Epicure ne nous a pas laissé grand-chose sur les dieux. Ce qui est indubitable en tout cas et aussi très étrange, c’est que cette philosophie pourtant matérialiste n’est en aucune manière un athéisme. Les dieux sont simplement, comme tout ce qui existe, constitué d’atomes. A la réflexion, c’est dans la continuité de la représentation des dieux que donnent les textes homériques. En effet ils présentent des dieux très humains, agités par les passions et se distinguant essentiellement des hommes par leurs pouvoirs et leur immortalité. Aussi, quand Epicure fait des dieux des agrégats d’atomes, il continue de penser les dieux à l’image des hommes. En fait il serait plus exact de dire qu’il les pense à l’image de tout et de n’importe quoi, vu que la chose la plus ordinaire, autant que notre monde tout entier, n’est rien de plus qu’une association d’atomes. Qu’on est loin de la théologie négative qui assimilera Dieu (au singulier cette fois) à une réalité si distincte de toutes les créatures que la manière la plus exacte d’en rendre compte sera de se taire, par crainte de la réduire à ce qu’elle n’est pas. Mais d’abord, comment Epicure sait-il que les dieux existent ? « La connaissance de leur existence est évidente » écrit-il dès les premières lignes de la Lettre à Ménécée. Malheureusement aucun texte d’Epicure ne justifie cette évidence. Mais une scolie (disons une note, d’origine inconnue et associée à la première Maxime Capitale) vend la mèche :
« Dans d’autres ouvrages, Epicure dit que les dieux sont vus par la raison, les uns numériquement distincts, les autres par une identité formelle ; ils résultent d’un flux continuel d’images semblables vers le même endroit, et ils ont forme humaine »
Je vais analyser un peu ce passage difficile : d’abord qu’on ne s’y trompe pas, la référence à la raison (logos) ne nous met pas du tout sur le chemin d’une conception rationaliste, selon laquelle l’idée des dieux serait contenue dans la raison humaine (Epicure n’est pas Descartes !). Si la raison a un contenu, c’est seulement parce qu'elle a perçu quelque chose (d’une certaine manière, les dieux sont perceptibles !). En effet les atomes qui se détachent des dieux et transportent à travers l’espace leurs formes touchent l’esprit des hommes quand ces derniers dorment, à l’occasion de leurs rêves. Ce que nous pensons comme étant l’effet d’une imagination sous l’influence des sculptures et des peintures des dieux, Epicure le comprend comme une perception d’atomes, trop ténus pour frapper les sens en plein jour mais en mesure de pénétrer à travers les yeux clos du dormeur. Ainsi les hommes, selon les simulacres qui leur parviennent, perçoivent un dieu (comme on percevrait un chien ou un arbre) ou tel dieu (comme on verrait ce fox-terrier ou ce peuplier). En toute honnêteté, il faut dire ici que la part d’hypothèse est grande dans cette tentative de reconstitution de la conception épicurienne de la divinité, au point que certains excellents commentateurs comme Long et Sedley vont jusqu’à nier que les dieux soient pour Epicure autre chose que des idéaux. Je préfère ici affirmer leur étrange matérialité, même si en découle un problème sérieux : s’ils sont atomiques, alors que tous les agrégats atomiques se décomposent avec le temps, comment se fait-il que les dieux soient immortels ? Car leur immortalité ne fait, elle, aucun doute, pas plus que leur béatitude. Ce qu’Epicure tient à dire dans la première Maxime capitale, c’est que les dieux n’ont pas de soucis. Ils ne s’occupent de rien : pas du tout créateurs, ils ne sont pas non plus interventionnistes. Ils jouissent d’eux-mêmes et de leurs doubles, les autres dieux, qui sont le modèle du parfait ami pour le sage. Epicure ne sait pas du tout ce que peut être l’apport de l’autre en tant qu'étranger, la béatitude divine (et humaine) est une perpétuelle confirmation de son identité. Mais ne s’ennuient-ils pas ? Ils se parlent, si l’on en croit Philodème, un épicurien de Syrie qui vivait au 1er siècle avant JC et qui a laissé ces quelques lignes dans De la vie des dieux :
« Les dieux sont doués de voix et nouent des relations familières. « Car, dit Epicure, ils ne jouiraient pas d’une félicité supérieure et ne seraient pas à l’abri de la dissolution, si nous les concevions comme étant privés de voix et incapables de converser entre eux, ressemblant ainsi à des hommes muets. » ».
Quelle bizarre fonction est attribuée ici aux paroles ! Qu’elles permettent d’être heureux, on le savait déjà : les épicuriens ne sont pas des pourceaux mais prennent plaisir à se dire les uns aux autres les vérités fondamentales qui guident leur vie, en revanche qu’elles soient nourricières, ne faut-il pas dire même ici nourrissantes, c’est un peu inattendu, mais, en y pensant bien, que sont les paroles en termes matérialistes sinon des flux pénétrants d’atomes subtils, bien propres à remplir ces corps divins composés d’éléments extrêmement fins ? Les hommes, eux, n’ont pas cette chance : bien que sages, ils doivent manger et en plus ils mourront !
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