vendredi 27 février 2009

Sénèque (40): qui mettre à la place de la foule ?

Sénèque termine par ces lignes la septième lettre à Lucilius:
Bene et ille, quisquis fuit - ambigitur enim de auctore -, cum quaeretur ab illo, quo tanta diligentia artis spectaret ad paucissimos perventurae: "Satis sunt, inquit, mihi pauci, satis est unus, satis est nullus" Egregie hoc tertium Epicurus, cum uni ex consortibus studiorum suorum scriberet; "Haec, inquit, ego non multis, sed tibi: satis enim magnum alter alteri theatrum sumus" Ista, mi Lucili, condenda in animum sunt, ut contemnas voluptatem ex plurium adsensione venientem. Multi te laudant: ecquid habes, cur placeas tibi, si is es, quem intellegant multi ? Introrsus bona tua spectent."
" Et il a bien dit celui-là, quel qu'il fût - en effet on discute de l'identité de l'auteur - alors qu'on lui demandait ce qu'il visait avec tant d'attention portée à un art qui ne toucherait qu'un si petit nombre : " je me contente d'un petit nombre, dit-il, je me contente d'un seul, je me contente même s'il n'y a personne". La troisième sentence , remarquable: d'Epicure, écrivant à un de ses compagnons d'étude: " Je destine cela non au grand nombre, mais à toi, car nous sommes l'un pour l'autre un assez grand public" Ces choses, mon cher Lucilius, sont à garder au fond de l'esprit afin que tu méprises le plaisir qui vient de l'approbation des plus nombreux. Beaucoup te louent: as-tu quelque raison de te plaire à toi-même si tu es celui que beaucoup comprennent ? Que ce qui est bon en toi regarde vers le dedans."
On peut donc remplacer la foule de trois manières:
a) par un petit nombre
b) par une seule personne
c) par quelque chose d'intérieur à soi-même
La deuxième citation laisse penser que les trois solutions se valent et qu'on ne perd rien à se retrouver seul.
Mais voyons d'abord de plus près l'identité du petit nombre: elle est dessinée ici de manière incertaine car les pauci, les peu nombreux donc, sont d'abord les élèves, les disciples auxquels on s'adresse avec l'immense souci de faire pour le mieux (diligentia artis), mais ils paraissent devenir les égaux, les alter ego, ceux qui partagent mon sort (consortes). Il n'y a donc pas de frontière claire entre ceux que j'instruis et les instruits auxquels on appartient.
Est incertaine aussi la fonction de l'ami unique: si sa valeur n'est pas plus grande que celle du petit groupe d'amis, pourquoi s'adresser à lui précisément ? Doit-on penser que son unicité n'est rien de plus que le fait d'être le seul à être là, du petit groupe auquel on appartient ? N'importe qui du petit groupe est-il donc en mesure d'être cet unus ? Et si n'importe quel ami vaut l'ensemble des amis, que gagne-t-on donc à fréquenter les amis ?
La même difficulté se pose quand on réfléchit à la valeur de l'ami et à celle de cette intériorité personnelle qui juge ce qu'on est. Si chercher l'approbation intérieure vaut l'approbation d'un seul ami qui vaut aussi bien l'approbation des amis, à quoi sert donc l'amitié ?
La lettre 3 mettait en tout cas en évidence que la relation avec l'ami est seconde par rapport à la délibération avec soi-même qui juge si tel et tel est digne qu'on le prenne pour ami. Mais ce qui est incertain, c'est ce qu'apporte l'ami. En effet si par endroits l'idée est clairement formulée que l'ami contribue au perfectionnement de soi, d'autres passages, comme celui exploré aujourd'hui, laissent penser que la relation de soi avec soi-même suffit au philosophe. On ne peut pas penser non plus que la sagesse permet de faire l'économie de l'amitié car dans la lettre 6 Sénèque dit clairement qu'il refuserait une sapientia qu'il ne pourrait pas partager avec un ami. Mais alors comment à la fois souligner le supplément apporté par l'amitié et mettre l'accent sur la perfection de la vie solitaire ? Certes si on ne cherche plus la cohérence de la doctrine et si on juge la théorie, comme Pierre Hadot a pensé bon de le faire, seulement comme moyen au service de la pratique, on pourra toujours penser que ces vues différentes ont dans des circonstances différentes la même fonction morale: réformer Lucilius.
Reste un problème: si on ne peut pas attendre de la théorie une cohérence, comment va-t-on parvenir à définir de manière intelligible ce qu'on attend de la pratique ? Il semble bien qu'il faille que la théorie soit cohérente afin de disposer grâce à elle d'une caractérisation de la pratique suffisamment définie pour que cette même pratique puisse être vue comme le but unique justifiant les contradictions théoriques.

Commentaires

1. Le lundi 10 août 2009, 00:19 par luc mary-rabine
"satis sunt mihi pauci...". Cela fut traduit par : "il me suffit de peu, il me suffit de un, il me suffit de pas un". Je cite de mémoire mais je ne parviens pas à me rappeler de qui est cette traduction de Sénèque. Pouvez-vous m'aider? Montaigne?
Bonnes vacances
lmr
2. Le lundi 24 août 2009, 21:02 par philalethe
Excusez-moi de répondre si tard !
La traduction de Noblot, qui est à ma connaissance la dernière traduction complète des Lettres (certes elle date mais Veyne dans son édition de Sénèque l´a seulement faite réviser pour la forme) donne: " Ce m'est assez de peu, assez d'un, assez de pas un". C'est très proche donc du texte que vous citez. Je n'ai pas encore cherché pour savoir si et éventuellement comment Montaigne a traduit ce passage d'Epicure.

mardi 24 février 2009

Héraclite: la dimension sociale de son obscurité.

" L'aspect heurté et antithétique d'un style où s'entrechoquent des expressions opposées, l'usage de calembours, une forme volontairement énigmatique, tout rappelle dans la langue d'Héraclite les formules liturgiques utilisées dans les mystères, en particulier à Eleusis. Or, Héraclite descend du fondateur d'Éphèse, Androklos, qui dirigea l'émigration ionienne et dont le père était Codros, roi d'Athènes. Héraclite lui-même eût été roi, s'il n'avait renoncé en faveur de son frère. Il appartient à cette famille royale d'Éphèse qui avait gardé, avec le droit à la robe pourpre et au sceptre, le privilège du sacerdoce de Déméter Éleusina. Mais le logos dont Héraclite apporte dans ses écrits l'obscure révélation, s'il prolonge les legomena d'Éleusis et les hieroi logoi orphiques, ne comporte plus d'exclusive à l'égard de personne: il est au contraire ce qu'il y a de commun chez les hommes, cet "universel" sur quoi ils doivent tous également s'appuyer "comme la Cité sur la loi"." (La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque 1957 p.593-594 Opus-Seuil)
Encore une fois, Jean-Pierre Vernant sait faire comprendre et la spécificité de la philosophie et son enracinement dans le non-philosophique, précisément les usages sociaux et religieux de la Grèce antique.
Philosopher aujourd'hui aussi obscurément qu'Héraclite reviendrait à transformer une dimension accidentelle de la philosophie en propriété essentielle. Cela signalerait entre autres un manque d'esprit historique.

mercredi 18 février 2009

Foucault, penseur de la continuité, ou un fil rouge relierait le Lachès de Platon aux bombes humaines.

