Le livre déjà ancien, que Gabriel Germain a consacré au stoïcisme, Épictète et la spiritualité stoïcienne (1964), est ouvertement un livre écrit par un chrétien. Rien de surprenant donc si l'auteur reproche au stoïcisme un rationalisme excessif :
" (...) les Stoïciens croyaient trop à la raison. Entendez : ils voulaient s'en servir là où elle ne réussit plus ; à sa place, la raison est bonne, juste et sainte. Contre eux, contre bien d'autres,il faut revendiquer les droits du rêve et de l'insolite, de l'intuition contemplative, de la vision poétique, de la vision en samâdhi (en enstase) et en extase, autrement dit le droit qu'a notre nature totale d'être respectée. Si notre condition est telle que, pour avancer dans la connaissance, il faille tenter un jour le "saut de la mort" par-dessus notre esprit, qu'à partir d'un certain point la connaissance soit soumise à la nécessité de la nuit, qu'elle doive passer par l'inconnaissance, eh bien ! ce jour là, risquons tout ! Les courageux, en tout temps, partout se sont lancés. Et, de grâce, laissons à Dieu le droit de passer par dessus l'ordre (notre ordre, après tout) et la raison (notre raison, mes amis).
Le Stoïcisme veut bien scandaliser les hommes, mais non pas l'intelligence. Il n'a pas compris les droits et la nécessité de la Folie. Je ne parle même point de la mania des Corybantes, des inspirés, à laquelle Platon reconnaissait une valeur sacrée. Elle ne fait pas encore éclater l'esprit humain. Je parle de cette Folie qui porte un défi total à la pensée. Or il n'y a jamais eu pour l'homme d'enseignement libérateur qui ne fasse craquer par quelque endroit la coquille logique que nous avons secrétée autour de nous-mêmes et de notre monde. Les enseignements qui ne la mettent pas en question ne font qu'épaissir les murs de ce cachot." (Points-Sagesse, 2006, p.157-158)
Gabriel Germain réécrit discrètement ici l'allégorie de la caverne : les chaînes qui contraignent les captifs seraient donc celles de la logique. Mais si les prisonniers ne connaissent pas la réalité première, ce n'est pas parce qu'ils raisonnent - et les meilleurs d'entre eux avec succès - sur les ombres perçues mais parce que ce sont seulement sur des ombres qu' ils raisonnent. Ils seront libérés par l'expérience d'une autre réalité et non par le renoncement au raisonnement logique.
Reste que Gabriel Germain n'a pas tort de soutenir qu'un fossé divise la philosophie en fonction de la valeur accordée à la misologie :
" Je n'en finirais pas de dessiner cette crevasse qui serpente entre deux familles humaines, également éprises de pureté, assurées de leur liberté intérieure, et par là, tout au fond plus fraternelles qu'elles ne l'ont cru jadis. Mais l'une refuse l'aventure, tandis que l'autre ne trouve que sûreté sur les abîmes. Les logiciens : les voyants. - Car "il faut être voyant".
Tant de logiciens pourtant du côté de la grâce, pour la ficeler !" (p.161)
Essayons maintenant de distinguer ce qui unit et sépare Gabriel Germain et Pierre Hadot.
Abordant tous deux le stoïcisme à partir d'un engagement chrétien, n'ont-il pas comme point commun de faire l'éloge de l'inconnaissance , joli mot synonyme d'ignorance?
Germain l'a identifiée à l' au-delà irrationnel délivrant des limites de la philosophie et assurant le salut.
Hadot la placerait dans le choix existentiel, premier par rapport à une batterie d'arguments, seconde et impuissante à justifier logiquement le choix, seulement indispensable pour le rendre communicable, intelligible, diffusable et partageable.
Au fond, deux Folies dont la plus ravageuse pour la raison serait la seconde : Gabriel Germain ne met en doute que la suffisance de la philosophie et non sa rationalité. En revanche Pierre Hadot n'aurait-il pas réduit la philosophie à n'être que l'accompagnement argumentatif et conceptuel d'un choix de vie essentiellement irrationnel ?
Une autre différence enfin : la lecture de Gabriel Germain préserve le rationalisme du système stoïcien, alors que celle de Pierre Hadot nie la rationalité de cette philosophie dans ce qu'elle a de profond et de fondamental.
Mais que vaut donc l'effort de philosopher s'il n'est rien de plus que la découverte de thèses ayant comme seule fonction de rendre au fond simplement vraisemblable un choix existentiel, duquel la raison devrait, par lucidité sur sa propre petitesse, renoncer à juger le bien-fondé ?
Faut-il s'attacher à une philosophie qui ne serait pas fondamentalement rationnelle ?