samedi 9 février 2008

Sénèque (4): le conseiller est-il exemplaire ?

Il me semble que c’est un trait de Sénèque de se présenter en maître bien imparfait. Ainsi reconnaît-il perdre aussi son temps (« non possum dicere nihil perdere »). Certes il atténue son défaut en revendiquant la conscience précise et exacte d’une telle perte :
« Mais je dirai ce que je perds, et pourquoi, et comment » (trad. Noblot)
L’analogie avec l’argent est manifeste :
« Mon cas est celui d’une personne qui mène grand train, mais qui a de l’ordre ; mon registre de dépenses est bien tenu »
Paul Veyne ajoute la note suivante :
« Sénèque ne veut pas dire qu’il mène un grand train de fortune, mais qu’il dépense largement son temps, qu’il déploie beaucoup d’activité chaque jour » (p.604)
Cette note est ambiguë car Sénèque dit dépenser non pas largement mais trop son temps. Il se qualifie en effet de « luxuriosus » (= excessif, immodéré).
D’ailleurs, s’il ne faisait que dépenser largement son temps, il n’ajouterait pas ensuite qu’il est en mesure de rendre compte de sa pauvreté (« causas paupertatis meae reddam »).
Mais que la dépense soit excessive n’implique pas pour autant que la responsabilité lui en revienne :
« Au reste, je me trouve dans le cas de la plupart des gens ruinés sans qu’il y ait de leur faute : tout le monde vous excuse, nul ne vous assiste ».
La pauvreté (paupertas) se radicalise en dénuement (inopia) et autrui en est clairement désigné comme le responsable. Le secours qui fait défaut est paradoxalement l’aide qu’il pourrait apporter en s’abstenant d’avoir recours au temps des autres.
Ce qui reste encore énigmatique ici, ce sont les raisons pour lesquelles Sénèque n’oppose finalement aucune résistance à l’emprise des autres sur son temps. Se discerne peut-être une tension entre deux usages du temps : l’un public et convenable selon les normes de la vie publique précisément, l’autre privé et à finalité éthique.

Commentaires

1. Le lundi 11 février 2008, 14:00 par Alex
>Il me semble que c’est un trait de Sénèque de se présenter en maître bien imparfait.
Peut-on dire de Sénèque qu'il use de cette figure de rhétorique appelée "chleuasme"? Il se dévalorise pour attirer les bonnes grâces de son "audience"?
Je ne connais pas bien cet auteur à vrai dire. Mais c'est une méthode éprouvée pour retenir l'attention et une attention plutôt bienveillante...
Félicitations pour votre blog par ailleurs, le mien semble bien médiocre en comparaison ("chleuasmé"-je? ;o))
2. Le lundi 11 février 2008, 16:36 par philalethe
On peut y voir aussi bien un signe de lucidité concernant la distance sans doute infranchissable entre l'homme stoïcien et l'homme réel.

vendredi 8 février 2008

Sénèque (3): comment faire de ce qu'on ne maîtrise pas la condition de notre maîtrise.

