Avant la Première Guerre Mondiale, enseignait à Oxford J.A.Smith, un métaphysicien hegélien. Ses premières paroles dans le cadre de son premier cours étaient les suivantes :
" Chacun de vous (...) aura une carrière différente - certains seront avocats, d'autres militaires, certains médecins ou ingénieurs, d'autres serviteurs du gouvernement, certains propriétaires terriens ou hommes politiques. Laissez-moi vous dire tout de suite qu'aucun de mes propos énoncés lors de ses conférences n'aura la moindre utilité pour vous dans quelque domaine où vous tenterez d'exercer vos talents. Mais il y a une chose que je peux vous promettre : si vous allez jusqu'au bout de cette série de conférences, vous serez toujours en mesure de savoir quand les hommes are talking riot (vous disent des bêtises)."
Ces propos, d'autant plus surprenants par leur modestie qu'ils sortent de la bouche d'un hegélien, sont rapportés en 1988 par Isaiah Berlin à Ramin Jahanbegloo (En toutes libertés, éd. du Félin, 1990). On notera que le 10 Novembre 1989 René Thom dans un article publié dans Le Monde et intitulé La science moderne comprend-elle ce qu'elle fait ? écrivait que " chez les scientifiques contemporains, l'opinion quasi unanime est que la philosophie n'est en science proprement dite d'aucune utilité ", ajoutant qu ' "on peut s'y intéresser à titre personnel, sans plus."
Berlin, lui, continue ainsi :
" Il y a quelque chose de vrai dans cette remarque. Un des effets de la philosophie, si elle est correctement enseignée, c'est la capacité de voir au travers de la rhétorique politique, des arguments fallacieux, des duperies, du fumisme (en français dans le texte original anglais), du brouillard verbal, du chantage par l'émotion et de toutes sortes de chicaneries ou de fausses apparences, Elle peut, dans une très large mesure, aiguiser le sens critique." (p.49-50)
Certes, c'est une révision à la baisse de la fonction de la philosophie, mais la frontière reste bien maintenue entre le n'importe quoi et la pensée sérieuse (on peut faire l'hypothèse qu' on peut tomber aussi sur une zone grise, qu'on appellera le domaine de la fouthèse). Bien sûr il y aura des degrés dans cette capacité de discriminer la foutaise de la thèse. Seuls les plus chevronnés seront par exemple en mesure de se prononcer sur les lignes suivantes :
" La liberté est un moindre être qui suppose l'être, pour s'y soustraire. Elle n'est libre ni de ne pas exister, ni de ne pas être libre. En effet, puisque la liberté est échappement à l'être, elle ne saurait se produire à côté de l'être, comme latéralement et dans un projet de survol, car une projection de soi en marge de l'être ne pourrait se constituer comme néantisation de cet être. La liberté est échappement à un engagement dans l'être, elle est néantisation d'un être qu'elle est."
Commentaires
Quant à vos deux dernières phrases, elles sont bien inquiétantes. Si les études de philosophie ont cet effet, alors que penser de son enseignement obligatoire dans les classes terminales ? Doit-on voir comme une corruption de la jeunesse ce qu'on défend comme une institution précieuse ? Institution, que certains rêvent même d'étendre en-deça de la Terminale ! Certes je reconnais que ça a quelque chose de chauvin, voire de comique, de penser que les citoyens des pays qui n'enseignent pas la philosophie avant l'entrée à l'Université ont l'esprit moins libre que les Français qui sont passés par la Terminale... Le discours que tiennent les profs de philo sur la dimension émancipatrice de leur enseignement ne serait-il alors qu'une idéologie professionnelle, un ensemble de justifications largement illusoires comme en secrète n'importe quelle profession ?
Le seconde interrogation que font naître vos lignes est la suivante : comment réformer la philosophie pour qu'elle ait la fonction qu'on lui attribue ? Ou bien faut-il compter sur autre chose que la philosophie pour aider à distinguer le n'importe quoi du sérieux ? Faut-il compter plutôt sur une éducation scientifique sérieuse ? Par sérieuse, je veux dire qui ne se contente pas de transmettre aux élèves des connaissances scientifiques mais qui les habitue à avoir certaines qualités intellectuelles et morales les rendant aptes à la découverte de la vérité. La philosophie ne vaut-elle rien du tout si elle ne va pas avec une formation scientifique sérieuse ? Loin que ça soit la philosophie qui viendrait au secours de la science, ça serait alors plutôt le contraire...
Je ne crois pas que les livres ineptes que vous mentionnez représentent un grave danger pour l'enseignement en lycée ; en effet les élèves arrivant en Terminale ne les ont pas lus et les enseignants s'en méfient on ne peut plus. En revanche je crains que ce ne soient ces livres que les adultes qui ont, comme on dit, aimé la philo en Terminale, consomment quand ils veulent reprendre contact avec la discipline.
Un danger possible (et supplémentaire peut-être) me semble ailleurs : dans beaucoup de matières les cours sont comment dire ? aérés au sens où, pour ne pas fatiguer l'élève, peu habitué au plan fixe au cinéma ou à la télé, enclin à zapper sur son ordi, aimant la vitesse et le scoop etc., l'enseignant coupe la leçon avec des images, des chansons, des exercices ludiques, du concret, comme on aime à dire. Or, il va de soi qu'enseigner la philo de manière à épargner tout effort à l'élève conduirait sans doute à ne plus l'enseigner du tout. Il faut donc résister à une pression forte qui va dans ce sens et qui peut détourner l'élève-consommateur du type d'attention requis.
Reste sans doute que ce n'est pas le plus grave car il doit être possible de faire des compromis avec ces nouvelles façons pédagogiques sans pour autant dénaturer complètement le contenu.
En revanche ce qui handicape fortement l'enseignement de la philo aujourd'hui, c'est la pauvreté du vocabulaire et l'incorrection du point de vue syntaxique.
Néanmoins il y a toujours une petite minorité d'élèves qui chaque année et dans toutes les séries étonne par son excellence.
Petite minorité seulement, reprochera-t-on, mais depuis que la philo est enseignée en lycée, je crois qu'il en a toujours été ainsi et qu'il n' y a jamais eu d'âge d'or : je m'appuie en particulier sur les plaintes d'Alain concernant l'extrême médiocrité de ses élèves, alors qu'il enseignait à une époque où le recrutement était, pour faire vite, bourgeois, avec à peu près 3% d'une classe d'âge qui avait le bachot (chiffre correspondant à 1940)
En fait la philo est difficile, tous les esprits, à la suite de mille causes, sont inégalement aptes à y réussir et on ne doit pas baisser les exigences pour donner à chacun la satisfaction que de philosophe en puissance qu'il serait il est devenu comme il devait le devenir philosophe en acte !
terminale le professeur de philosophie nous emmena voir les célèbres émissions du CNDP de Dina Dreyfus , où apparaissaient les gloires d'alors, Hyppolite, Foucault, Bourdieu, Canguilhem, Aron, interviewés par le
jeune Badiou.
que les émissions qu'on voit à la télé.