Théoriquement stoïcisme et épicurisme ne sont pas logiquement compatibles.
Pierre Hadot n'a pas contesté cela et il a aussi jugé psychologiquement incompatibles les états d'esprit auxquels doivent aboutir ces deux philosophies :
" (...) Stoïcisme et épicurisme semblent bien correspondre à deux pôles opposés, mais inséparables de notre vie intérieure, la tension et la détente, le devoir et la sérénité, la conscience morale et la joie d'exister." (Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002, p.72-73).
Que veut dire "inséparables" ? L'un peut et doit orienter la vie sans l'autre mais il semble être dans la nature humaine de tendre vers l'un ou l'autre de ces deux pôles. La connaissance de cette double tendance naturelle correspond à ce que Pierre Hadot appelle les "vieilles vérités" :
" Vauvenargues a dit : " Un livre bien neuf et bien original serait celui qui ferait aimer de vieilles vérités." Je souhaite, en ce sens, avoir été "bien neuf et bien original", en essayant de faire aimer de vieilles vérités. De vieilles vérités...car il est des vérités dont les générations humaines ne parviendront pas à épuiser le sens ; non qu'elles soient difficiles à comprendre, elles sont au contraire extrêmement simples, elles ont même souvent l'apparence de la banalité ; mais, précisément, pour en comprendre le sens, il faut les vivre, il faut, sans cesse, en refaire l'expérience : chaque époque doit reprendre cette tâche, apprendre à lire et à relire ces "vieilles vérités" (p. 73)
On ne peut donc pas être stoïco-épicurien ou épicuro-stoïcien pas plus théoriquement que pratiquement.
En revanche, il semble qu'on a de bonnes raisons d'être l'un ou l'autre. En effet les deux pôles attirent. Mais pour quelle raison être l'un plutôt que l'autre ?
Pierre Hadot en trouve l'explication dans "l'attitude existentielle" (p.66), " une manière de vivre et de voir le monde, une attitude concrète " (p.72).
Mais qu'est-ce qui cause cette attitude ? Ce que Pierre Hadot écrit à propos des Épicuriens a une portée générale : il leur attribue en effet " le choix délibéré, toujours renouvelé, de la détente et de la sérénité, et une gratitude profonde envers la nature et la vie qui, si nous savons les trouver, nous offrent sans cesse le plaisir et la joie." (p.37)
C'est un tel choix qui "fonde l'édifice dogmatique" (p.66).
Cependant il faut reconnaître que certains passages des Exercices spirituels (1977) sont équivoques car ils suggèrent que l'éthique est fondée sur des bases théoriques. Envisageant les exercices spirituels que sont " la lecture, l'audition, la recherche, l'examen approfondi ", Pierre Hadot explique que "grâce à cet enseignement, tout l'édifice spéculatif qui soutient et justifie la règle fondamentale, toutes les recherches physiques et logiques, dont elle est le résumé, pourront être étudiés avec précision." (p.32-33). Mais quelques pages plus loin, le lecteur comprend que les dogmes sont au service de la la fin attirante dont nous avons parlé : tendre ou détendre, par exemple, selon qu'ils sont stoïciens ou épicuriens :
" (...) l'étude des grands traités dogmatiques des maîtres de l'école sera aussi un exercice destiné à alimenter la méditation, à mieux imprégner l'âme de l'intuition fondamentale." (p.35)
Les dogmes ne fondent pas a priori l'éthique ; , peut-on aller jusqu'à soutenir qu'au service de l'intuition en question ils lui donnent un habillage rationnel ?
Certes Pierre Hadot souligne la rationalité des exercices spirituels :
" (...) les exercices spirituels qui nous intéressent sont précisément des processus mentaux qui n'ont plus rien à voir avec des transes cataleptiques, mais répondent au contraire à un rigoureux besoin de contrôle rationnel, besoin qui émerge pour nous avec la figure de Socrate." (p.39)
Mais le Socrate platonicien ne cherche-t-il pas à connaître objectivement la réalité pour en dériver des règles de vie ? C'est cette dimension authentiquement théorique de la recherche philosophique que Pierre Hadot désigne aussi bien dans d'autres passages du même article du nom d'exercice spirituel ; réfléchissant dans le fil du Phédon, il écrit en effet :
" En fait, on se représentera mieux cet exercice spirituel en le comprenant comme un effort pour se libérer du point de vue partial et passionnel, lié au corps et aux sens, et pour s'élever au point de vue universel et normatif de la pensée, pour se soumettre aux exigences du Logos et à la norme du Bien. S'exercer à mourir, c'est s'exercer à mourir à son individualité, à ses passions, pour voir les choses dans la perspective de l'universalité et de l'objectivité." (p.49-50)
Il semble que "le rigoureux besoin de contrôle rationnel" que mentionne Hadot procède d'une révision à la baisse du besoin de contrôle rationnel qui inspirait entre autres Platon.
A-t-on alors affaire à autre chose qu'à une raison rationalisante apte à venir appuyer par des arguments vraisemblables et interdépendants une orientation libre et auto-déterminée ? N'est-ce pas renoncer à une authentique raison philosophique rationnelle visant à fournir une théorie vraie et pas seulement des instruments psychagogiques ad hoc ?