Epictète a construit une opposition fameuse entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas.
Dépendent de nous : nos désirs et nos aversions, notre tendance à agir et notre refus d’agir, nos jugements.
Or, Sénèque écrit à Lucilius :
« Il n’y a que le temps qui soit nôtre » (trad. Noblot)
Une note de l’édition des Belles-Lettres (1945) pointe la difficulté :
« On peut trouver que Sénèque est ici infidèle à la doctrine stoïcienne, selon laquelle notre âme est le seul bien qui nous appartienne. Mais il entend, au fond, le temps consacré à l’amélioration de l’âme, celui qui, ainsi employé, constitue la vraie vie. » (p.4)
Ce qui est remarquable, c’est qu’après avoir qualifié le temps de nôtre, Sénèque lui attribue les propriétés des choses qui ne nous appartiennent pas : il est fugace, glissant (lubrica) et à la merci d’autrui (« ex qua expellit quicumque vult »). Ces trois adjectifs conviendraient pour caractériser un bien imaginaire comme la célébrité par exemple.
Ce qui est nôtre est donc moins le temps que la capacité de faire le meilleur usage possible de ce temps qui a finalement toutes les caractéristiques des faux biens dont détournent habituellement les philosophes.
Plus précisément il dépend de nous (et c’est ici la discipline du jugement qui est en jeu) de se représenter le temps comme « l’unique possession que nous ait départie la nature » - à ce propos, je relève que dans l’édition Veyne, la nature se voit ennoblie d’une majuscule que le texte original ne justifie pas -
Le temps a donc deux propriétés: il ne nous appartient pas, doublement, en tant que donné par la nature et nous échappant, mais il est partiellement maîtrisable. Le temps est le milieu où à la fois et paradoxalement, chacun fait fondamentalement l’expérience des limites de sa maîtrise et où chacun est aussi en mesure de développer cette même maîtrise.
Lucilius doit donc considérer le temps comme précieux et rare car c’est uniquement dans ce flux toujours passant qu’il pourra se constituer une identité fixe. Or, les autres prennent notre temps sans réaliser la dette qu’ils devraient avoir à notre égard puisqu’à la différence de toutes les autres choses qu’on peut leur donner ils ne pourront pas nous le rendre.
Il est étrange que Sénèque ne voie le temps consacré à autrui que comme perte pour soi-même (pourtant à écrire les lettres à Lucilius, ne se rend-il pas service aussi ?); de toute façon, même en admettant cela, il ne va pas de soi de considérer, comme il le fait, qu’on ne peut pas rendre à autrui le temps qu’il nous consacre et que la reconnaissance ne peut alors en aucune manière se manifester. On peut penser que si je consacre une heure aujourd’hui à autrui, il peut me la rendre en me consacrant lui aussi une heure demain. Certes ça ne sera pas la même heure mais le même usage d’une heure à des fins non égoïstes.
Résumons : donner de son temps ne revient pas nécessairement à le perdre et rendre à quelqu’un le temps qu’il nous a consacré n’est pas impossible.

mercredi 6 février 2008

Jankélévitch, Gracián et Epictète.

Dans Quelque part dans l'inachevé (Gallimard 1978), le philosophe Vladimir Jankélévitch fait un rapprochement inattendu entre Gracián et le philosophe stoïcien Epictète:
" Gracián a mis au point une défensive et une offensive, et forgé les armes du pénétrant impénétrable. En cela au moins il se rapproche d'Epictète, cet esclave à la merci d'un maître inhumain; Epictète est libre intérieurement d'une liberté autocratique: la forteresse intérieure, la citadelle inexpugnable du vouloir ne sont-elles pas aussi des images guerrières qui exaltent la toute-puissance du microcosme personnel ? Par son repli dans le château fort invisible, le vouloir propre échappe à la violence du pouvoir. Mais cette manoeuvre clandestine n'est pas réservée à l'état de guerre; si elle prend chez Gracián le visage implacable de la réussite ou chez Epictète le visage tout aussi implacable du silence et de la résistance, elle n'en est pas moins présente à chacun de nous, en chaque instant de la durée. Une part de nous-mêmes manoeuvre perpétuellement hors du champ des opérations officielles; notre dessein profond s'exprime sous mille masques, mille ruses qui le rendent parfois méconnaissable." (p.24-25).
C'est au fond n'importe quel philosophe stoïcien qui ne cesse de se penser comme esclave à la merci d'un maître inhumain, ce dernier pouvant se manifester autant à travers un maître inhumain au sens propre qu'à travers les revers de fortune, les maladies, la mort.
Mais transformer le stoïcien en autocrate en guerre avec le monde n'est que partiellement éclairant. Car le stoïcisme est une adhésion justifiée par la raison à l'ordre du monde. Si "le vouloir propre échappe à la violence du pouvoir", c'est parce qu'il se conforme à un ordre du monde dont cette violence est une des manifestations bonnes et nécessaires. Pour résumer, ces lignes confèrent à Epictète une dimension anachroniquement romantique. La sagesse stoïcienne prend des allures fausses de fuite individualiste. Or, le stoïcien a à coeur de se conformer dans la limite du raisonnable aux "opérations officielles". Il n'avance pas non plus masqué: l'impassibilité de son visage ne cache rien, elle donne seulement à voir l'apathie parfaite à laquelle il tend.
S'il fallait à tout prix incarner dans une figure philosophie antique la ruse et le masque, je choisirais - et encore à la rigueur, ce qui veut dire sans rigueur - l'épicurien, porté qu'il est à identifer le "respect" des "opérations officielles" au conformisme indispensable à sa tranquillité d'esprit. L'épicurien navigue entre les écueils sociaux car à participer aux jeux collectifs institués, il sait courir, loin de ses amis, le risque de couler.