La leçon que Foucault a donnée au Collège de France le 29 Février 1984 est surprenante. Plus précisément, il s'agit de la 2ème heure de cours (Le courage de la vérité 2009 p.163-175); dans la première, il a commencé à travailler sur le cynisme ancien et le cours du 7 Mars reprendra le fil interrompu pendant cette heure étonnante.
Foucault s'autorise ce qu'il appelle "une promenade, un excursus, une errance" , en termes clairs rien de moins qu'"une histoire du cynisme depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours". Foucault a conscience qu'il ouvre des pistes encore peu travaillées, on le sent comme un peu honteux de se risquer à un tel survol mais il ne tient visiblement plus (" j'ai eu envie, m'étant un peu excité sur le cynisme au cours de ces dernières semaines, de vous proposer ceci").
Sa thèse est la suivante: "il est facile de montrer l'existence permanente de quelque chose comme le cynisme à travers toute la culture européenne". Foucault, si attentif tout au long de sa carrière à souligner les discontinuités, n'hésite pas à identifier le cynisme à une "catégorie morale dans la culture occidentale". Il dégage ainsi sans, il est vrai, employer le mot, l'essence du cynisme: est cynique toute personne qui donne à sa vie la forme d'un "scandale de la vérité".
Ont ainsi véhiculé " le mode d'être cynique à travers l'Europe":
1. les ascètes chrétiens
2. les ordres mendiants: les Franciscains, les Dominicains
3. les mouvements hérétiques (ex: Robert d'Arbrissel)
4. le mouvement vaudois
5. les mouvements révolutionnaires au 19ème siècle non en tant que société secrète ou organisation visible mais en tant que militantisme comme témoignage par la vie:
5.1. le nihilisme russe
5.2. l'anarchisme européen et américain
5.3. le terrorisme
5.4. le gauchisme
6. l'art
6.1. dans l'Antiquité (la satire, la comédie)
6.2. dans l'Europe médiévale et chrétienne (les fabliaux, le carnaval)
6.3. l'art moderne
6.3.1. comme vie artiste
6.3.2. comme mise à nu et démasquage (Baudelaire, Flaubert, Manet, Bacon, Beckett, Burroughs), ce que Foucault appelle "le caractère anti-platonicien de l'art moderne"
6.3.3. comme refus perpétuel de toute forme déjà acquise, ce qu'il appelle "le caractère anti-aristotélicien de l'art moderne"
Foucault termine ainsi cette 2ème heure qui tranche tant avec le travail détaillé et méticuleux qu'il présente si souvent pendant ces cours au Collège de France:
"Pardonnez ces survols, ce sont des notations, c'est du travail possible. On reviendra la prochaine fois à des choses plus sérieuses sur le cynisme antique. Merci"
Avant, à mon tour, de finir, je souhaite communiquer les lignes qui dans ces pages m'ont le plus étonné. Elles sont consacrées à l'anarchisme et au terrorisme:
" L'anarchisme et le terrorisme, comme pratique de la vie jusqu'à la mort pour la vérité (la bombe qui tue même celui qui la pose) apparaissent comme une sorte de passage à la limite, passage dramatique ou délirant, de ce courage pour la vérité qui avait été posé par les Grecs (dans la leçon du 22 Février, Foucault a interprété le Lachès, dialogue platonicien, comme la source de la parrêsia, du dire-vrai dont le cynisme sera une des exemplifications possibles) et la philosophie grecque comme un des principes fondamentaux de la vie de la vérité. Aller à la vérité, manifester la vérité, faire éclater la vérité jusqu'à y perdre la vie ou faire couler le sang des autres, c'est bien quelque chose dont on retrouve la longue filiation à travers la pensée européenne."
Passage dramatique ou délirant ? se demande Foucault.
Platon, lui, avait pris clairement position sur le cynisme: il est connu en effet pour avoir dit que Diogène de Sinope, c'était Socrate devenu fou.

Commentaires

1. Le jeudi 19 février 2009, 11:55 par Nicotinamide
Il aurait été intéressant que vous exprimiez les causes de votre étonnement.
2. Le vendredi 20 février 2009, 00:43 par Nicotinamide
Il semble définir le cynisme comme l'exercice d'une vie scandaleuse qui exprimerait une vérité inacceptable. Je reprends : est cynique toute personne qui donne à sa vie la forme d'un scandale de la vérité. Cependant une vie qui ne serait pas portée par la critique de cette vérité éhontée ne deviendrait qu'une farce sanglante et un triste fanatisme. La passion critique sépare le cynisme des obsédés de la vérité (terroristes, prophètes déguenillées, les saints excentriques...)
Foucault écrit p. 167 : "ascèse chrétienne comme témoignage aussi de la vérité (même s'il s'agit d'une autre vérité)". La formule paraît ambigue... Il existe des rapprochements entre la pratique religieuse dure et le cynisme rigoriste mais le chien s'avère impitoyable envers la superstition. (cf : 3 articles issus du cynisme ancien et ses prolongements (PUF) : Les premiers cyniques et la religion, Cynics and early christianity, l'images des cyniques chez les pères grecs).
En ce qui concerne l'artiste, nous pourrions discuter de la pertinence d'attribuer à l'art une fonction de "décapant" et nous pourrions revoir l'invention de l'artiste moderne. Je pense immédiatement à Nathalie Heinich, Elite artiste et le triple jeu de l'art contemporrain où elle étudie le basculement de la profession à la vocation artistique. Elle montre que cette marginalité artistique indispensable pour imposer un style, cette vie scandaleuse jetée à la face des autres instaure paradoxalement l'exception comme norme et la contestation comme règle... Cette singularité devient rapidement un modèle et brise l'écart nécessaire pour créer de l'indignation...
3. Le vendredi 20 février 2009, 09:09 par Philalèthe
Merci de votre réponse. 
Comme vous, je suis spontanément  porté à trouver large la définition que Foucault donne du cynisme. Vous lui ajoutez la propriété "passion critique" pour le déterminer exactement mais qu'entendre par là ? Ce n'est pas une critique de soi mais une critique des autres en tant qu'ils ne sont pas cyniques. Je ne crois donc pas que ce trait permette de les différencier de ceux que vous appelez les obsédés de la vérité. 
Au fond c'est sans doute une fausse piste de chercher à différencier le cynique en termes de conduite seulement, il faut, pour le faire, caractériser ces croyances et alors ça saute au yeux qu'il y a un monde entre lui et le révolutionnaire, le chrétien, l'artiste etc. En isolant le style de l'existence des raisons qui le motivent, on aboutit à identifier le cynisme à n'importe quel activisme. Certes le cynisme autorise bien des conduites (et des plus contradictoires) mais ces conduites reposent sur des croyances qui sont déterminables et opposables à des croyances radicalement différentes inspirant des conduites semblables. A trop insister sur le côté forme de vie, on perd de vue ce qui la motive: des raisons tout de même particulières.
Quant aux artistes, c'est clair que l'académisme transforme en rituel des gestes de rupture d'abord étonnants et vite ennuyeux par leur répétition (ainsi beaucoup d'artistes continuent d'épater le bourgeois en imitant leurs prédécesseurs du début du 20ème...). Mais de ce côté-là il y a aussi des recettes cyniques... Cependant on pourra dire quand même que ces recettes signent l'échec de celui qui les applique, incapable qu'il est de trouver la forme de cynisme qui active chez ces contemporains la conscience de leurs fautes. 
4. Le jeudi 19 mars 2009, 00:31 par Nicotinamide
Je vous signale une émission de France culture sur le dernier cours de foucault :
Deux semaines en écoute je crois
5. Le vendredi 20 mars 2009, 11:38 par Philalèthe
Merci beaucoup !

dimanche 15 février 2009

Héraclite: en complément du billet du 09-03-07, quelques lignes de Michel Foucault.

