vendredi 20 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (5)

Je ne cherche pas à justifier théoriquement la croyance dans le déterminisme mais à explorer les conséquences pratiques d'une telle croyance. On a vu combien c'est contradictoire de se juger soi-même déterminé, tant l'illusion du libre-arbitre est inhérente à l'action. En revanche, si je juge autrui déterminé, dépourvu de tout libre-arbitre, que se passe-t-il ?
Puis-je communiquer à autrui ma croyance le concernant ? Si c'est aisé de lui transmettre ma conception déterministe en général et aussi bien ma conception déterministe d'autrui, c'est délicat de l'appliquer à lui-même en tant que personne singulière : " Votre vie a été, est, sera toujours déterminée par une infinité de causes qui, elles-mêmes, sont des effets déterminés d'une infinité d'autres causes, etc." En effet, vu que chacun se plaît à se penser comme doté d'un supplément  qui le met au-dessus des autres réalités (non-vivantes et vivantes), l'en priver, c'est le rabaisser. 
Certes chacun est prêt à reconnaître que son corps est déterminé par des causes physiques, chimiques, biologiques (internes et externes), mais la croyance générale alors est que, par l'action libre appliquée à son corps (par exemple, on choisit de faire un sport ou un régime), chacun fait sortir son corps d'une soumission passive au déterminisme. Inscrire donc l'esprit d'autrui dans une chaîne causale psychologique et/ou sociologique, c'est donc blessant pour son amour-propre.
C'est, en plus, risquer de faire face à l'objection suivante : " si nous sommes tous déterminés sans exception, comme vous l'assurez, vous êtes donc tout aussi bien déterminé à croire dans le déterminisme et à chercher à me transmettre cette croyance ! ". Je ne peux qu'acquiescer mais, que l'esprit du petit esclave du Ménon soit déterminé (entre autres, par l'habileté de Socrate) à trouver la solution du problème de la duplication de la surface du carré, n'implique pas que cette solution soit fausse. On peut aisément justifier la rigueur d'un raisonnement, même dans un cadre déterministe : il s'agit de savoir si le raisonnement en question dans sa progression est justifié par de bonnes raisons (c'est-à-dire des raisons contraignantes logiquement et /ou empiriquement fondées). Certes le raisonneur ne peut pas faire autrement que raisonner comme il le fait, mais le raisonnement n'est pas apprécié en fonction du degré de libre-arbitre (à supposer que le libre-arbitre n'obéisse pas à une logique du tout ou rien), mais en fonction de la valeur des raisons sur lesquelles il s'appuie.
On dira que la précipitation, la croyance impulsive et plus généralement le manque de maîtrise de soi poussent à l'erreur, empêchent le doute et la suspension salutaire du jugement. C'est un fait, mais qui pense que la croyance dans le déterminisme supprime la réalité de la patience, de la retenue, de la lenteur prudente ? C'est un vieil argument (Voltaire, entre autres, le formule clairement) qui n'a rien perdu de sa valeur de soutenir que, plus on peut déterminer les causes des conduites épistémiquement vertueuses (et moralement vertueuses aussi d'ailleurs), plus on est en mesure de les reproduire, de les enseigner, de les transmettre, alors que, si chacune de ces conduites avait pour cause une décision libre et contingente du libre-arbitre, la pédagogie perdrait de son pouvoir et se réduirait à un appel à la liberté imprévisible  de l'élève.
Certes le pédagogue déterministe devrait se priver d'une rhétorique payante de type existentialiste (cf par exemple L'existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre qui, enseigné, gonfle les élèves à bloc, en leur faisant croire que tout ou presque est possible, s'ils se projettent dans l'avenir en tenant pour radicalement fausse la philosophie déterministe appliquée à l'homme), sauf à penser, un peu cyniquement que la croyance dans le libre-arbitre est un facteur déterminant et facilitant le succès de son travail pédagogique (tel un médecin sachant que son patient va mourir mais jugeant justifié médicalement de le persuader qu'il ne va pas mourir). On ne se privera donc pas d'insister sur le mérite de l'élève ni de recourir au conditionnel passé (quel entraîneur sportif par exemple peut se passer de jugements du type : " tu n'aurais pas dû etc." ?). Ce conditionnel ne décrit pas une possibilité réalisable et malheureusement non réalisée, mais indirectement donne une règle du genre : " à l'avenir, si x, alors fais y ", dit autrement, alimente la prudence et la concentration en rapport avec les choix à faire (on a bien compris que la croyance déterministe n'invalide en rien la référence au choix : nous sommes des êtres vivants en mesure d'agir selon les meilleures raisons, que ce choix soit pratique ou théorique).


