutarque : « Solon se rendit donc à Sardes, sur l’invitation de Crésus, et il se trouva à peu près dans la situation d’un homme du continent qui descend pour la première fois vers la mer et qui croit la reconnaître dans chacun des fleuves qu’il rencontre. De la même manière, Solon, parcourant le palais et voyant de nombreux princes richement parés marcher fièrement au milieu d’une foule d’appariteurs, prenait chacun d’eux pour Crésus. »
Que veut donc dire Plutarque par cette étrange comparaison ? C’est certainement un trait en faveur de Solon de ne pouvoir même pas imaginer les richesses de Crésus. En tout cas, dès les premières lignes de la vie qu'il lui consacre, Plutarque a décrit Solon comme n’étant pas intéressé par l’argent, même s’il pratiquait le commerce, mais à seule fin de gagner sa vie. Les vers attribués à Solon et cités par Plutarque sont clairs :
« Je veux avoir du bien, mais non injustement » (II 4)
« Souvent méchant est riche, homme de bien est pauvre,
Nous n’échangerons pas pourtant notre vertu
Contre les biens d’autrui. Car elle est chose stable,
Mais les trésors toujours passent d’un homme à l’autre » (III 2)
Plutarque poursuit:
« Il fut conduit en sa présence. Le roi s’était orné des pierres, des étoffes teintes et des parures d’or richement travaillées qui lui semblaient particulièrement remarquables, exceptionnelles et enviables, pour se faire voir sous l’aspect le plus impressionnant et le plus brillant. » (XXVII 3)
Blaise Pascal oppose les magistrats et les médecins aux rois ; pour en imposer, les premiers se déguisent mais « nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels ; mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes. Ces trognes armées qui n’ont de mains et de forces que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et ces légions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires. »
Crésus, lui, cumule le déguisement de ceux qui n’ont que des « sciences imaginaires » (Pascal) et le déploiement de force, propre aux puissants. Mais Solon a « une raison bien épurée » :
« Mais quand Solon se tint en face de lui, cette vue ne lui inspira aucun des sentiments, aucune des paroles auxquels Crésus s’était attendu ; les gens sensés voyaient bien qu’il méprisait ce manque de goût et cette vulgarité » (XXVII 4)
Pourtant Crésus, ne pouvant pas partager la perspective philosophique, prend le mutisme de Solon pour l’effet d’une trop grande discrétion de sa part :
« Alors Crésus ordonna de lui ouvrir ses trésors, et de l’emmener voir le reste de ses biens et de ses richesses. Solon n’en avait nul besoin : la vue de Crésus suffisait à lui faire comprendre son caractère. » (ibidem)
Plutarque a considérablement enrichi Hérodote qui se contentait de signaler brièvement :
« Trois ou quatre jours après son arrivée, Solon fut conduit par ordre du prince dans les trésors, dont il lui montra toutes les richesses. » (I 30)
Ce qu’a inventé Plutarque, c’est un Solon qui, comme les Persans de Montesquieu, allie l’étonnement naïf du dépaysé à la conscience critique du censeur moraliste.

mardi 9 octobre 2007

Flash-back : le jugement de Plutarque sur Thalès, donneur de leçons à Solon.

Plutarque condamne Thalès pour plusieurs raisons : d’abord il l’accuse de ne pas tenir compte de la nature humaine :
« L’âme porte en elle quelque chose qui la pousse à la tendresse ; la nature l’a faite pour aimer, autant que pour sentir, penser et se souvenir » (Vie de Solon in Vies parallèles p.203)
Si la raison philosophique, manquant de lucidité, prive ce penchant naturel de son objet naturel (les parents : la femme, les enfants), il s’attache, qu’on le veuille ou non, à d’autres objets ; il en va ainsi de Thalès:
« Il n’avait pas renoncé à avoir des amis, des proches et une patrie ; il avait même adopté, dit-on, Cybisthos, le fils de sa sœur » (ibid.)
Mais il y a pire :
« On trouve des gens qui s’opposent au mariage et à la procréation avec une extrême dureté et qui ensuite se perdent en regrets sans fin quand les enfants des esclaves de la maison ou les bébés des concubines tombent malades et meurent. » (p.204)
Et encore pire :
« Il y en a même que la mort de chiens et de chevaux a plongés dans un deuil honteux et intolérable » (ibid.)
Il semble donc y avoir deux catégories de choses aimables : les objets naturels et les substituts ; l’ensemble des ersatz se divisent à son tour en deux : les ersatz acceptables (les amis, les proches, la patrie) et les ersatz honteux (avec le comble de la honte quand l’animal prend la place de l’humain) - on pourrait ajouter à la liste de Plutarque un ersatz super honteux : quand la chose remplace l’homme : « aimer sa voiture, sa maison, son ordinateur »- . Que Plutarque hiérarchise les objets d’amour possibles est manifeste à travers cette comparaison inattendue :
« Comme une propriété ou une terre dépourvue d’héritiers légitimes, la tendresse est envahie et accaparée par des étrangers, des bâtards ou des serviteurs » (ibid.)
On devrait donner sa tendresse, comme ses terres, à qui de droit ; faute de le faire, on la donne à qui ne la mérite pas. On est loin d’une philosophie qui légitimerait l’hospitalité ! L’amour des étrangers est le signe d’un défaut…
Plutarque ajoute qu’on ne gagne en outre rien du tout à renoncer aux objets naturels de tendresse car la douleur dont on pense faire l’économie est virtuellement contenue dans l’attachement aux ersatz (si bien qu’un Solon ingénieux aurait pu inverser les rôles et faire frémir Thalès en lui faisant croire à la mort, par exemple, de son neveu…). Plutarque insiste aussi sur la part à faire au tempérament : l’anxieux aura beau se priver de tous les objets possibles d’inquiétude, il sera enclin à avoir peur pour rien à propos des objets auxquels, parce qu’étant rien qu’un homme, il sera nécessairement attaché.
Mais Plutarque attaque Thalès (et pas que Thalès !) sur un autre front : on ne peut être assuré de la possession d’aucun bien. On se rappelle entre autres les autarcies épicuriennes et stoïciennes : il fallait investir dans des biens tels qu’on ne peut pas les perdre. Or, Plutarque soutient que rien n’est inaliénable :
« Même la vertu, le plus grand et les plus doux des biens, peut se perdre parfois, sous l’influence des maladies ou de certaines drogues. »
Dans le stoïcisme, la maladie n’est toujours que physique, la souveraineté psychique étant inentamable. Avec Plutarque, aucune intériorité n’est à l’abri de l’extériorité…
Le reste du texte me paraît beaucoup plus convenu : par la raison on peut se fortifier contre les inévitables coups du sort. Il crée alors deux figures symétriquement inversées : celui qui perd un fils remarquable (lequel représente donc le niveau optimal de l’objet naturel de l’amour) mais garde raison et celui qui perd un chien (le plus bas degré de l’objet de substitution) et se lamente. Avec ce retour en force des pouvoirs de la raison, l’argumentation de Plutarque perd son pouvoir démystificateur.