Le 9 mars 2007, je réfléchissais sur la retraite d'Héraclite, à l'écart de ses concitoyens d'Éphèse. Je crois utile aujourd'hui de communiquer l'analyse qu'en fait Foucault à partir de la même source, c'est-à-dire le texte de Diogène Laërce, dans sa leçon au Collège de France du 1er février 1984. Occupé à distinguer le dire-vrai qui caractérise le parrèsiaste - pour dire vite, l'homme au franc-parler -, il le compare au dire-vrai du sage. Il prend alors comme exemple de sage Héraclite:
" Ces caractères du sage, on peut parfaitement les lire et les redécouvrir dans le texte - pourtant tardif mais un des plus riches en renseignements divers - de Diogène Laërce, quand il fait le portrait d'Héraclite. Premièrement, Héraclite vit dans une retraite essentielle. Il se maintient dans le silence. Et Diogène Laërce rappelle à partir de quel moment et pourquoi s'est faite la rupture entre Héraclite et les Éphésiens. Les Éphésiens avaient exilé Hermodore, un ami d'Héraclite, précisément parce que Hermodore était plus sage et meilleur qu'eux. Et ils auraient dit: Nous voulons "qu'il n'y ait personne, parmi nous qui soit meilleur que nous". Et s'il y a, parmi nous, quelqu'un de meilleur que nous, qu'il aille vivre ailleurs. Les Éphésiens ne supportent précisément pas la supériorité de celui qui dit vrai. Ils chassent le parrèsiaste. Ils ont chassé Hermodore, qui a été obligé de partir, contraint et forcé à cet exil dont ils frappaient celui qui est capable de dire la vérité. Héraclite, lui, a répondu par une retraite volontaire. Puisque les Éphésiens ont puni de l'exil le meilleur d'entre eux, eh bien, dit-il, tous les autres qui valent moins que lui devraient être mis à mort. Et puisqu'on ne les met pas à mort, c'est moi qui vais m'en aller. Et désormais il refuse, alors qu'on le lui demandait, de donner des lois à la cité. Car, dit-il, la cité est déjà dominée par une ponêra politeia (un mode de vie politique mauvais). Alors il se retire et il va jouer - image fameuse - aux osselets avec les enfants. Et à ceux qui s'indignent de voir cet homme jouer aux osselets avec des enfants, il répond: "Qu'avez-vous à vous étonner, vauriens, cela ne vaut-il pas mieux que d'administrer la république avec vous (met´humôn politeuesthai : de mener la vie politique avec vous; M.F.) ?" Il se retire dans les montagnes, en pratiquant le mépris des hommes (misanthropôn). Et quand on lui demandait pourquoi il se taisait, il répondait: "Si je me tais, c'est pour que vous bavardiez." Et Diogène Laërce rapporte que c'est dans cette retraite qu'il écrit son Poème, en termes volontairement obscurs afin que seuls les gens capables puissent le lire, et qu'on ne puisse le mépriser, lui Héraclite, d'être lu par tout le monde et par n'importe qui." (Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Gallimard-Seuil, janvier 2009)

samedi 7 février 2009

Dans Searle, des idées d'exercices cyniques !

John R. Searle écrit dans La redécouverte de l'esprit (1992):
" Si je dis: "Coupez l'herbe" et que vous vous précipitez pour la poignardez avec un couteau, ou si je dis "Coupez le gâteau", et que vous passez sur le gâteau avec une tondeuse à gazon, il y a un sens parfaitement banal où vous n'avez pas fait exactement ce que je vous ai demandé de faire" (p.242 trad. Tiercelin 1995 Essais Gallimard)
Il doit y avoir au paradis des philosophes un cynique grec qui attend impatiemment Searle pour être le premier à lui apporter à contre-temps le couteau ou la tondeuse...

Commentaires

1. Le vendredi 13 février 2009, 18:56 par Elias
"Une autre histoire (...) met en scène un philosophe à qui sa femme avait demandé de surveiller le potage qui cuisait sur le fourneau : à son retour elle trouve son mari occupé à regarder fixement le potage qui déborde. Manifestement il n'a pas fait ce qu'elle voulait. Il lui dit qu'il a fait ce qu'elle lui avait demandé..."
Bernard Williams,Vérité et véracité p.123
2. Le vendredi 13 février 2009, 20:29 par Philalèthe
Diantre ! Je serais tenté de penser que ce philosophe a joué au cynique moins pour éclairer sa femme que pour échapper une fois pour toutes aux corvées ménagères... Autre possibilité: distrait comme beaucoup, il a sauvé son honneur par une rationalisation cynique. 
3. Le samedi 14 février 2009, 23:40 par Nicotinamide
Le philosophe comprend « surveille la soupe » dans le sens : observer attentivement la soupe. Néanmoins ce sens littéral n’exclut pas d’arrêter le feu si elle déborde, de la tourner si elle s’accroche, de fumer une cigarette, de s’asseoir, de se lever, d’écouter la radio, de stopper le robinet de la cuisine qui goutte etc etc... Aucune de ces actions ne compromet l’ordre « observe attentivement la soupe. » Je dirais que d’un point de vue logique, ce philosophe a tort.
« Sauver son honneur par une rationalisation cynique » cynisme vulgaire, je suppose ?
Il me semble que les écarts cyniques cherchent toujours une portée éthique, voire pédagogique.
« Alors qu’Antisthène était au prise avec la maladie, Diogène, lui remit un couteau en disant : au cas où tu aurais besoin des offices d’un ami » (Julien). Se plaindre de ses maux possède le sens parfaitement banal d’appeler à l’empathie. Or Diogène répond par une invitation au suicide. Cette réplique ne possède pas d’intention trompeuse. Elle propose d’induire Antisthène vers une vérité blessante par la voie indirecte du calembour. Tout comme l’ironie, les écarts de langage ou de compréhension cynique éprouve l’interlocuteur en espérant qu’il saura comprendre.
Je ne devrais pas l'affirmer mais je crains qu'aucun des exemples ne correspondraient à une attitude cynique
4. Le lundi 16 février 2009, 13:37 par Philalèthe
Dans un certain contexte, « surveiller la soupe » pourrait vouloir dire la même chose que « surveiller le temps » ; or il se trouve que, dans le contexte où l’expression est énoncée, elle veut dire « faire en sorte que la soupe soit cuite comme elle le doit ».En tout cas elle ne veut pas dire « fumer une cigarette en surveillant la soupe ».

Le philosophe en question prend l’expression au pied de la lettre en lui enlevant donc le sens qu’elle a dans le contexte.
Si faute il y a, elle est pratique au sens où il n’agit pas comme on doit le faire avec les soupes. Dire qu’il y a faute logique, c’est supposer que la cause de la faute pratique vient de ce qu’il analyse conceptuellement mal l’expression. Mais ce n’est pas un être étranger à nos usages, c’est un philosophe. Il est donc correct de lui attribuer une arrière-pensée. Quelle est-elle ? Il met en relief par son abstention déplacée que les échanges linguistiques sont inséparables d’un arrière-plan d’habitudes qui leur donnent le sens qu’ils ont. Or, ça me semble cynique de dénoncer les mauvaises habitudes. Certes, me dira-t-on,  en quoi est-ce une mauvaise habitude de surveiller activement la soupe ? En rien, bien sûr. Mais l’attention désormais tournée vers « ce qui va sans le dire » est en mesure de discriminer dans les usages ceux qui doivent être condamnés.
On peut voir dans cette histoire de soupe comme un avertissement  du type « prends garde au fait que tes conduites sont plus réglées par la coutume que par la raison ! ». Elle a en ce sens une portée pédagogique et peut même blesser celui qui l’entend comme une mise en évidence d’une certain aveuglement coutumier.