2 commentaires:

  1. Clairement, le libre-arbitre absolu de type sartrien ou du tout ou rien est insensé. Ce qui pourrait nous emmener vers la question du sujet articulé au déterminisme ("pas un empire dans un empire" ...). En tous cas, billet complémentaire bienvenu, je trouve, où on entrevoit un peu plus la dimension pratique "positive" du déterminisme, non seulement en face de son ignorance devant la complexité des possibles avant d'être rendu à la nécessité (bien que ce soit un rappel pertinent de nos limites et à l'humilité éventuellement indiquée), mais aussi avec sa marge possible de connaître et de mieux agir en fonction. On remarquera d'ailleurs que l'éventuel clinamen, s'il dépasse la juste mesure, n'est pas garantie à lui-seul d'une plus grande liberté pour la personne ... Sans déterminisme, pas de sens possible (il est bel et bien premier). Que déterminisme en revanche : poserait nécessairement en tous cas des difficultés (il n'est pas nécessairement absolu). Et la part qui peut revenir à ce qui dépend de soi n'est pas forcément vanité ou illusion de surplomb et de maîtrise absolue, ni d'un soi fixe parfaitement clos et transparent qui serait pure origine sans être d'abord fruit ..., le soi peut être bien plus modestement l'infime marge de ce qui nous revient comme point-flux de convergence de multiples chaînes causales externes et internes (et peut-être marge au présent d'infléchissement propre en partie du devenir, mais certes pas à modifier le passé ou perdre son temps à en supposer un de différent - si on doit projeter un mieux faire que ce soit vers l'avant, en veillant à notre degré de lucidité quant à nos possibilités et limites innées et apprises, passé déjà fait mais avenir pas encore clos toutefois, et mémoire comme un tri actif au présent, pas seulement un réceptacle passif accumulateur). Part donc qui nous revient mais qui nécessite pour cela certes de la distinguer de ce qui ne nous revient pas directement mais y participe, alors après : jusqu'où notre nature propre permet des variations individuelles selon notre histoire propre, c'est une autre question ... Et bien sûr il n'est pas interdit non plus de considérer fondamentalement un déterminisme absolu en tous points, mais on n'y est pas obligé non plus (jusqu'à preuve suffisante du contraire). Je paie toutefois sans doute encore aujourd'hui, il s'agit de le reconnaître, le prix d'une jeunesse qui n'a pas suffisamment estimé l'enseignement qui lui était alors proposé. Et donc un cadre déterminé plus complet clair et stable. Une connaissance possible et un héritage qui y aide et guide. Conditions à un jugement critique qui soit plus soucieux de juste mesure et sensé. Mais conditions qui ne sont pas un maillage de causes pour vous enserrer, conditions pour disposer d'un minimum d'espace d'autonomie plus conséquente (conditionnée par une meilleure connaissance de la nature dans son ensemble, ainsi que de sa nature propre, de celle de son environnement naturel et culturel extérieur, et aussi de leur histoire propre ...). Il n'est certes pas trop tard pour se corriger, mais peut-être un peu tard pour entièrement se corriger. Comme dit le proverbe : "Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait...". Bref, ce qui s'impose nécessairement à nous et ce qui nous revient encore malgré tout quand cela nous est permis, notre nature et notre histoire (et si elle ne font peut-être qu'un, on peut aussi les distinguer)...

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  2. En passant, je comprends aussi mieux l'intention de vos billets dorénavant, grâce à vos précisions. Et pour votre propos sur Kant, ou encore Voltaire, et bien d'autres, merci. Je ne le dis pas assez, je pense que ça se voit tout de même, mais je suis loin d'être toujours au clair sur tout et d'avoir une compétence complète sur pas mal de références que je cite, j'interprète parfois trop vite, et j'apprends aussi en vous lisant (je vois un peu mieux certaines implications du déterminisme) ! Bref, c'est peut-être inutile de préciser, mais dans le doute, je tenais à vous le dire.

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