Dans Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873), Nietzsche dénonce autant le scientisme que toute conception de la philosophie comme connaissance de l’absolu. Reprenant à Schopenhauer son interprétation de Kant et précisément des formes a priori de la sensibilité (espace et temps), sur fond de deuil du Réel associé à « un x pour nous inaccessible et indéfinissable » (Ecrits posthumes Gallimard p. 282), il oppose à l’homme intuitif qui domine la vie par la création artistique l’homme conceptuel qui la domine à sa façon, en niant le temps et l’individualité et en échafaudant, dans le même mouvement, des taxinomies qui visent par la détermination des essences génériques à l’intemporalité (même s’il faut toujours reprendre, pour le perfectionner, le projet classificateur). Il va de soi que l’homme intuitif a la préférence de Nietzsche par le consentement éclairé qu’il donne à l’apparence et à l’éphémère.
Or, le texte se termine par un portrait ambigu de l’homme conceptuel tel que l’illustre exemplairement le stoïcien. Après avoir mis en relief combien peut souffrir (et jouir) l’homme intuitif (vu qu' aucune connaissance vraie du monde ne vient relativiser ce qu’il ressent), Nietzsche dans les ultimes lignes de son opuscule présente ainsi le disciple de Zénon :
Or, le texte se termine par un portrait ambigu de l’homme conceptuel tel que l’illustre exemplairement le stoïcien. Après avoir mis en relief combien peut souffrir (et jouir) l’homme intuitif (vu qu' aucune connaissance vraie du monde ne vient relativiser ce qu’il ressent), Nietzsche dans les ultimes lignes de son opuscule présente ainsi le disciple de Zénon :
« Combien est différente, au sein d’un destin tout aussi funeste, l’attitude de l’homme stoïque, instruit par l’expérience et maître de soi grâce aux concepts ! Lui qui d’ordinaire ne cherche que la sincérité, la vérité, ne cherche qu’à s’affranchir de l’illusion et qu’à se protéger contre des surprises envoûtantes, lui qui fait preuve, dans le malheur, d’un chef-d’œuvre de dissimulation, comme l’homme intuitif dans le bonheur : il n’a plus ce visage humain tressaillant et bouleversé, mais porte en quelque sorte un masque d’une admirable symétrie de traits ; il ne crie pas et n’altère en rien le ton de sa voix. Lorsqu’une bonne averse s’abat sur lui, il s’enveloppe dans son manteau et s’éloigne à pas lents sous la pluie. » (trad. de Michel Haar et Marc B. de Launay)
Quel beau portrait de l’adversaire dans l’adversité !
Un stoïcien pourrait quasiment reprendre à son compte toute la description. Il ne censurerait rien des premières lignes si ce n’est peut-être la référence à la sincérité. Il ne me semble pas en effet que ce soit une vertu stoïcienne, si l’on entend par elle, une relation avec autrui (je m’appuie entre autres sur ces textes d’Epictète où il recommande de prendre un visage – et surtout pas un cœur -de circonstance quand l’exige le devoir intrinsèque au rôle). Certes, s’il s’agit de ne jamais cesser de se dire à soi la vérité (sous une forme du genre : « cela paraît ceci mais au fond ce n’est que cela), le terme de sincérité, dans ces limites-là, peut convenir.
Poursuivant sa lecture, le stoïcien barrerait calmement « dissimulation » pour le remplacer par « constance » ou « fermeté ». Il supprimerait aussi « porte en quelque sorte un masque » et lui subsituerait simplement « montre ». Rien d’autre à caviarder en effet dans ce « gros plan » de visage impassible, tant Nietzsche attribue au philosophe la qualité de parfait comédien. Mais comédien de soi-même : pas besoin de supposer quelque insensé dans les parages, fuyant la pluie à toutes jambes.
Un stoïcien pourrait quasiment reprendre à son compte toute la description. Il ne censurerait rien des premières lignes si ce n’est peut-être la référence à la sincérité. Il ne me semble pas en effet que ce soit une vertu stoïcienne, si l’on entend par elle, une relation avec autrui (je m’appuie entre autres sur ces textes d’Epictète où il recommande de prendre un visage – et surtout pas un cœur -de circonstance quand l’exige le devoir intrinsèque au rôle). Certes, s’il s’agit de ne jamais cesser de se dire à soi la vérité (sous une forme du genre : « cela paraît ceci mais au fond ce n’est que cela), le terme de sincérité, dans ces limites-là, peut convenir.
Poursuivant sa lecture, le stoïcien barrerait calmement « dissimulation » pour le remplacer par « constance » ou « fermeté ». Il supprimerait aussi « porte en quelque sorte un masque » et lui subsituerait simplement « montre ». Rien d’autre à caviarder en effet dans ce « gros plan » de visage impassible, tant Nietzsche attribue au philosophe la qualité de parfait comédien. Mais comédien de soi-même : pas besoin de supposer quelque insensé dans les parages, fuyant la pluie à toutes jambes.