Par « sauver son honneur par une rationalisation cynique », je voulais dire cacher sa distraction, son indifférence par exemple, en faisant comme si on avait été cynique.

jeudi 5 février 2009

Barack Obama en philosophe antique.

Dans Le Monde du 6 février cet extrait d'un article d'Edward Hadas intitulé Franck Obama se laisse griser par son désir de plaire.
" Les hommes politiques aiment être populaires. Vu sous cet angle, le projet de Barack Obama de plafonner à 500 000 dollars (389 000 euros) les rémunérations des dirigeants d’entreprises renflouées par l’argent public est une idée géniale. Mais vue sous à peu près n’importe quel autre angle, la décision du président des Etats-Unis est une catastrophe.
De fait, si l’on confiait la question des indemnisations des patrons à un philosophe de l’Antiquité, il pourrait établir une limite de ce type."

Commentaires

1. Le samedi 5 décembre 2009, 12:03 par JohnDoe
Je n'ai pas tout le contexte mais d'après le titre de l'article, cela en dit long sur l'estime que l'auteur a de la philosophie antique (et d'Obama..).
Mais en bon ironiste, je souhaiterais aller plus loin que l'auteur :
Au lendemain de son remarquable discours de Philadelphie, un blog émanant du département des études de droits Harvard (qui n’est pas inconnu de B.H Obama) soulevait la question de cet appel “christian perfection” sans cesse présente dans ce discours, un appel non-téléologique.
Je crois qu’il faudrait relier cet aspect qui prend incontestablement une responsabilité religieuse avec l’idée d’une critique de la démocratie délibérative dans le fil d’un perfectionnisme qui vient en droite ligne, en fait, d’Emerson.
Donc, on pourrait tout à fait entreprendre le portrait d'Obama en perfectionniste.
Et cela va très loin. Puisque l'autre nom du perfectionnisme chez Cavell est une "éthique de la vertu" qui en appelle bien évidemment à la vertu gréco-romaine.
D'où, j'y viens, l'importance de la représentativité, d'être représentatif, de l'injonction à être représentatif qu'on entend aussi bien dans la très belle phrase de Wittgenstein que vous citez en marge de ce blog que chez Emerson, et Cavell.. et qu'Obama démontre en marchant ..
Il y a autre chose qu'un parfum de sagesse antique. Nous sommes au coeur de ce qu'est la philosophie, du chox de ce qu'est une vie, n'est-ce pas ?
En même temps, Avec Obama, on assiste à une conversion de la voix politique, à quelque chose de radicalement nouveau. Un seul auteur, je crois, l'a bien vu et c'est un poète.
2. Le samedi 5 décembre 2009, 14:44 par patrick ducray
Merci de ce post.
Je ne me sens pas en mesure de déterminer ce qui est au coeur de la philosophie ; en revanche le lien que vous faites entre le perfectionnisme et la vertu gréco-romaine m'amène à la question suivante : est-ce légitime d' utiliser le concept de perfectionnisme pour caractériser les philosophies grecques comme l'épicurisme, le stoïcisme, le scepticisme ?
Je note que la pensée d'Obama se réfère à Dieu même si l'idée que l'Amérique est près de Dieu semble remplacée par celle qu'elle en est encore loin, d'où cette référence humble au besoin de perfectionnement (est-ce d'ailleurs justifié d'exclure la dimension téléologique ? Que la liberté de l'homme soit patente n'enlève pas l'idée que les fins humaines ne sont pas pensables dans l'immanence mais par référence à une transcendance qui fixe aux peuples et aux hommes des buts. )
Par rapport à cela, on pourrait distinguer les problématiques hellénistiques que j'ai mentionnées à plusieurs niveaux:
1) absence de référence à un Dieu personnel et créateur.
2) indépendance et auto-suffisance de la philosophie.
3 ) absence de référence à une collectivité (ici l'Amérique) à laquelle on se réfère autant en termes d'origine (les fondateurs, la Constitution), de devenir (que sommes-nous donc devenus ?) et de fin (où devons-nous aller ?). Les sagesses hellénistiques visent une fin individuelle (sans préjuger des rapports que l'individu qui cherche à être sage devra entretenir avec les autres)
4) absence de prise en compte d'un temps excédant la durée de la vie humaine (en revanche penser l'histoire de l'Amérique en termes de progrès possible dans une évolution de longue durée se rattache partiellement à la philosophie des Lumières, entre autres à Kant qui pense le progrès historique comme possible mais non nécessaire cf par exemple l'opuscule "Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique" )
Ceci dit dans le cadre très général de la vie que je viens de schématiser trop grossièrement, peut-on faire une place à l'idée de perfectionnement ? Quand on pense à la direction de conscience que Sénèque exerce sur son ami dans les "Lettres à Lucilius" ou au "journal" de Marc-Aurèle connu sous le nom entre autres de "Pensées adressées à moi-même" ou à la distinction que fait Épictète dans le "Manuel" entre le sage, l'apprenti-sage et le non sage, il semble que des trois sagesses, le stoïcisme est celle qui se prête le mieux à la déclinaison du thème du perfectionnement. " Pour Chrysippe, les sages ne sont qu'un ou deux (...) Aussi l'existence du sage est-elle plus un présupposé moral que le fruit d'une constatation empirique " rappelle Suzanne Husson (Lire les stoïciens Gourinat et Barnes éd. 2009). Si l'on prend en revanche l'épicurisme, on ne trouve pas une telle insistance sur les exercices à faire pour correspondre aux normes de la doctrine. Quant à l'accès à l'ataraxie sceptique, un des textes canoniques de Sextus Empiricus (Esquisses pyrrhoniennes I 12) le présente comme instantané et conditionné seulement par la décision de suspendre le jugement.
La sagesse antique a donc un parfum complexe, pour reprendre votre image.
Il faudrait aussi se référer à l'éthique aristotélicienne: une vertu est acquise par la pratique continue d'une certaine conduite - c'est en agissant courageusement qu'on devient courageux - mais là encore il s'agit d'un perfectionnement de soi en dehors de toute philosophie de l'histoire.
3. Le samedi 5 décembre 2009, 18:23 par JohnDoe
Votre rapide panorama des exercices spirituels, du statut du sage, et de la pratique philosophique m' intéresse et me touche.
Il y aurait deux moments pour parler de la "perfection" :
- Un moment pré-chrétien
- Un moment chrétien (et post-chrétien)
Cavell, à mon avis, a choisi à dessein le terme de "perfectionnisme" pour unir ces deux moments (Dans la liste des auteurs perfectionnistes, il y aussi bien Aristote [L'éthique à Nicomaque] que Matthew Arnold.)
Mais la "perfection" ne peut vouloir-dire exactement la même chose selon ses deux moments et je me rends compte qu'il y a effectivement quelque chose de gênant à parler en suivant Cavell de parler de "perfectionnisme" (quand on s'aperçoit par ailleurs que cette dimension morale ne suppose justement aucune "perfection" au sens téléologique).
"Une éthique de la vertu", un "représentionnalisme" ou un "réalisabilisme" conviendrait peut-être mieux.
Là j'ai l'impression de me relier à l'inspiration la plus antique de la philosophie.
Vous faites une distinction implicite en relevant les 4 points d'une philosophie héllenistique. Je pense que vous évincez par là à dessein le "cicéronisme" (et je vous en remercie :-)
J'aimerais discuter de ces quatre traits. Mais je me rends compte que cette discussion devrait passer par une question préalable, au risque de tourner en rond.
Est-ce que vous considérez que ce sont là les traits d'une philosophie historiquement circonscrite ou que ceux sont transmissibles, qu'ils sont une chance ou un succès que la philosophie justement a à arracher à ses conditions actuelles ?
4. Le samedi 5 décembre 2009, 18:36 par patrick ducray
Je ne comprends pas votre dernière question: un trait peut à la fois appartenir à une philosophie déterminée et être transmis à une autre philosophie. Par exemple, le cogito est propre au cartésianisme mais on peut conserver l'argumentation dans un autre cadre théorique (par exemple la reprise par Husserl du cogito au début de ses Méditations cartésiennes).
5. Le samedi 5 décembre 2009, 20:07 par JohnDoe
Pardon. La question n'était pas technique.
Est-ce que l'indépendance et l'auto-suffisance de la philosophie, par exemple, est un trait de la philosophie hellénistique (en son époque) ou quelque chose qui appartient à l'effort de la philosophie (en tout temps si vous voulez) de libérer ?
6. Le samedi 5 décembre 2009, 21:10 par patrick ducray
En distinguant ces quatre traits, je n'avais pas l'intention de déterminer quelque chose comme l' essence de la philosophie (car je suis spontanément porté à penser les relations entre les philosophies en termes d'air de famille plutôt qu'en terme d'essence). Je cherchais simplement à singulariser très rapidement les trois philosophies dont je parlais. Je n'ai pas l'intention non plus de les présenter en modèles ou de proposer un retour aux philosophes antiques (ça serait logiquement impossible et existentiellement déchirant vu qu'elles se contredisent entre elles). Je suis plus soucieux d'identifier les types de vie qu'elles promeuvent afin de les mettre à l'épreuve de nos certitudes contemporaines. Que peut-on donc sauver du stoïcisme, de l'épicurisme, du scepticisme ? Il se peut que ça ne soit pas grand chose. À la limite, le stoïcien, l'épicurien, le sceptique ne sont peut-être pas différents de personnages de roman, ils ont des croyances et des désirs qu'aucun être humain réel n'a jamais eus en fait ; on n'essaye pas de les comprendre pour savoir ce qu'il est optimal de vivre mais pour essayer de déterminer par contraste et par comparaison où passe la frontière entre les vies réelles, les vies possibles, les vies imaginaires.
7. Le samedi 5 décembre 2009, 22:48 par JohnDoe
Le stoïcien, l'épicurien et le sceptique seraient un peu alors comme des types littéraires ou des types proposés à notre imagination-formation (Bildung) ?
Ce que vous dites est-il éloigné de toute une pensée de la philosophie comme éducation (Paideia en grec)?
8. Le dimanche 6 décembre 2009, 18:19 par patrick ducray
1) Pas forcément des types car Diogène Laërce a nettement individualisé les philosophes d'un même courant en attribuant à chacun une vie singulière. La comparaison d'une de ces vies serait alors possible avec par exemple un personnage littéraire comme Ulrich, l'homme sans qualités de Musil. Mais les personnages littéraires pourraient montrer aussi bien des vies imaginables sans faire des discours (on pourrait donc les trouver ailleurs que dans les romans philosophiques, comme Wittgenstein pensait en trouver dans certains textes de Tolstoï entre autres).
2) La philosophie comme éducation est une expression trop vague. S'il s'agit de l'éducation dogmatique transmise dans les écoles épicurienne, stoïcienne, même sceptique (!) etc, c'est clair qu'on a fait trop de chemin pour y revenir. S'il s'agit de l'éducation non comme transmission de doctrines mais comme apprentissage de la clarification conceptuelle, afin que chacun ait entre autres l'idée la plus précise et la plus exacte possible des différends doctrinaux et choisisse ce qui lui convient en connaissance de cause, oui alors. Mais cela suppose que les doctrines philosophiques ne sont pas scientifiques, car on ne choisit pas ce qui nous convient dans les sciences. Si sur un problème philosophique donné une argumentation philosophique est absolument contraignante, on peut se demander si on n'a pas alors retranché un problème de l'ensemble des problèmes philosophiques. On peut penser qu'il y a des problèmes qui sont irréductiblement philosophiques et que d'autres le sont jusqu'à plus ample informé.