Commentaires

1. Le vendredi 7 mars 2008, 23:52 par Nicotinamide
"La réhabilitation de l'accident caractérise une certaine philosophie modale qui se désintéresse de l'être pour considérer les seules manières d'êtres de cet être : le philosophe réintègre la caverne ds ombres et des reflets hors de laquelle il vait fait évadér les captifs. (..)Cette intervention diamétrale du platonisme, sensible déjà dans l'éthique stoicienne du decorum, a pris une forme particulièrement piquante chez Gracian", p. 13le je ne sais quoi et le presque rien tome I, point seuil
Pensez à Cicéron qui commande dans le traités des devoirs : comment s'habiller, le geste, la démarche, les convenances du parlé etc etc...
Pensez à Epictète, le rôle d'Homme dont dépend les valeurs, les invitations à ne pas se soucier dde l'opinion des autres. (Entretiens). Dans le manuel XL et XXXV par exemple.
Et sénèque qui conseille à l'épistolier de ne pas trop se montrer philosophe lettre VI : "Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde"
2. Le samedi 8 mars 2008, 11:04 par philalèthe
Le passage de Jankélévitch que vous citez est intéressant mais je ne pense pas qu'on puisse identifier le stoïcien au philosophe qui rentrerait dans la caverne; en fait c'est le platonicien qui rentre dans la caverne mais pas pour y prendre au sérieux les ombres, plutôt pour y importer la lumière.
Concernant Cicéron, je ne pense pas que le respect des devoirs implique de porter un masque à cause précisément de la valeur (certes relative) des devoirs en question.
Quant à Epictète, je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.
Dans la lettre 6, je ne trouve pas le passage que vous relevez, mais celui-ci qui va dans le sens d'une conformité de la conduite avec la pensée: "Cléanthe n'aurait pas fait revivre Zénon en sa personne, s'il n'eût été que l'auditeur du maître: il a été mêlé à sa vie, il en a pénétré les secrets détails, il a voulu contrôler si vraiment chez lui conduite et principe étaient d'accord"
J'imagine que dans le passage de Sénèque que vous citez, ce dernier avertit Lucilius d'un danger: jouer au philosophe.
Il ne faut porter aucun masque, même pas celui du philosophe. Il faudrait distinguer entre se composer un visage, ce que fait le stoïcien et porter un masque. Le masque cache l'intériorité, le visage composé, lui, montre l'intériorité (c'est une intériorité qui donne de la valeur aux manifestations de soi circonstanciées et extérieures).
3. Le samedi 8 mars 2008, 23:31 par Nicotinamide
Les maladresses de mon commentaire témoignent d’un empressement déséquilibré qui a servi l’ellipse et l’inachevé au lieu d’offrir la clarté et la précision. Je reprends donc, je reprends de la lenteur pour éviter ces désagréments. Je ne veux pas remettre en question votre interprétation, je vous en propose une autre. En effet, je pars de l’usage de Gracian établi par Jankélévitch pour tenter de comprendre pourquoi il le rattache (dans votre citation) au stoïcien. Gracian travaille l’apparence car elle vaut par elle-même. Il réhabilite le sucre, la complaisance, les fleurs, le cliquant, les applaudissements, les flatteries et l’art de la prudence… Jankélévitch problématise à travers le jésuite espagnol l’impossible coïncidence entre l’intériorité et l’extériorité, le « je ne sais quoi » qui permet de penser une dualité floue entre le paraître superficiel et l’être (comme apparition). Platon, au contraire vire les poètes, il casse le lustre, il renie la parlotte sophistiquée, il rejette les irisations, les apparences et les manières d’être. La lumière platonicienne dissipe les ombres, la lumière du moraliste aveugle. L’homme de cour se montre autre chose que ce qu’il est. En parcourant les entretiens et le manuel d’Epictète, je rencontre non pas des conseils pour devenir mondain mais des réflexions sur l’être et ses manières. Je crois que Jankélévitch rassemble les stoiciens et les moralistes sur ce point. Par exemple, le XL