Ayant présenté dans un précédent billet le premier sujet de philosophie, très tendancieux, du Baccalauréat de l'année 1943 dans l'académie de Grenoble (série Philosophie-Lettres), je dois désormais rendre justice à ceux qui ont choisi les sujets. En effet, la lecture de mon billet pourrait laisser penser le lecteur qu'en ces temps sombres la servilité politique dominait les fonctionnaires de l' Éducation Nationale, mais manifestement les deux autres sujets sont d'une autre envergure. Voici d'abord le second d'entre eux :
" Peut-on constituer une morale indépendante, pour ses principes et pour ses fins, de toute croyance ou de tout postulat métaphysique ?"
Dit autrement, toute morale est-elle nécessairement fondée sur une religion ou sur une métaphysique ?
Première remarque : la question ne pourrait pas être donnée telle quelle au Bac 2016 car la métaphysique n'est plus au programme de notions et le concept en question n'est pas non plus inclus dans l'ensemble des repères conceptuels, accompagnant le programme de notions. En revanche y appartiennent ceux de fin et de principe, mais pas celui de postulat (cependant la démonstration reste au programme, comme la religion et la morale). À noter aussi que, dans ce sujet, le terme croyance semble une abréviation de croyance religieuse (aujourd'hui, sa présence dans un sujet demeure une source d'embrouilles pour les élèves : croire est-ce ne pas être certain, tenir pour vrai ou avoir la foi ? - il est vrai que leur professeur a dû clarifier les choses, vu que le doublet croire/savoir est un élément des repères conceptuels).
Vu tout ceci, une formulation moderne et approximative du sujet de 1943 pourrait être :
"La morale est-elle indépendante de la religion ?"
Plus de termes techniques, mais du coup, plus proche de la langue ordinaire, le sujet est beaucoup plus ambigu que le sujet de départ.
Seconde remarque : habituellement, le candidat démuni mais astucieux cherche dans les autres sujets de quoi nourrir sa réflexion (il tire par exemple des arguments du texte à expliquer) ; or, ce candidat en 1943 aurait pu traiter le deuxième sujet avec le premier, la maxime de Pétain. Rappelons-la :
" La liberté et la justice sont des conquêtes. Elles ne se maintiennent que par les vertus qui les ont engendrées : le travail, le courage, la discipline et l'obéissance aux lois."
Ici Pétain n'est pas platonicien, plutôt humaniste : la justice n'est pas une Forme éternelle mais une fin produite par les vertus. Le Maréchal paraît aussi juspositiviste : la justice est le respect de la légalité, rien de plus.
Appliquons désormais ces remarques au problème du second sujet : on pourrait constituer une morale indépendante, pour ses principes et pour ses fins, de toute croyance ou de tout postulat métaphysique ; en effet les principes seraient ceux du Droit positif de l'État Français et la fin serait la réalisation des valeurs visées par les vertus : travailler, c'est accomplir sa profession dans le strict respect de l'organisation corporatiste des métiers ; être courageux, c'est résister à la lâche tentation de fuir la liberté et la justice possibles pour des idéaux vides et illusoires, enfin être discipliné et obéissant c'est ne pas se laisser envahir par des désirs et des craintes qui nous détourneraient de la Loi et c'est tout au contraire s'y conformer scrupuleusement.
Le candidat pourrait alors mettre en évidence que, si on fondait la morale sur la métaphysique, le risque serait grand de mettre en danger l'unité nationale, tant la métaphysique est un champ de batailles (Kampfplatz dans la langue de Hitler)
Quant au troisième sujet, le voici :
" Le progrès matériel, le progrès intellectuel, le progrès moral."
Beau sujet conceptuel qui se prête à des développements analytiques. On ne pourrait pas plus le donner de nos jours pour la raison qu'impérativement les deux sujets de dissertation doivent avoir une forme interrogative (seuls concours général, Capes et agrégation confrontent les candidats à des notions ou a des expressions sans interrogation explicite). Mais qu'aurait écrit un candidat marqué par la propagande nationale ?
J'imagine :
1) Le progrès matériel et les limites du matérialisme
2) Le progrès intellectuel et les risques de l'illusion
3) Le progrès moral comme seul fondement des progrès matériel et intellectuel authentiques (pour la définition du progrès moral, cf supra la maxime de Pétain)
Qu'on ne me juge pas trop sévèrement pour avoir commenté Pétain sans prendre en compte l'ensemble de son oeuvre philosophique. J'ai juste appliqué la directive accompagnant aujourd'hui au Bac le texte à expliquer : la connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise, il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.