Reste que c’est triste (et sans doute combien lucide !) si le mieux qu’on puisse faire n’est que la comédie à soi-même de la sagesse ! Et dire qu’il ne s’agit pourtant que d’une pluie…
Commentaires
Il y a bien une sincérité chez le stoïcien comme refus du mensonge à soi-même. Et c'est probablement à partir de ce refus que l'on peut comprendre la conception stoïcienne de la vérité par exemple chez Epictète. Il dépend de moi de donner ou non mon assentiment aux choses telles qu'elles sont, puisque ce qui dépend de moi ce sont mes pensées, désirs, opinions, alors que les choses extérieures, y compris mon corps, ne dépendent pas de moi.
Refuser de donner mon assentiment aux choses telles qu'elles sont reviendrait à croire qu'elles sont en mon pouvoir, ce qui serait me mentir.
J'ai donc par un effort de volonté à cacher ce qui en moi résiste à cette approbation. Le "masque" ne serait pas refusé par le stoïcien. Il me semble me souvenir qu'un auteur comme Montherlant, très inspiré par les stoïciens, s'était fait fabriquer un masque qui exprimait la fermeté de sa volonté dont il recouvrait dans sa vieillesse son visage qui portait les atteintes du temps. Faire "bonne figure" devant autrui, est donc pour le stoïcien la conséquence du devoir envers soi-même, de l'acte de sincérité de "faire face" à ce qui arrive.
Nietzsche parle de la dissimulation du stoïcien dans le malheur en la posant semblable à celle de l'homme intuitif dans le bonheur. Celui-ci aussi porte un masque, il est également menteur et "comédien de son propre idéal". Des oeuvres ultérieures y insisteront, tout art se meut dans la dimension du mensonge, mais tous les mensonges ne se valent pas : il y a un moment de l'ombre la plus courte, le grand midi. Le mensonge y est moins grand mais paradoxalement parce que dans la volonté de l'apparence, de l'illusion et de l'éphémère, il est affirmé et non dénié.
Je suis donc tout à fait d'accord avec ce que vous dites de la sincérité.
Quant à ce que vous écrivez sur Montherlant, c'est très intéressant: vous serait-il possible d'en identifier la source ?
Outre cela, il me paraît fort peu stoïcien de vouloir cacher l'usure du corps; ce qui l'est plus, c'est de ne pas en faire un mal. Ce qui est un mal réel, c'est de considérer cette usure comme un mal.
Quant au devoir envers soi-même, à mes oreilles (mais elles ne demandent qu'à écouter plus !), ça sonne plus kantien que stoïcien. Là encore les textes trancheront mais je ne me rappelle pas d'avoir déjà trouvé le concept dans un texte stoïcien.
Pour clarifier cette question du masque, il faudrait déterminer si la métaphore se trouve dans les textes stoïciens; pour l'instant je n'a rien sous la main. Certes Epictète dans le "Manuel" dit qu'on doit se comporter comme un acteur dans une pièce (mais de là à dire qu'on doit comme eux porter un masque... ). Il me semble que reconnaître qu'on porte un masque, c'est admettre que la sagesse est impossible; c'est le genre d'interprétation que donne Paul Veyne dans sa préface aux "Lettres à Lucilius" de Sénèque. Le débat est ouvert et je reste prudent. Aux savants d'apporter leur contribution...
Quant à la dissimulation de l'homme intuitif dans le bonheur (et non plus comme l'homme conceptuel dans le malheur), les lignes qui précèdent le passage cité l'éclairent: l'homme intuitif ne veut pas voir les nécessités de la vie auxquelles répond l'homme conceptuel, "il ne tient pour réelle que la vie déguisée sous l'apparence et la beauté", il ne tire pas de leçons de l'expérience.
L'homme intuitif ne veut pas voir qu'il répond aussi aux nécessités de la vie: "ni l'habitation, ni la démarche ni le costume ni la cruche d'argile ne révèlent que c'est la nécessité qui les a créés".
Je tente un résumé brutal: ce qui fait défaut à l'homme conceptuel, c'est de prendre conscience de la dimension imaginaire du réel; ce qui fait défaut à l'homme intuitif, c'est l'inverse: prendre conscience des bases réelles (au sens relatif du terme où l'entend Nietzsche) de l'imaginaire.
Le premier paraît plus loin de la vérité que le second, car il est subjectivement réaliste (tout en étant objectivement idéaliste). L'homme intuitif, lui, est subjectivement idéaliste (il crée un monde); or tout le sens de l'opuscule suggère que la réalité connaissable n'est rien de plus qu'une construction de l'esprit. En ce sens, il y aurait plus de lucidité dans l'homme intuitif (même avec sa part d'aveuglement).
Si la notion de "devoir" a en effet une résonance trop kantienne, il revient à notre âme de se conformer à ce qui en elle relève de la nature universelle et qu'elle ne respecterait pas si elle prenait "jamais en mal quoi que ce soit dans ce qui arrive".