jeudi 29 janvier 2009

Ce que pense Dawkins des remarques "grammaticales" qu'un esprit, se désignant sans doute abusivement du nom de wittgensteinien, pourrait adresser à sa notion de gène égoïste.


Le 11 Juin 2008 j'ai évoqué une critique faite par Dennett à Philosophical foundations of neuroscience (2003) de Backer et Benett, livre qui par son souci de clarification grammaticale et par le premier de ses deux auteurs se situe dans une certaine filiation wittgensteinienne. Or, lisant Le gène égoïste (1976) de Dawkins, je trouve cette note ajoutée en 89 lors de la seconde édition:
" Cette manière stratégique de parler des plantes, des animaux ou d'un gène comme s'il s'agissait de quelque chose qui mettrait consciemment au point la meilleure façon d'augmenter ses chances de succès - par exemple décrire "les mâles comme de gros joueurs et les femelles comme des investisseurs prudents" - est devenue un lieu commun chez les biologistes. Il s'agit d'un langage inoffensif, sauf à tomber entre les mains de personnes qui ne possèdent pas les connaissances nécessaires pour les décrypter. Ou ayant un savoir trop étendu et, par conséquent, le comprenant mal. Je ne peux, par exemple, trouver aucun autre moyen pour expliquer un article critiquant Le Gène égoïste dans le journal Philosophy. Ecrit par une dénommée Mary Midgley, la première phrase de cet article est le type même de ce dont je viens de parler: " Les gènes ne peuvent pas plus être égoïstes que les atomes jaloux, les éléphants abstraits ou les biscuits téléologiques." Dans "In Defense of Selfish Genes" que j'ai publié dans un autre numéro du même journal, j'ai fait une réponse complète à cet article, par ailleurs très excessif et méchant... Il semble que certaines personnes jouissant d'une éducation philosophique trop importante ne puissent pas résister à la tentation de farfouiller dans leur arsenal universitaire, qui ne leur est malheureusement d'aucune utilité pour ce genre de sujet. Je me souviens de la remarque de P.B. Medawar à propos des attractions qu'exerce la "philosophie-fiction" sur "une population importante, souvent pourvue d'un goût universitaire et littéraire bien développé, et qui a reçu une éducation dépassant de bien loin sa capacité à raisonner de manière analytique"." (p.369-370 Odile Jacob Poches)
Il semble qu'il faille distinguer entre deux critiques d'inspiration grammaticale - au sens wittgensteinien - : une qui ne porte pas et qui est précisément celle visée par Dawkins et une autre plus redoutable que la moquerie de Dawkins n'annule en rien.
La première ne dénoncerait pas, comme elle le penserait, l'incohérence conceptuelle de la science mais au mieux les limites des métaphores vulgarisatrices. "Gène égoïste" n'est qu'une manière plaisante de parler; si on veut vraiment savoir de quoi on parle, il faut se mettre à la génétique et aux maths.
En revanche la seconde reviendrait à mettre en évidence le non-sens radical d'une expression, il est clair que la condition est que cette expression ne veuille pas dire autre chose que ce qu'elle dit littéralement.
Résumons: si je dis de mon ami qu'il est un "célibataire marié", il y a plusieurs manières de comprendre l'expression qui rendent ridicule l'acharnement à en mettre en relief le non-sens. J'ai donc l'idée que c'est moins Wittgenstein qui est touché par ces remarques mordantes de Dawkins que des épigones mal inspirés (il va de soi que par ces derniers mots je ne prétends en aucune manière porter un jugement sur Mary Midgley dont j'ignore malheureusement les ouvrages)

