Epictète a construit une opposition fameuse entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas.
Dépendent de nous : nos désirs et nos aversions, notre tendance à agir et notre refus d’agir, nos jugements.
Or, Sénèque écrit à Lucilius :
Dépendent de nous : nos désirs et nos aversions, notre tendance à agir et notre refus d’agir, nos jugements.
Or, Sénèque écrit à Lucilius :
« Il n’y a que le temps qui soit nôtre » (trad. Noblot)
Une note de l’édition des Belles-Lettres (1945) pointe la difficulté :
« On peut trouver que Sénèque est ici infidèle à la doctrine stoïcienne, selon laquelle notre âme est le seul bien qui nous appartienne. Mais il entend, au fond, le temps consacré à l’amélioration de l’âme, celui qui, ainsi employé, constitue la vraie vie. » (p.4)
Ce qui est remarquable, c’est qu’après avoir qualifié le temps de nôtre, Sénèque lui attribue les propriétés des choses qui ne nous appartiennent pas : il est fugace, glissant (lubrica) et à la merci d’autrui (« ex qua expellit quicumque vult »). Ces trois adjectifs conviendraient pour caractériser un bien imaginaire comme la célébrité par exemple.
Ce qui est nôtre est donc moins le temps que la capacité de faire le meilleur usage possible de ce temps qui a finalement toutes les caractéristiques des faux biens dont détournent habituellement les philosophes.
Plus précisément il dépend de nous (et c’est ici la discipline du jugement qui est en jeu) de se représenter le temps comme « l’unique possession que nous ait départie la nature » - à ce propos, je relève que dans l’édition Veyne, la nature se voit ennoblie d’une majuscule que le texte original ne justifie pas -
Le temps a donc deux propriétés: il ne nous appartient pas, doublement, en tant que donné par la nature et nous échappant, mais il est partiellement maîtrisable. Le temps est le milieu où à la fois et paradoxalement, chacun fait fondamentalement l’expérience des limites de sa maîtrise et où chacun est aussi en mesure de développer cette même maîtrise.
Ce qui est nôtre est donc moins le temps que la capacité de faire le meilleur usage possible de ce temps qui a finalement toutes les caractéristiques des faux biens dont détournent habituellement les philosophes.
Plus précisément il dépend de nous (et c’est ici la discipline du jugement qui est en jeu) de se représenter le temps comme « l’unique possession que nous ait départie la nature » - à ce propos, je relève que dans l’édition Veyne, la nature se voit ennoblie d’une majuscule que le texte original ne justifie pas -
Le temps a donc deux propriétés: il ne nous appartient pas, doublement, en tant que donné par la nature et nous échappant, mais il est partiellement maîtrisable. Le temps est le milieu où à la fois et paradoxalement, chacun fait fondamentalement l’expérience des limites de sa maîtrise et où chacun est aussi en mesure de développer cette même maîtrise.
Lucilius doit donc considérer le temps comme précieux et rare car c’est uniquement dans ce flux toujours passant qu’il pourra se constituer une identité fixe. Or, les autres prennent notre temps sans réaliser la dette qu’ils devraient avoir à notre égard puisqu’à la différence de toutes les autres choses qu’on peut leur donner ils ne pourront pas nous le rendre.
Il est étrange que Sénèque ne voie le temps consacré à autrui que comme perte pour soi-même (pourtant à écrire les lettres à Lucilius, ne se rend-il pas service aussi ?); de toute façon, même en admettant cela, il ne va pas de soi de considérer, comme il le fait, qu’on ne peut pas rendre à autrui le temps qu’il nous consacre et que la reconnaissance ne peut alors en aucune manière se manifester. On peut penser que si je consacre une heure aujourd’hui à autrui, il peut me la rendre en me consacrant lui aussi une heure demain. Certes ça ne sera pas la même heure mais le même usage d’une heure à des fins non égoïstes.
Il est étrange que Sénèque ne voie le temps consacré à autrui que comme perte pour soi-même (pourtant à écrire les lettres à Lucilius, ne se rend-il pas service aussi ?); de toute façon, même en admettant cela, il ne va pas de soi de considérer, comme il le fait, qu’on ne peut pas rendre à autrui le temps qu’il nous consacre et que la reconnaissance ne peut alors en aucune manière se manifester. On peut penser que si je consacre une heure aujourd’hui à autrui, il peut me la rendre en me consacrant lui aussi une heure demain. Certes ça ne sera pas la même heure mais le même usage d’une heure à des fins non égoïstes.
Résumons : donner de son temps ne revient pas nécessairement à le perdre et rendre à quelqu’un le temps qu’il nous a consacré n’est pas impossible.
Commentaires
Pensez à Epictète, le rôle d'Homme dont dépend les valeurs, les invitations à ne pas se soucier dde l'opinion des autres. (Entretiens). Dans le manuel XL et XXXV par exemple.