du Manuel explique aux dames que pour être appréciées elles doivent plutôt être réservées et décentes que parées et parfumées. Dans les entretiens : « Le philosophe ne s’annonce pas comme tel. » Gracian aurait pu écrire « le courtisan ne s’annonce pas comme tel. » Est-ce que la barbe et le froc font le philosophe ? Le philosophe se reconnaît dans les actes nous apprend Epictète. Mais quels actes ? Faire la manche ? Se pendre ? Tout est permis chez le stoicien… Peut-on supposer que les stoiciens se sont posés la question : quel est ce « je ne sais quoi » qui va différencier le comédien du philosophe ?
L’autre exemple tiré du manuel que je citai était une référence cherchant à montrer la répétition du chant lexical de la lutte. La citadelle intérieure se protège par le mépris des opinions et des jugements.
Cicéron développe aussi des manières d’êtres. Traité des devoirs, un paragraphe : règles concernant l’habit, le geste la démarche. Il participe à l’éloge de la couleur, des aspects, « se tenir propre pour éviter de paraître grossier »… Je feuillette le traité des devoirs, Cicéron qui souhaitait écrire une morale appliquée du stoicien Panétius nous révèle que rien n’est simple… Je lis ailleurs : « Pour paraître très facilement être ce que nous sommes, le meilleur moyen est assurément d’être effectivement celui que nous voulons être dans l’opinion d’autrui. »
En ce qui concerne Sénèque, je me suis trompé, je voulais dire la 5
Copié-collé des trois quart de la lettre V
« que rien dans ton extérieur ou ton genre de vie n’appelle sur toi les yeux. Étaler une mise repoussante, une chevelure en désordre, une barbe négligée, déclarer la guerre à l’argenterie, établir son lit sur la dure, courir enfin après un nom par les voies les moins naturelles, fuis tout cela. Ce titre de philosophe, si modestement qu’on le porte, est bien assez impopulaire ; que sera-ce si nos habitudes nous retranchent tout d’abord du reste des hommes ? Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde. Point de toge brillante, ni sordide non plus. Sans posséder d’argenterie où l’or massif serpente en ciselure, ne croyons pas que ce soit preuve de frugalité que de n’avoir ni or ni argent chez soi. Ayons des façons d’être meilleures que celles de la foule, mais non pas tout autres ; sinon, nous allons faire fuir et nous aliéner ceux que nous prétendons réformer. Nous serons cause en outre que nos partisans ne voudront nous imiter en rien, de peur d’avoir à nous imiter en tout. La philosophie a pour principe et pour drapeau le sens commun, l’amour de nos semblables ; nous démentirons cette devise si nous faisons divorce avec les humains. Prenons garde, en cherchant l’admiration, de tomber dans le ridicule et l’odieux. N’est-il pas vrai que notre but est de vivre selon la nature ? Or il est contre la nature de s’imposer des tortures physiques, d’avoir horreur de la plus simple toilette, d’affectionner la malpropreté et des mets, non-seulement grossiers, mais qui répugnent au goût et à la vue. De même que rechercher les délicatesses de la table s’appelle sensualité, fuir des jouissances tout ordinaires et peu coûteuses est de la folie. La philosophie veut qu’on soit tempérant, non bourreau de soi-même ; et la tempérance n’exclut pas un certain apprêt. Voici où j’aime que l’on s’arrête : je voudrais un milieu entre la vertu parfaite et les murs du siècle, et que chacun, tout en nous voyant plus haut que soi, se reconnût en nous. « Qu’est-ce à dire ? Ferons-nous donc comme tous les autres ? Point de différence de nous au vulgaire ? » Il y en aura certes une grande ; et qui nous examinera de près la sentira bien. Si l’on entre chez nous, que l’admiration soit plutôt pour le maître que pour les meubles. Il y a de la grandeur à se servir d’argile comme on se servirait d’argenterie ; il n’y en a pas moins à se servir d’argenterie comme si c’était de l’argile. C’est faiblesse d’âme de ne pouvoir supporter les richesses. »


