vendredi 14 septembre 2007

Protagoras (6): la sophistique comme la substance même de l'héritage grec.

Quand Socrate et Hippocrate abordent Protagoras, ce dernier leur demande s’ils préfèrent avoir un entretien public ou privé avec lui. Les deux formes se valent du point de vue des deux hommes mais Protagoras, apprenant de la bouche de Socrate l’intention d’Hippocrate de devenir son disciple, choisit la forme publique.
Même si Socrate attribue à Protagoras le désir de montrer à Hippias et à Prodicos sa supériorité sur eux, ce n’est pourtant pas la vanité qui motive la volonté de Protagoras de donner une forme publique à l’échange qu’il va avoir avec Socrate, c’est la décision de sortir le métier de sophiste de la clandestinité.
En effet Protagoras présente l’activité du sophiste comme une activité subversive réprimée par « ceux des hommes qui ont, dans les Cités, pouvoir pour agir » (317 a trad. Robin) et condamnée de ce fait même par la foule qui « n’a point de discernement propre et ce que lui recommandent ces puissants, c’est de cela qu’elle chante les louanges. » (ibid.).
Mais autant la foule que les puissants agissent mal car le sophiste est « un éducateur d’hommes ». Certes les modalités de cette éducation ainsi que le contenu que Protagoras lui donne peuvent justifier les actions dirigées contre elle.
D’abord, le sophiste, en la personne du moins de Protagoras, discrédite l’éducation autochtone auprès des jeunes gens les plus doués et détache ceux-ci de tous les liens qui les rattachent à la cité, qu’il s’agisse de ceux de l’amitié, de la parenté ou de la concitoyenneté.
En effet Protagoras se décrit comme « un homme, qui est un étranger, qui, venant dans de grandes cités, y travaille à persuader aux meilleurs d’entre les jeunes que, après avoir renoncé à la fréquentation de tous les autres gens, de leurs proches comme de ceux qui ne leur sont pas parents, des plus âgés comme des plus jeunes, ils doivent s’attacher à lui seul, en vue de devenir meilleurs grâce à cette fréquentation près de lui. » (316 c)
Plus loin, quand Socrate lui demandera en quoi exactement Hippocrate sera rendu meilleur par Protagoras, ce dernier répondra que son enseignement permet de « savoir comment administrer au mieux les affaires de sa maison à lui, et, pour ce qui est des affaires de l’Etat, savoir y avoir le plus de puissance et par l’action, et par la parole. » (319 a).
Ces deux derniers textes suggèrent donc l’idée suivante : l’enseignement de Protagoras, par son objet comme par le mode de vie qu’il implique, détourne l’élite de l’adhésion aux valeurs traditionnelles et, par là même, du soutien aux autorités établies.
Mais l’effet de cet enseignement est caractérisé doublement et plutôt contradictoirement : d’une part, on l’a vu, Protagoras déracine effectivement, je veux dire spatialement, ses disciples, les enlevant à leur cité ; d’autre part il est censé, par son contenu même, les enraciner de manière plus profitable pour eux dans leur propre cité, en augmentant leurs puissances économique et politique.
Il me paraît maintenant intéressant de clarifier en quoi Protagoras et Socrate se ressemblent et en quoi ils diffèrent radicalement. Ce qui les unit, c’est l’effet d’appel qu’ils exercent l’un et l’autre sur la jeunesse et cela au détriment de la socialisation traditionnelle ; comme le philosophe socratique, le sophiste émancipe, reste que l’un le fait de l’intérieur, alors que l’autre opère de l’extérieur. En tout cas, ils soulèvent de l’inquiétude auprès des gardiens du statu quo.
Leurs procédés et leurs fins se distinguent aussi clairement : Protagoras persuade alors que Socrate interroge ; celui-là vise au développement politico-économique de son disciple, velui-ci à son perfectionnement moral, le développement de l’un et de l’autre n’étant pas pensé comme possible.