Et sénèque qui conseille à l'épistolier de ne pas trop se montrer philosophe lettre VI : "Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde"
Concernant Cicéron, je ne pense pas que le respect des devoirs implique de porter un masque à cause précisément de la valeur (certes relative) des devoirs en question.
Quant à Epictète, je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.
Dans la lettre 6, je ne trouve pas le passage que vous relevez, mais celui-ci qui va dans le sens d'une conformité de la conduite avec la pensée: "Cléanthe n'aurait pas fait revivre Zénon en sa personne, s'il n'eût été que l'auditeur du maître: il a été mêlé à sa vie, il en a pénétré les secrets détails, il a voulu contrôler si vraiment chez lui conduite et principe étaient d'accord"
J'imagine que dans le passage de Sénèque que vous citez, ce dernier avertit Lucilius d'un danger: jouer au philosophe.
Il ne faut porter aucun masque, même pas celui du philosophe. Il faudrait distinguer entre se composer un visage, ce que fait le stoïcien et porter un masque. Le masque cache l'intériorité, le visage composé, lui, montre l'intériorité (c'est une intériorité qui donne de la valeur aux manifestations de soi circonstanciées et extérieures).
Copié-collé des trois quart de la lettre V
« que rien dans ton extérieur ou ton genre de vie n’appelle sur toi les yeux. Étaler une mise repoussante, une chevelure en désordre, une barbe négligée, déclarer la guerre à l’argenterie, établir son lit sur la dure, courir enfin après un nom par les voies les moins naturelles, fuis tout cela. Ce titre de philosophe, si modestement qu’on le porte, est bien assez impopulaire ; que sera-ce si nos habitudes nous retranchent tout d’abord du reste des hommes ? Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde. Point de toge brillante, ni sordide non plus. Sans posséder d’argenterie où l’or massif serpente en ciselure, ne croyons pas que ce soit preuve de frugalité que de n’avoir ni or ni argent chez soi. Ayons des façons d’être meilleures que celles de la foule, mais non pas tout autres ; sinon, nous allons faire fuir et nous aliéner ceux que nous prétendons réformer. Nous serons cause en outre que nos partisans ne voudront nous imiter en rien, de peur d’avoir à nous imiter en tout. La philosophie a pour principe et pour drapeau le sens commun, l’amour de nos semblables ; nous démentirons cette devise si nous faisons divorce avec les humains. Prenons garde, en cherchant l’admiration, de tomber dans le ridicule et l’odieux. N’est-il pas vrai que notre but est de vivre selon la nature ? Or il est contre la nature de s’imposer des tortures physiques, d’avoir horreur de la plus simple toilette, d’affectionner la malpropreté et des mets, non-seulement grossiers, mais qui répugnent au goût et à la vue. De même que rechercher les délicatesses de la table s’appelle sensualité, fuir des jouissances tout ordinaires et peu coûteuses est de la folie. La philosophie veut qu’on soit tempérant, non bourreau de soi-même ; et la tempérance n’exclut pas un certain apprêt. Voici où j’aime que l’on s’arrête : je voudrais un milieu entre la vertu parfaite et les murs du siècle, et que chacun, tout en nous voyant plus haut que soi, se reconnût en nous. « Qu’est-ce à dire ? Ferons-nous donc comme tous les autres ? Point de différence de nous au vulgaire ? » Il y en aura certes une grande ; et qui nous examinera de près la sentira bien. Si l’on entre chez nous, que l’admiration soit plutôt pour le maître que pour les meubles. Il y a de la grandeur à se servir d’argile comme on se servirait d’argenterie ; il n’y en a pas moins à se servir d’argenterie comme si c’était de l’argile. C’est faiblesse d’âme de ne pouvoir supporter les richesses. »
Tiré du je ne sais quoi et presque rien, tome I :
« Appelons masque cette pellicule superficielle, ce visage second qui ne laisse passer le courant d’expression que dans le sens efférent : qu’il serve à intimider par la grimace ou, en général, à avoir l’air c’est-à-dire à paraître un autre qu’on est, le masque oppose toujours un écran ou un obstacle au courant induit de compréhension ; mieux, il dévie ce courant. Le masque est le visage artificiel du pénétrant impénétrable et il est donc à la lettre, l’hypocrisie. » p. 21-22
* En note, Jankélévitch renvoie pour cette expression aux caractères de La Bruyère VIII.
Je suis d'accord avec l'idée que le stoïcien prend au sérieux les manières d'être. Vous ajoutez en plus que toutes les conduites lui sont permises. Ainsi peut-on mendier et être stoïcien, se pendre et être stoïcien; je suis d'accord mais feront la différence les raisons qui justifient la conduite. Certaines mauvaises raisons se manifesteraient par des manières de mendier indignes du stoïcien.
Cependant certains actes ne peuvent pas être réalisés quelle que soit la manière (torturer, violer, voler). Même si ces actions dérivaient d'une fonction sociale (les officia du bourreau par exemple), elles seraient en conflit essentiel avec l'identification d'autrui à un être doté de raison (cf le cosmopolitisme).