Tiré du je ne sais quoi et presque rien, tome I :
« Appelons masque cette pellicule superficielle, ce visage second qui ne laisse passer le courant d’expression que dans le sens efférent : qu’il serve à intimider par la grimace ou, en général, à avoir l’air c’est-à-dire à paraître un autre qu’on est, le masque oppose toujours un écran ou un obstacle au courant induit de compréhension ; mieux, il dévie ce courant. Le masque est le visage artificiel du pénétrant impénétrable et il est donc à la lettre, l’hypocrisie. » p. 21-22
« Pénétrant et impénétrable* : ces mots résument une relation unilatérale et injuste qui évite avec soin de devenir corrélation et de s’ouvrir à l’échange. » p.20
* En note, Jankélévitch renvoie pour cette expression aux caractères de La Bruyère VIII.
4. Le lundi 10 mars 2008, 17:33 par philalethe
Merci beaucoup pour vos éclaircissements patients et intéressants.
Je suis d'accord avec l'idée que le stoïcien prend au sérieux les manières d'être. Vous ajoutez en plus que toutes les conduites lui sont permises. Ainsi peut-on mendier et être stoïcien, se pendre et être stoïcien; je suis d'accord mais feront la différence les raisons qui justifient la conduite. Certaines mauvaises raisons se manifesteraient par des manières de mendier indignes du stoïcien.
Cependant certains actes ne peuvent pas être réalisés quelle que soit la manière (torturer, violer, voler). Même si ces actions dérivaient d'une fonction sociale (les officia du bourreau par exemple), elles seraient en conflit essentiel avec l'identification d'autrui à un être doté de raison (cf le cosmopolitisme).
Je retiens de Cicéron la règle: il faut paraître ce que nous sommes, ce qui exclut le masque mais implique la composition. Quant à la frontière entre masque et figure (faire bonne figure ?), elle ne me paraît pas accessible de l'extérieur, c'est le stoïcien qui sait qu'il ne fait pas le philosophe (à ce niveau, on peut lui poser l'objection wittgensteinienne: s'il est le seul à savoir quand il applique la règle, il ne peut pas faire la différence entre l'appliquer et croire l'appliquer).
Quant au passage de Sénèque, j'y reviendrai mais je dirai pour l'instant qu'il est clairement anti-cynique (en tant que le cynisme développe ce que le Phédon par exemple contient de mépris du corps).
"Pénétrant impénétrable". C'est le chrétien qui est pénétrant, non ? Il va chercher dans les replis les fautes inaperçues (le psychanalyste a pris en un sens la succession avec quelques réformes). Certes le stoïcien identifie qui il a en face de lui, mais il ne cherche qu'à faire entrer l'individu dans une typologie (attention ! voilà un ambitieux, un voleur etc!) à des fins non d'expertise psy mais prophylactiques (surtout ne pas entrer dans la logique pathologique de cet homme-là).
5. Le vendredi 11 avril 2008, 21:37 par Nicotinamide
Il est tentant de commenter cette lettre. Je patienterai.
Pénétrant impénétrable, je dirai le moraliste, celui qui lit dans le jeu des autres sans laisser lire dans le sien. Par extension le stoicien (selon JW), le directeur de conscience n'est pas si loin d'être un moraliste

mardi 5 février 2008

Retour en arrière: Pyrrhon / Wittgenstein

Dans De la certitude (7) , Wittgenstein écrit:
" Ma vie montre que je sais ou suis certain qu'il y a là une chaise, ou une porte et ainsi de suite - Je dis à un ami, par ex., "Prends cette chaise", "Ferme la porte", etc" (Gallimard trad. de Danièle Moyal-Sharrock).
Diogène Laërce rapporte ceci à propos de Pyrrhon:
"Il était conséquent (avec ces principes) jusque par sa vie, ne se détournant de rien, ne se gardant de rien, affrontant toutes choses, voitures, à l'occasion, précipices, chiens, et toutes choses (de ce genre), ne se remettant en rien à ses sensations." (Vies et doctrines des philosophes illustres Livre IX 62 p.1100 Ed. Marie-Odile Goulet-Cazé)
Il semble donc que Pyrrhon avait devancé l'objection. Mais la phrase qui suit permet de reprendre la critique adressée par Wittgenstein au scepticisme philosophique:
"Il se tirait cependant d'affaire, à ce que dit Antigone de Caryste, grâce à ses familiers qui l'accompagnaient"
Par le fait même de s'en remettre à ses proches, il montrait qu'il savait qu'il y avait ici un danger, là un autre. Plus exactement, il savait qu'eux savaient.