"L'âme de l'homme ne saurait s'infliger une plus cruelle injure à elle-même que de devenir en quelque sorte un rebut et comme une superfétation de l'univers. Or, prendre jamais en mal quoi que ce soit dans ce qui arrive, c'est se révolter contre la nature universelle, qui renferme les natures si diverses de tous les êtres. En second lieu, notre âme ne se fait guère moins de tort, quand elle prend un homme en aversion et qu'elle s'emporte contre lui dans l'intention de lui nuire, avec cette passion aveugle des coeurs livrés à la colère. Troisièmement, notre âme se fait injure, quand elle se laisse subjuguer parle plaisir ou par la souffrance ; quatrièmement, quand elle commet quelque mensonge et qu'elle fait ou dit quelque chose qui n'est pas franc ou qui n'est pas exact ; cinquièmement enfin, lorsqu'elle néglige de diriger vers un but précis ses actes ou ses sentiments, et qu'elle les laisse aller à l'aventure et sans suite, tandis que c'est notre devoir de calculer nos moindres actions en les rapportant au but suprême de la vie. Or le but suprême pour des êtres doués de raison, c'est de se conformer toujours à la raison, et aux lois de la cité la plus auguste et du plus auguste des gouvernements."
Marc-Aurèle, Livre II, XVI
Pour Montherlant, il s'agissait du souvenir un peu confus d'une émission de 1954 où il présentait ses masques. Voir ici :
ina.fr/archivespourtous/i...
Il me fait penser à l'"Apologie de Socrate" 29 e, quand Socrate disqualifie le souci des biens externes (argent etc) au profit du souci de soi, précisément de l'amélioration de son âme. Mais il ne me semble pas que l'absence d'un tel souci soit explicitement identifiée à une injure infligée à soi-même.
Ce texte présente en plus l'intérêt de mettre le lecteur devant une contradiction stimulante, qui pose tout le problème interne au stoïcisme de la cohérence entre le fatalisme (tout ce qui arrive est nécessaire) et la thèse de la liberté de l'esprit (j'ai la capacité de contrôler mes représentations de ce qui arrive nécessairement): ou la Raison gouverne tout sagement (et l'homme ne peut devenir une superfétation), ou l'homme peut devenir un rebut (et la Raison ne gouverne pas tout, impuissante qu'elle est à préserver son ordre). Chrysippe s'était déjà attelé à la tâche de supprimer la contradiction...
La parenté avec le stoïcisme est explicitement revendiquée par Nietzsche. Dans "Par delà le Bien et le Mal", il raille les stoïciens (aph. 9) mais les retrouve, "nous les derniers stoïciens" (aph. 227) autour du thème de la... *probité*.
Les dernières oeuvres reprennent également le thème de l'affirmation comme "amor fati".
De façon plus implicite, nous pourrions lire l'Eternel Retour comme un simulacre de l'union stoïcienne entre logique, esthétique et éthique. Sans trop charger mon message, mais nous pourrons y revenir, rappelons que Nietzsche après avoir renoncé à donner une démonstration scientifique à l'Eternel Retour l'a clairement revendiqué comme fiction, simulacre de doctrine diraient Klossowski et Deleuze : la vérité du Retour est donc une construction artistique qui sert de critère éthique par delà le Bien et le Mal : "ce que tu veux, le veux-tu encore une fois, éternellement, etc. ?"
A la différence de la Raison stoïcienne toutefois, il n'y a pas de contradiction à être le rebut de l'Eternel Retour, à le refuser, à en être rebuté. Nietzsche admet que l'on puisse être indifférent à l'annonce du Retour, voire il lui paraît très favorable que des êtres faibles ne la supportent pas, se brûlent à ce feu et en périssent.
Dans les dernières oeuvres, à partir de Par delà le Bien et le Mal, la science n'est plus utilisée pour, par exemple, critiquer le libre arbitre. Voir par exemple l'aphorisme 21 de Par delà le Bien et le Mal qui commence par une critique de la causa sui pour récuser libre arbitre et déterminisme et s'attaquer aux savants naturalistes :
"Il ne faut user de la "cause" et de l' "effet", que comme de purs concepts, c'est-à-dire comme de fictions conventionnelles qui servent à désigner à se mettre d'accord, nullement à expliquer quoi que ce soit. Dans l'"en-soi" il n'y a nulle trace de "lien causal", de "nécessité", de "déterminisme psychologique" ; "l'effet" n'y suit pas la "cause", aucune loi ne règne."
La science est présentée comme une fiction utile pour maîtriser le monde. Ce qui n'est pas le cas dans des ouvrages antérieurs où Nietzsche faisait appel aux sciences, cf "Humain, trop humain", deuxième partie aph. 106.
Ce qui ne veut pas dire que la position de Nietzsche n'est pas critiquable : lorsqu'il affirme que dans "l'en-soi", il n'y a nulle trace de "lien causal", il donne l'impression qu'il s'arroge la possibilité et la légitimité d'une intuition méta-physique (car elle dépasse ce que les sciences peuvent énoncer) en affirmant une vérité par delà la fiction.
Je faisais référence ainsi à une théorie vraie du monde, susceptible de justifications scientifiques, à l' Eternel Retour au sens cosmo-ontologique. En ce sens ,les Stoïciens proposent de l'Eternel Retour une version forte.
Ceci dit, merci pour vos références.