Avec moins d’évidence, ce qui les sépare, c’est la relation qu’ils entretiennent avec l’héritage culturel grec. Pour comprendre la manière dont Protagoras se situe par rapport à celui-ci, il faut revenir à sa volonté d’assumer ouvertement son métier de sophiste. Ce faisant, il s’oppose alors à tous les sophistes du passé qui, pour déjouer l’hostilité des puissants et de la foule, se sont faits passer pour autres qu’ils n’étaient : c’est ainsi que Protagoras identifie entre autres les poètes Homère, Hésiode et Simonide à des sophistes masqués. Protagoras prolongerait ainsi Homère dans ce que celui-ci aurait eu de plus substantiel. Il s’agit certes d’une lecture d’Homère qui le prive nettement de sa singularité mais qui lui conserve tout de même une valeur fondamentale.
C’est à ce niveau que le discours socratique diffère : aucun des grands poètes grecs ne sera pour Socrate un philosophe authentique déguisé en poètes. Si le texte homérique continue d’apparaître sous forme de citations suggestives dans la bouche de Socrate, la forme de sa recherche, les apories auxquelles elle se heurte, son exigence constante de rationalité suggèrent plutôt une mise à distance de la culture grecque traditionnelle.
Pour résumer, la relation de Protagoras avec la tradition semble double : en tant que cette tradition est locale, civique, politique, elle n’est pas estimée, mais en tant qu’elle est hellénique, elle cacherait depuis toujours ce qui se montrerait clairement dans le discours de Protagoras.
Si on prend en compte que Protagoras mentionne aussi Orphée et Musée, la « récupération » à laquelle il soumet le legs grec va bien au-delà de l’héritage homérique puisqu’ Homère lui-même cite Orphée comme un des initiateurs de la poésie. Mais la captation d’héritage à laquelle se livre Protagoras ne perd-elle pas de sa crédibilité quand il s’annexe Iccos de Tarente, athlète et entraîneur, et Hérodicos de Sélymbrie, autre maître de gymnase que précisément Socrate dans La République critiquera pour avoir inventé quelque chose comme « l’acharnement thérapeutique » (« Quand il s’attachait ainsi à suivre la marche de sa maladie, qui était mortelle, à la fois il était incapable, je crois, de se guérir lui-même, et, passant son existence à se soigner, il vivait sans s’occuper d’autre chose, exténué, s’il lui arrivait de sortir en rien de son régime ; et il parvenait à la vieillesse, en employant sa science à mourir difficilement » (III 406 b)) ? Ce même Hérodicos apparaissant au début du Phèdre sous la forme plus modeste, mais aussi très insignifiante, d’un défenseur de la marche (227 d).
Ce sont aussi les musiciens Agathoclès et Pythoclidès de Céos qui viennent illustrer l’idée que les sophistes ont toujours eu besoin avant Protagoras de « couvertures » pour professer. D’où l’identification dépréciative de tous les savoirs et savoir-faire cités auparavant à des déguisements.
Si on ajoute que Protagoras oppose sa sophistique à celle des hommes qui, comme Hippias, cultivent les sciences (« le calcul, l’astronomie, la géométrie, la musique »), se dessine l’idée d’une hiérarchie des savoirs dominée par celui qui permet à son propriétaire d’augmenter sa puissance. Dans La République, Socrate fera au contraire de ces sciences mathématico-démonstratives autant de moyens indispensables à l’acquisition de l’excellence intellectuelle et plus largement humaine.
Reste à éclairer la raison du rejet par Protagoras des déguisements de la sophistique ; elle est double : d’abord le masque est inefficace, d’autre part il encourage les gens à blâmer les sophistes pour leur hypocrisie.
La manière dont Protagoras se félicite de sa décision (« si bien que, grâce à la Divinité cela va sans dire, je n’ai rien de sérieux à souffrir du fait de reconnaître que je suis un sophiste. » 317 bc) est d’une ironie un peu cruelle. Le lecteur de ce dialogue écrit entre 399 et 390 pouvait en effet savoir qu’en 416, 17 ans avant la condamnation socratique, Protagoras fut jugé à Athènes et par contumace condamné à mort, ses livres étant, semble-t-il, brûlés.
La sophistique de Protagoras a beau différer de l’enquête socratique, elles ont, l’une et l’autre, dérangé les Athéniens.

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