Commentaires

1. Le dimanche 10 février 2008, 20:22 par Nicotinamide
"Il se tirait cependant d'affaire, à ce que dit Antigone de Caryste, grâce à ses familiers qui l'accompagnaient"
ne signifie pas qu'il savait qu'eux savaient ou qu'il s'en remettait à ses proches.

lundi 4 février 2008

Sénèque (2) : prendre dans ses bras l’heure qui commence comme un vivant bientôt moribond.

Il faut revenir sur les deux premiers mots de cette longue série de lettres.
Pour mettre en évidence que Sénèque avertit moins Lucilius qu’il ne l’encourage à continuer.
« Ita fac, mi Lucili » = Fais ainsi, mon Lucilius.
Néanmoins, comme Sénèque aussi, à sa manière, nous le verrons, Lucilius a besoin d’entendre les bonnes raisons qui justifient une conversion donc déjà amorcée au moment même où commencent les échanges épistolaires entre les deux hommes.
Car Lucilius doit lutter contre une neglegentia certes vicieuse et corrigible mais généralisée au genre humain. Sénèque en effet le défie de trouver un seul homme qui prenne le passage du temps au sérieux et va même jusqu’à s’inclure dans la masse des hommes.
Le maître comme le disciple sont donc doubles (devrait-on aller jusqu’à dire que ce qui distingue le maître, c’est seulement qu’il est installé dans la division depuis plus longtemps que le disciple ?).
L’erreur commune concerne la conception de la mort. Elle est vue comme étant devant nous (« mortem prospicimus »). Je mourrai, dit-on. Il conviendrait de dire chaque jour: « je meurs » (« quem mihi dabis (…) qui intelligat se cotidie mori ») Ce que Noblot et Novara euphémisent sans pourtant aucune justification linguistique (par exemple Novara : « peux-tu me nommer un seul homme (…) qui réalise qu’il meurt un peu chaque jour ? »).
Epicure avait lutté contre l’identification de la mort à un événement et pour le faire, il l’assimilait à une limite extérieure de la vie, excluant par là même la possibilité d’une expérience de la mort.
Sénèque, lui, fait de la vie une expérience de la mort. Du moins prendre conscience de la vie comme on doit le faire revient à réaliser l’augmentation constante de la part du passé. Ce qu’on pense être la mort n’est en fait que la fin d’un processus continuel de disparition. Loin de l’épicurien réduisant la fin de la vie à la limite jamais vécue qui sépare la possibilité de l’expérience de son impossibilité, Sénèque personnifie notre mort en lui donnant comme capital l’ensemble de notre passé :
« Quicquid aetatis retro est, mors tenet » = ce qui de notre temps de vie est passé, la mort le tient
L’effet de cette manière de voir la mort est le suivant: je prends conscience de la part inéluctablement grandissante de mon passé et mesure qu’il reste alors de moins en moins de sable dans mon sablier. Alors comme j’étreindrais quelqu’un de cher qui va disparaître, je saisis toutes les heures que je vis (« omnes horas complectere »).
Embrasser le présent, c’est précisément ce que Lucilius dit faire, dans la lettre à laquelle cette première lettre de Sénèque répond.
Encore une fois, il semble que Lucilius n’ait rien à apprendre de Sénèque, comme si la fonction de Sénèque était seulement celle d’un répétiteur.
Lecteurs, nous semblons prendre le train en marche, assister à la poursuite d’un traitement déjà commencé et nous savons aussi que nous ne verrons pas non plus la fin de la thérapeutique car les deux derniers livres sont irrémédiablement perdus !
La leçon de stoïcisme que, malgré le temps, Sénèque nous adresse encore revient donc à voir l’avenir sous l’aspect du passé et réciproquement. Quand on est enclin à réduire le passé à rien et à étendre à l’infini l’avenir, Sénèque porte à réduire l’avenir à rien et à réaliser sans aucun oubli la durée du passé mort.

dimanche 3 février 2008

Sénèque (1): une manière possible de comprendre l'expression "se posséder".

