Plutarque condamne Thalès pour plusieurs raisons : d’abord il l’accuse de ne pas tenir compte de la nature humaine :
« L’âme porte en elle quelque chose qui la pousse à la tendresse ; la nature l’a faite pour aimer, autant que pour sentir, penser et se souvenir » (Vie de Solon in Vies parallèles p.203)
Si la raison philosophique, manquant de lucidité, prive ce penchant naturel de son objet naturel (les parents : la femme, les enfants), il s’attache, qu’on le veuille ou non, à d’autres objets ; il en va ainsi de Thalès:
« Il n’avait pas renoncé à avoir des amis, des proches et une patrie ; il avait même adopté, dit-on, Cybisthos, le fils de sa sœur » (ibid.)
Mais il y a pire :
« On trouve des gens qui s’opposent au mariage et à la procréation avec une extrême dureté et qui ensuite se perdent en regrets sans fin quand les enfants des esclaves de la maison ou les bébés des concubines tombent malades et meurent. » (p.204)
Et encore pire :
« Il y en a même que la mort de chiens et de chevaux a plongés dans un deuil honteux et intolérable » (ibid.)
Il semble donc y avoir deux catégories de choses aimables : les objets naturels et les substituts ; l’ensemble des ersatz se divisent à son tour en deux : les ersatz acceptables (les amis, les proches, la patrie) et les ersatz honteux (avec le comble de la honte quand l’animal prend la place de l’humain) - on pourrait ajouter à la liste de Plutarque un ersatz super honteux : quand la chose remplace l’homme : « aimer sa voiture, sa maison, son ordinateur »- . Que Plutarque hiérarchise les objets d’amour possibles est manifeste à travers cette comparaison inattendue :
« Comme une propriété ou une terre dépourvue d’héritiers légitimes, la tendresse est envahie et accaparée par des étrangers, des bâtards ou des serviteurs » (ibid.)
On devrait donner sa tendresse, comme ses terres, à qui de droit ; faute de le faire, on la donne à qui ne la mérite pas. On est loin d’une philosophie qui légitimerait l’hospitalité ! L’amour des étrangers est le signe d’un défaut…
Plutarque ajoute qu’on ne gagne en outre rien du tout à renoncer aux objets naturels de tendresse car la douleur dont on pense faire l’économie est virtuellement contenue dans l’attachement aux ersatz (si bien qu’un Solon ingénieux aurait pu inverser les rôles et faire frémir Thalès en lui faisant croire à la mort, par exemple, de son neveu…). Plutarque insiste aussi sur la part à faire au tempérament : l’anxieux aura beau se priver de tous les objets possibles d’inquiétude, il sera enclin à avoir peur pour rien à propos des objets auxquels, parce qu’étant rien qu’un homme, il sera nécessairement attaché.
Mais Plutarque attaque Thalès (et pas que Thalès !) sur un autre front : on ne peut être assuré de la possession d’aucun bien. On se rappelle entre autres les autarcies épicuriennes et stoïciennes : il fallait investir dans des biens tels qu’on ne peut pas les perdre. Or, Plutarque soutient que rien n’est inaliénable :
« Même la vertu, le plus grand et les plus doux des biens, peut se perdre parfois, sous l’influence des maladies ou de certaines drogues. »
Dans le stoïcisme, la maladie n’est toujours que physique, la souveraineté psychique étant inentamable. Avec Plutarque, aucune intériorité n’est à l’abri de l’extériorité…
Le reste du texte me paraît beaucoup plus convenu : par la raison on peut se fortifier contre les inévitables coups du sort. Il crée alors deux figures symétriquement inversées : celui qui perd un fils remarquable (lequel représente donc le niveau optimal de l’objet naturel de l’amour) mais garde raison et celui qui perd un chien (le plus bas degré de l’objet de substitution) et se lamente. Avec ce retour en force des pouvoirs de la raison, l’argumentation de Plutarque perd son pouvoir démystificateur.
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