Jardins et routes est le premier des cinq journaux de guerre tenus par Ernst Jünger, couvrant un peu plus d'un an, d'avril 1939 à juillet 1940 ; comme l'officier Jünger avec ses hommes suit l'armée conquérante et ne participe pas aux combats, les morts sont moins effroyables : ce ne sont plus des compagnons d'armes horriblement blessés et décrits de près, mais des cadavres anonymes, vus de loin, au bord des routes, à l'égal des épaves de voitures, de tanks, de charrues.
Indices d'une guerre de mouvement, les chevaux morts abondent aussi alors que les animaux des journaux de 14-18 étaient généralement bien vivants et sauvages, symbolisant la résistance de la vie.
Avec les chevaux, les femmes aussi font leur entrée dans l'oeuvre de Jünger diariste. Arrivée inattendue car les journaux de la première guerre en décrivaient bien rarement : sauf à me tromper, Orages d'acier n'y fait jamais référence.
Dans les lignes que l' écrivain a écrites à Toulis le 6 juin 40 et qui sont à mes yeux parmi les plus marquantes de l'ouvrage, la femme apparaît à tous les âges, de la jeune fille à la vieillarde : elle est vue directement ou à travers le portrait qui reste d'elle, elle est, aussi bien, imaginée à partir de ce qu'on dit d'elle ; en tout cas, sur fond de morts animale et humaine, mort passée, présente et à venir, ces femmes composent, toutes ensemble, comme une discrète vanité :
" Avons marché jusqu'à Toulis, où nous sommes arrivés à 4 heures du matin. Cantonnement dans une grande ferme, les hommes dans les granges, les chevaux à la belle étoile, les voitures et les roulantes dans la cour. Au lit, mais couché sur mes sacoches de selle, dans une petite pièce pillée de fond en comble, où il ne restait qu'un grand portrait de femme, un daguerréotype du temps de Flaubert - d'une substance érotique encore très dense. Avant de m'endormir, j'éclairai du fond de mon lit, avec ma lampe de poche, cette beauté étroitement corsetée et j'enviais nos grands-pères. Ils ont cueilli les primeurs de la décomposition.
La marche de nuit nous fit côtoyer de nombreux cadavres. Pour la première fois nous allions droit au feu, que l'on entendait à faible distance - avec le lourd éclatement des arrivées. À droite, batteries de projecteurs, et au milieu d'eux des fusées éclairantes jaunes, probablement anglaises, qui planaient longtemps dans le ciel.
Comme nous pouvions être d'un instant à l'autre engagés dans la bataille, j'essayai nos mitraillettes dans l'après-midi, sous un violent soleil, en compagnie de mes chefs de section, et j'eus une bonne impression de leur puissance de feu. Je fis placer devant une meule de paille une longue rangée de bouteilles de vin vides - dont nous ne manquons pas ici - puis je fis diriger le feu sur elles : chaque courte rafale faisait éclater une bouteille. L'exercice fut fatal à un vieux rat gros et gras qui surgit tout à coup, le museau ensanglanté, de sa cachette de paille et que Rehm acheva d'un coup de bouteille.
En cours de route, conversation avec un Français âgé qui avait assisté à trois guerres, car il se souvenait encore d'avoir vu, à l'âge de cinq ans, la guerre de 1870. Marié, trois filles ; comme je lui demandais si elles étaient belles, il me répondit en balançant la main avec détachement : " Comme ci, comme ça." D'ailleurs cette rencontre me montra la dignité que confère à l'homme une longue vie de travail.
Très chaud. À l'église. Dans l'un des bas-côtés, sur la paille, un groupe de vieilles femmes chenues ; dans des écuelles rondes, elles boivent bruyamment avec leurs bouches édentées la soupe que vient de leur apporter une jeune fille qui est maintenant assise sur l'un des bancs, en train de dire sa prière.
Ensuite au cimetière. Deux hommes creusaient une tombe - pour un vieillard, le troisième des réfugiés morts au cours de ces deux dernières journées. Ils fouillaient dans ce sol depuis si longtemps peuplé de morts ; l'un d'eux exhuma un crâne à la lumière du jour." ( Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, pp. 137-38)