A Geneviève G., qui m'a parlé du temps qui passe.
Depuis fin juin que j’ai pensé en avoir fini avec mon cher Diogène Laërce, me faisait défaut un opus magnum offrant de quoi méditer sur les styles antiques de vie.
Un temps, j’ai cru le trouver dans les Vies de Plutarque.
En fait c’est Sénèque et ses Lettres à Lucilius qui l’ont emporté (une des raisons: j’ai appris autrefois le latin et donc les traductions dont je dispose ne sont pas trop contraignantes).
Me voici donc parti pour une série de réflexions sur cette direction de conscience que le philosophe stoïcien a exercée à l’égard de son ami Lucilius dont je donnerai en premier lieu comme une fiche signalétique inspirée en partie du Dictionnaire des philosophes antiques dirigé par R.Goulet (l’article est extrait du quatrième volume – 2005 – et a été rédigé par Régine Chambert ).
Gaius Lucilius Junior : né vers l’an 5, moins âgé que Sénèque (- 4), chevalier, procurateur en Sicile vers 63-64, à plusieurs reprises inquiété par le pouvoir impérial (Caligula, Néron). Philosophe et poète dont l’œuvre est perdue. Dans la lettre 46, Sénèque dit avoir « dévoré tout entier » (« exhausi totum » – trad. de Henri Noblot Les Belles Lettres 1947 -) le livre de Lucilius qu’il vient de recevoir, tant la langue en est charmante. Quelques-uns de ses vers, sentencieux, ont été grâce à Sénèque sauvés de la perdition : « N’est pas tien ce que fortune a fait tien », « Bien qu’on a pu donner peut être repris » (lettre 8), « La mort ne vient pas en une fois ; il est une dernière mort, celle qui nous emporte » (lettre 24). Son identité philosophique n’est pas déterminable mais, c’est certain, il était désireux de passer d’une vie publique à une vie philosophique, Sénèque ayant comme fonction de lui montrer le chemin.
La première lettre est consacrée au temps.
C’est par un terme de droit que Sénèque commence sa première lettre : « vindica te tibi », Noblot traduisait « revendique tes droits sur toi-même », Novarra: « entreprends de te libérer toi-même ».
Ce que je dois réclamer comme étant ma propriété, c’est moins moi-même que mon temps. La première phrase m'engage en effet à devenir maître de mon temps. Ce qui y fait obstacle est autant les autres que moi-même.
D’abord autrui qui a deux manières de me priver du temps : ouvertement ou furtivement (« tempus (…) aut auferebatur aut subripiebatur »). Le temps m'est arraché (Sénèque emploie aussi plus bas le verbe eripere) ou subtilisé (subducere). La conscience du danger que représentent les autres n’est donc que partielle dans la mesure où je ne réalise pas constamment que je ne maîtrise pas mon temps.
Mais c’est moi-même aussi qui ne sais pas le retenir. (« tempus (…) excidebat ») : comme une parole qui sort de ma bouche mais que je ne veux pourtant pas dire, comme l’eau que je ne peux saisir, le temps m’échappe.
Ce que Sénèque décrit ainsi n’est pas le rapport qu'en tant qu'homme j'ai nécessairement avec le temps mais un rapport personnel vicié par ma neglegentia (« incurie » selon Noblot, « négligence » selon Novarra). Ce vice s’exprime de trois manières : mal (male) faire, ne rien (nihil) faire, faire autre chose (aliud). Ce que me demande donc Sénèque, ce n’est pas d’avoir du temps pour moi mais d’occuper mon temps à bien faire ce que je dois. La vie philosophique est donc de l’ordre du faire (agere), de l'action et ne se réduit pas à penser correctement, lucidement les emplois du temps qui hasardeusement m'échoient.