Commentaires

1. Le dimanche 1 février 2009, 23:30 par Nicotinamide
Je ne comprends pas la deuxième critique : mettre en évidence le non sens radical d'une expression. Existe-t-il un premier degré dans une expression qui pourrait justifer l'apparition d'un non sens ? Paradoxalement, il me semble que cette remarque s'applique d'autant plus aux sciences. Il n'y a pas d'atomes jaloux, mais littéralement qu'est-ce qu'un atome ? Qu'est-ce qu'une supercorde ? Comment comprendre littéralement l'affirmation d'un physicien : "il n'y a pas de temps à petite échelle" ?
2. Le mardi 3 février 2009, 15:47 par philalèthe
Vous abordez un sujet bien difficile et qui mérite autre chose que les quelques réflexions qui suivent, mais c'est la règle du jeu d'un blog de ne pas servir essentiellement à communiquer des résumés de thèses. Donc acte.
Je suis porté à penser en effet qu'il existe "un premier degré dans une expression": c'est un non-sens par exemple de dire "la chaise a mal au pied" ou "mon rêve occupe beaucoup de place dans ma chambre". Si quelqu'un le disait, on pourrait le juger maladroit dans le maniement du français ou fou ou poète (on pourrait penser que c'est un extra-terrestre tout aussi bien, si sont concevables des mondes possibles où d'autres lois naturelles existent que celles qui régissent le nôtre). En d'autres termes le premier degré correspond à ce qu'on appelait autrefois la compréhension du concept (par rapport à son extension) et à ce que Kant désigne du nom de vérités analytiques.
Concernant les concepts se référant à des entités scientifiques, c'est, je crois, encore plus compliqué de ne pas dire trop de bêtises quand on n'est pas spécialiste du domaine... Spontanément je serais enclin à penser que dans la mesure où l'entité apparaît pour nous avec le concept (par exemple le nom d'une espèce qu'on vient de découvrir), le contenu du concept n'a rien d'analytique et est complètement synthétique (=tiré de l'expérience). Quand le concept est véhiculé par le langage avant d'être révisé scientifiquement (comme soleil ou atome), ce qu'on appelle l'analytique est soit une vue de l'esprit dont les origines dans l'expérience ne sont pas manifestes (par exemple le concept d'atome chez les épicuriens = un indivisible corporel; la révision consiste à meubler le concept avec un autre référent), soit le produit d'une expérience considérée à tort comme donnant accès à une essence (le soleil est par définition immobile; la révision consiste à attribuer au même référent - l'astre qui éclaire la terre - des propriétés nouvelles). Dans ce dernier cas, on voit ce qu'une certaine analyse a de conservateur, autant en termes éthiques que scientifiques. Un esclavagiste aurait pu croire justifier l'esclavage par ce que requiert l'analyse logique du concept d'esclave. " Un esclave est par définition fait pour servir, esclave indépendant c'est cercle carré !" Il y a donc des analyses logiques qui sont en fait des explicitations de nos préjugés et d'autres qui sont des présentations exhaustives de notre mobilier mental.
3. Le mercredi 4 février 2009, 00:02 par Nicotinamide
A présent, je comprends ce que vous vouliez dire par deuxième critique.
Merci d'avoir développé sur les entités scientifiques. Votre dernière idée m'intéresse. Auriez-vous des suggestions de lectures sur ce type de problème ?
4. Le mercredi 4 février 2009, 09:36 par Philalèthe
C'est la question de la référence qui me semble ici au centre de votre intérêt. Vous pourriez commencer par lire l'article de Daniel Laurier Philosophie du langage que vous trouverez dans le Précis de philosophie analytique (2000) de Pascal Engel (PUF); dans la même perspective généraliste, vous avez le quatrième chapitre Réalisme et antiréalisme du livre de Roger Pouivet Philosophie contemporaine aux PUF (c'est une introduction à la philo analytique à destination des étudiants). En plus pointu, vous avez de Quine dans Quiddités (dictionnaire philosophique par intermittences) (1987) l'article Référence, réification. Je vous conseille aussi Raison, vérité, histoire de Hilary Putnam (1981 Editions de minuit) et plus précisément le chapitre II Un problème avec la référence et du même Le réalisme à visage humain (1990 Seuil), entre autres le 4ème article de la partie métaphysique L'eau est-elle nécessairement H2O ? Mais il ne faut surtout pas oublier le livre de Kripke La logique des noms propres (1972 Minuit) qui est un des ouvrages classiques sur cette question.
Mais je suis peut-être beaucoup trop loin des philosophes antiques...Je vous souhaite quand même de bonnes lectures.

5. Le mercredi 4 février 2009, 09:59 par Philalèthe
J'imagine que vous connaissez déjà de Pascal Engel La dispute (1997): c'est une introduction à la philosophie anlytique par le biais d'un dialogue vivant et amusant entre Analyphron et Philoconte. Vous y trouvez aussi des passages simples et éclairants sur la question de la référence en direction de Frege et de Russell qui ont posé les bases de la discussion.
6. Le vendredi 6 février 2009, 22:00 par Nicotinamide
Je vous remercie chaleureusement pour ces conseils. Parmi la liste citée, je ne connais que la dispute. D'ailleurs, je fus choqué par une remarque d'Engel, je ne me souviens plus du numéro de la page, mais il y affirmait ses doutes, son désaccord, il niait la célèbre thèse d'Hadot : la philosophie antique est "une manière de vivre."
7. Le dimanche 8 février 2009, 19:46 par Philalèthe
Le passage que vous citez se trouve p.238-239  de La dispute. Il faut cependant préciser que ce n'est pas Pascal Engel qui parle mais Analyphron...Il répond ainsi à Philoconte:
" Vous me dites que cela laisse de côté la morale, la pratique. Je conviens en effet que nous gardons l'image du philosophe comme un guide de vie, et que nous avons même tendance, face à cette "technicisation" de la philosophie, à avoir la nostalgie des sages hellénistiques, comme en toute période de crise. Cela conduit beaucoup de philosophes qui désespèrent de voir la philosophie contribuer à la connaissance à réinstaurer le primat, voire l'exclusivité de la raison pratique, ou à soutenir que la philosophie ne peut être qu'une sagesse. L'historien Pierre Hadot prétend même que la philosophie antique n'a jamais été vraiment théorique. Cela me paraît absurde. Je voudrais souligner d'abord que rien de ce que j'ai dit des tâches critique et spéculative de la philosophie n'exclut l'examen de nos croyances et concepts moraux; la tradition analytique s'est tout autant consacrée à ces croyances et concepts qu'à ceux du domaine théorique. Il est vrai que le domaine pratique est celui où nous avons le sentiment que les raisonnements, les analyses, les théorisations, sont les plus fragiles et peut-être les plus inutiles. Mais cela ne veut pas dire qu'on ne puisse pas y raisonner, y évaluer nos croyances, et chercher aussi à savoir lesquelles ont le plus de chances d'être correctes. Vouloir à tout prix séparer ce domaine des normes de correction du discours que nous sommes prêts à admettre (du moins, que je suis prêt à admettre) dans le domaine théorique, ce serait avouer que tout y est affaire d'intuition, d'une sorte de sens de ce qui est bon ou juste. Sans dire que nos théories morales peuvent être évaluées rationnellement au même titre que nos théories cognitives, je n'irai pas jusqu'à dire qu'elles ne peuvent être évaluées du tout.
Je souligne le passage qui justifie, il me semble, le qualificatif d'absurde du point de vue d'Analyphron. 
Ce qui est inhabituel en tout cas (et passablement injuste), c'est de qualifier Hadot non de philosophe mais d'historien. 
Quant à la position d'Hadot, elle est exprimée entre autres dans l'avant-propos de Qu'est-ce que la philosophie antique ? (1995):
" La philosophie antique admet bien, d'une manière ou d'une autre, depuis le Banquet de Platon, que le philosophe n'est pas sage, mais elle ne se considère pas comme un pur discours qui s'arrêterait au moment où  la sagesse apparaîtrait, elle est à la fois et indissolublement discours et mode de vie, discours et mode de vie qui tendent vers la sagesse sans jamais l'atteindre." (p.20)
Ceci ne revient pas à exclure la réflexion théorique mais à lui donner une finalité pratique et j'ai l'impression en fait que Hadot pourrait ratifier en partie au moins les dernières lignes d'Analyphron car la philosophie antique n'a jamais pensé que le bonheur pouvait être atteint sur fond d'erreurs ou de sophismes.
8. Le samedi 14 février 2009, 21:14 par Nicotinamide
Merci encore pour cette clarification... (Cela donne décidement beaucoup de merci à la suite... mais je ne considère pas la politesse comme un mensonge élégant). Je ne peux que m'accorder avec vous.

mercredi 28 janvier 2009

Retour à Anaximandre: le géocentrisme comme progression de la pensée et aussi de la société !

J'ai consacré en septembre 2005 quelques billets à Anaximandre mais je n'avais pas encore lu à l'époque un article que Jean-Pierre Vernant lui a consacré (Structure géométrique et notions politiques dans la cosmologie d'Anaximandre 1968). Il me semble important désormais d'y revenir.
La thèse de Vernant, déjà esquissée dans Géométrie et astronomie sphérique dans la première cosmologie grecque (1963), soutient que la cosmologie d'Anaximandre est conceptualisée à partir des représentations inhérentes à la Cité et à la naissance du politique:
" Centralité, similitude, absence de domination: non seulement nous retrouvons ces termes dans la cosmologie d'Anaximandre, mais ils s'y révèlent liés les uns aux autres comme ils l'étaient dans la pensée politique. La conception nouvelle du monde, dans son géométrisme, paraît donc s'être modelée sur l'image que la cité présentait d'elle-même, à travers un vocabulaire politique qui exprimait ce que les institutions civiques comportent, aux yeux des Grecs, d'original par rapport aux états soumis à une autorité de type monarchique" (Oeuvres I Opus Seuil p. 438)
Vernant développe particulièrement l'analogie entre la Terre et l'agora (l'espace du milieu, central, commun, public par opposition à ce qui est particulier, privé). Comme l'agora se trouve au centre de la Cité, la Terre se trouve au centre du monde. Le lecteur pressé aura l'impression de retrouver pour la millième fois de vieilles sornettes. Mais il n'en est rien car, en s'interrogeant sur les causes d'une telle position de la Terre, Vernant met en évidence l'innovation que représente une telle cosmologie autant par rapport aux classiques de la mythologie qu'aux autres philosophes présocratiques:
" Charles H.Kahn a groupé et discuté les doxographies de façon, selon nous, pertinente. Il a bien montré aussi ce que la cosmologie d'Anaximandre, par son caractère géométrique, comporte de radicalement nouveau non seulement par rapport aux représentations archaïques de l'univers, qu'on trouve chez Homère ou Hésiode, mais aussi par rapport aux théories de Thalès et d'Anaximène. Selon Anaximandre, si la terre demeure immobile, cela tient exclusivement à la place qu'elle occupe dans le cosmos. Située au centre de l'univers, à égale distance de tous les points qui forment les extrémités du monde, il n'y a aucune raison qu'elle aille d'un côté plutôt que d'un autre. La stabilité de la terre s'explique par les pures propriétés géométriques de l'espace." (ibid. )
Ce qui m'intéresse dans tout cela: faire voir ce géocentrisme géométrique comme un progrès de la pensée cosmologique en relation lui-même avec un progrès dans l'organisation des rapports civiques et détacher ainsi l'appréciation qu'on en a des idées apportées par exemple par Freud dans Une difficulté de la psychanalyse (1917), ces dernières entraînant à identifier le géocentrisme exclusivement à une illusion narcissique, comme le créationnisme ou le conscientialisme.
En somme Jean-Pierre Vernant a introduit de l'historique et du social dans une représentation de l'univers qu'on pourrait être porté à identifier à un indice de la nature humaine.

Commentaires

1. Le jeudi 29 janvier 2009, 00:53 par Elias
"... détacher ainsi l'appréciation qu'on en a des idées apportées par exemple par Freud dans Une difficulté de la psychanalyse (1917), ces dernières entraînant à identifier le géocentrisme exclusivement à une illusion narcissique, comme le créationnisme ou le conscientialisme"
En prenant les choses par l'autre bout, il ne me semble pas que la résistance à l'héliocentrisme s'explique par la blessure narcissique qu'aurait représentée cette théorie.
Je crois me souvenir qu'on trouve dans un texte de Galilée une rhétorique inverse de celle de Freud : en faisant de la terre un astre on lui donne une dignité qu'elle n'avait pas dans la cosmologie aristotélicienne (inversement les planètes n'ont pas l'incorruptibilité prêtée au monde supralunaire). Huygens a une formule dans le même esprit : "In coelo sumus"
2. Le jeudi 29 janvier 2009, 21:35 par Tristeleroy
Dans son Anaximandre (1991), Marcel Conche s'est opposé au "modèle géométrique" (p.213-15) : "Par quel mystère la stabilité d'un corps situé au centre serait-elle fondée sur la définition géométrique du centre? Si telle avait été la pensée d'Anaximandre, Aristote aurait eu raison de lui objecter que, "d'après cette argumentation, toute chose qu'on place au centre devrait y demeurer" (De Caelo, 295 b 16-18). Le feu, placé au centre, n'en bougerait pas."
3. Le vendredi 30 janvier 2009, 14:05 par philalèthe
Je ne suis pas assez éclairé pour prendre position sur la question que vous soulevez. Il n'en reste pas moins que Hippolyte au 3ème siècle ap. JC écrit dans ses Réfutations de toutes les hérésies I 6:
" Anaximandre disait encore que la Terre est en suspens hors de toute contrainte externe mais immobile à cause de son égal éloignement de toutes choses" (Les Présocratiques La Pléiade p. 29).
Quant à Aristote, si vous citez le Traité du Ciel, il ne faut pas oublier le passage décisif suivant:
" Certains disent que la Terre demeure en repos du fait de son équilibre, ainsi que parmi les anciens le dit Anaximandre. Ce qui en effet est établi au centre et dont l'équilibre est réalisé par rapport aux extrémités, ne saurait se mouvoir davantage vers le haut, vers le bas ou vers les côtés; et comme il est impossible que le mouvement se produise en même temps dans des directions contraires, il s'ensuit que la Terre demeure nécessairement en repos." (II XIII 295 b 10 ibidem p 36)
Ceci dit, il est clair que l'interprétation de Vernant privilégie de toutes les sources disponibles certaines d'entre elles. C'est sur la question de la hiérarchisation de ces sources que je ne suis pas en mesure de prendre position.

samedi 24 janvier 2009

Jean-Pierre Vernant: comment dans la bouche de Socrate les raisons philosophiques s'exposent dans le langage des rites.

Lire Jean-Pierre Vernant a entre autres comme intérêt de mettre en évidence l'enracinement de la philosophie grecque dans la culture grecque traditionnelle et du coup de donner des arguments à opposer à ceux qui invoquent trop facilement "le miracle grec" en vue de rendre compte de la naissance de la philosophie.
Le texte que je présente aujourd'hui contextualise ainsi de manière intéressante un passage du Théétète. Il est extrait de Hestia-Hermès (1963), un des articles de Mythe et pensée chez les Grecs (1965). Il conduit à voir sous un nouveau jour un texte pourtant canonique en le mettant en relation avec un rite aussi très fameux:
" Que la fête des Amphidromies (rite d'intégration à l'espace familial et à la lignée paternelle, c'est moi qui précise) et les rites d'exposition (l'enfant est rejeté du foyer) constituent, dans leur antinomie, comme les deux termes d'une alternative, c'est ce que souligne le texte fameux du Théétète, où Socrate se compare, dans son rôle d'accoucheur des âmes, à sa sage-femme de mère. Comme la maia délivre les femmes en mal d'enfants, Socrate délivre les jeunes garçons des vérités qu'ils portent en eux sans pouvoir les mettre au jour. Mais son art va plus loin que celui des accoucheuses ordinaires: c'est à lui aussi que revient la charge d'"éprouver" (basanizein) le rejeton engendré, pour discerner s'il ne s'agit que d'un faux semblant mensonger (eidôlon kai pseudos) ou d'un produit de bonne souche et authentique (gonimon te kai alèthes).
En quoi consiste cette épreuve ? Quelle en est la contrepartie au cas où l'enfant ne semblerait pas digne de la subir avec succès ? Sur ces deux points, Socrate s'explique de la façon la plus claire. Lorsque le jeune Théétète a réussi, au prix de laborieux efforts et avec l'aide du philosophe, à mettre bas son rejeton, Socrate s'adresse à lui en ces termes: " Nous avons eu, ce me semble, beaucoup de peine à le mettre au jour, quelle que puisse être sa valeur. Mais l'enfantement achevé, il nous faut célébrer les Amphidromies du nouveau-né et, véritablement, faire courir en cercle tout autour notre raisonnement (plus haut, Vernant a analysé ainsi un des éléments du rituel: "la ronde du nouveau-né, tenu dans les bras (le ou les porteurs courant nus en cercle autour du foyer") pour scruter si, à notre insu, ce ne serait pas un produit indigne qu'on le nourrisse, mais rien que vent et fausseté. Ou alors penserais-tu, parce qu'il est tien, qu'il faut de toute façon le nourrir et ne pas l'exposer (trephein kai mè apotithenai) ? Supporteras-tu au contraire qu'on le mette sous tes yeux à l'épreuve de la question, sans que tu sois violemment fâché s'il advient qu'on t'enlève ton premier-né ?"
Il faut rapprocher ce texte de Platon des indications que nous fournit Plutarque sur les pratiques lacédémoniennes correspondantes. L'esprit communautaire qui caractérise le régime de la cité à Sparte ne laisse plus subsister les Amphidromies dans leur forme traditionnelle. Parce qu'il ne s'agit plus désormais de rattacher le nouveau-né au foyer de son père ni au klèros familial, mais de l'inclure dans la communauté civique des Égaux, le progéniteur se voit dépouillé du pouvoir de décision concernant son enfant. Mais le dilemme reste posé dans les mêmes termes: soit le nourrir (trephein) c'est-à-dire l'intégrer à l'espace du groupe; soit l'exposer (apotithenai) c'est-à-dire le rejeter du monde humain: " Quand un enfant lui naissait, le géniteur n'était pas maître de l'élever: il le portait en un lieu appelé leschè où siégeaient les plus anciens de la tribu. S'il était bien conformé et robuste, ils ordonnaient de l'élever et lui assignaient son klèros parmi les neuf mille lots de terre. Si au contraire il était mal venu et difforme, ils l'envoyaient au lieu dit "dépôts" (apothetai). La remarque dont Plutarque fait suivre ce passage souligne l'aspect d'épreuve sur lequel Platon, de son côté, mettait l'accent. Plutarque note qu'à Sparte les femmes, pour les raisons qu'il a déjà dites, ne lavent pas le nouveau-né avec de l'eau, mais avec du vin "voulant ainsi faire l'épreuve (basanon) de sa constitution". (Oeuvres T.1 Opus Seuil p.416-417)

samedi 17 janvier 2009

Sénèque (39): que pèse le peuple par rapport à l'ami ? Autant ou moins ?

Sénèque continue ainsi la septième lettre qu’il adresse à Lucilius :
« Sed ne soli mihi hodie didicerim, communicabo tecum quae occurrerunt mihi egregie dicta circa eundem fere sensum tria : exquibus unum haec epistula in debitum solvet, duo in antecessum accipe. Democritus ait: « Unus mihi pro populo est, et populus pro uno » »
On peut traduire ainsi :
« Mais pour ne pas avoir appris pour moi seul aujourd’hui, je te communiquerai trois sentences remarquables sur lesquelles je suis tombé et qui portent presque sur la même idée ; avec l’une d’entre elles cette lettre paiera ma dette, reçois les deux autres par avance. Démocrite dit : « Un seul est pour moi le peuple et le peuple est pour moi un seul » »
Je ne trouve pas dans le Diels traduit par Dumont une citation exactement équivalente à celle que Sénèque attribue à Démocrite. Mais je découvre en revanche un fragment qui semble expliciter ce que la citation choisie par Sénèque ne formule qu’à moitié :
« L’amitié d’un seul homme sensé vaut autant que celle de tous les insensés ensemble » (Les Présocratiques La Pléiade p. 870)
On trouve chez Héraclite la même idée :
« Un seul en vaut pour moi dix mille, s’il excelle » (ibidem p.157)
A dire vrai la formule est énigmatique: on s’attendrait en effet à ce que le peuple tout entier vaille moins que l’ami et non autant ! Comment une addition de folies peut-elle donc atteindre la valeur d’une seule raison ? Faut-il penser alors que chaque homme ordinaire a un apport non pas nul mais infime ? Mais que répondre à celui qui, s’appuyant sur l’équivalence, rétorquerait : « J’ai le peuple pour ami et donc tu n’as pas plus que moi, toi qui n’as qu’un seul vrai ami ! » ? Devrait-on lui rétorquer que c’est plus économique de chercher un seul bon ami ? Il pourrait s’en sortir en répliquant que si on a le peuple pour ami, on ne court aucun risque de perdre son ami… Certes il resterait possible de s’interroger sur ce que peut bien vouloir dire : « avoir le peuple pour ami »...
On peut s’en tirer autrement: en donnant un sens différent à la citation de Sénèque. Il suffit de faire en sorte que le premier unus n’ait pas le même référent que le deuxième. Ainsi le premier se rapporterait à l’Ami, le second à l’homme moyen. La citation voudrait dire alors : « mon Ami remplace avantageusement le peuple car ce dernier ne vaut pas plus pour moi que n’importe quel individu ordinaire ». Mais les deux autres citations ne laissent pas, elles, une telle liberté d’interprétation…