dimanche 20 janvier 2008

Pascal / Epictète

Pascal écrit:
“Quand on se porte bien, on admire comment on pourrait faire si on était malade ; quand on l’est, on prend médecine gaiment : le mal y résout. On n’a plus les passions et les désirs de divertissement et de promenades, que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des désirs conformes à l’état présent. Il n’y a que les craintes, que nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la nature, qui nous troublent, parce qu’elles joignent à l’état où nous sommes les passions de l’état où nous ne sommes pas. » ( 109 Ed. Brunschvicg Hachette 1922 p.382-383)
Brunschvicg ajoute la note suivante : « Le Manuel d’Epictète contient cette maxime célèbre : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils ont sur les choses. » (V) »
A dire vrai, cette note ne me paraît pas pertinente. Epictète oppose la chose à ce que la passion nous fait voir d’elle, son but étant de développer la compréhension de la chose hors passion, si on peut dire. Pascal en revanche oppose deux sortes de passions, celles de la santé et celles de la maladie et affirme que les passions de la maladie, accordées à elle, la rendent vivable. La fin est de produire chez le lecteur non un mouvement de maîtrise de soi destiné à en finir avec les passions mais une prise de conscience de la variété des passions et de la fonction finalement psychologiquement salutaire de la variation passionnelle.

Commentaires

1. Le dimanche 20 janvier 2008, 11:22 par herve
Entièrement d'accord avec vous. Le projet de maîtrise de soi stoïcien n'est pas du tout celui de Pascal qui, dans l' Entretien avec M. de Saci, insiste sur la "présomption" d'Epictète lorsque celui-ci affirme que les deux puissances de l'esprit et de la volonté "sont donc libres, et que c'est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits".
Pour Pascal, il n'y a que des divertissements, c'est-à-dire des façons de se détourner de soi : le malade regarde vers la santé en prenant "médecine gaiement", la personne saine admire "comment on pourrait faire si on était malade".
La sortie du divertissement n'est pas possible. La foi chrétienne n'en est elle-même qu'une forme subtile : nous ne pouvons nous contenter de nous-mêmes, mais nous ne pouvons pas plus nous détourner complètement de nous-mêmes, il nous reste à nous tourner vers ce qui en nous est plus que nous : Jésus Christ, comme en atteste le Mystère de l'Eucharistie.
Ce "divertissement de foi" ne porte en lui-même aucune garantie ultime. Pour le justifier, il faut recourir à un raisonnement mathématique _détourné_, c'est-à-dire, comme nous l'avions vu, à un pseudo-raisonnement probabiliste, ou se _détourner vers ses effets_ : la foi en Dieu est peut-être fausse, mais "vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, etc."
2. Le dimanche 20 janvier 2008, 12:31 par philalèthe
Merci d’abord pour ce post.
Votre référence au “divertissement de foi” est originale mais pouvez-vous m’assurer qu’elle est pascalienne ?
Certes le fragment 443 (éd. Le Guern) pourrait venir à l’appui de votre thèse (« Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement »). On inclurait alors dans toutes les occupations les occupations religieuses.
Cependant d’autres fragments suggèrent une distinction tranchée entre vie chrétienne et et divertissement. Je pense au 393 qui mentionne la possibilité d’une sortie en dehors du divertissement :
« La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. »
Je prends en compte aussi 127 qui souligne que la pensée de la royauté ne suffit pas à sauver le roi de la conscience de sa misère et qu’il lui faut aussi être diverti. Or, les dernières lignes font une distinction qu’il faut peut-être prendre au sérieux :
« Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois. »
En revanche Pascal dit explicitement que quand la philosophie prend comme objet le divertissement, il peut ne s’agir que d’une forme plus subtile et plus condamnable de divertissement :
« Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non point pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils le savent. Et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance » (126)
J’aimerais donc savoir sur quels autres textes vous vous appuyez pour produire le concept de « divertissement de foi ». Merci d'avance !

samedi 19 janvier 2008

Marc-Aurèle / Cohen

J'ai souvent cité ce passage de Marc-Aurèle:
"Comme il est important de se représenter (...) à propos de l'union des sexes: "C'est un frottement de ventre avec éjaculation, dans un spasme, d'un liquide gluant." "(VI, 13, trad. Hadot)
Mais Albert Cohen dans Solal (1930) fait mieux:
"Baiser, cette soudure de deux tubes digestifs." (p.181 La Pléiade)

Commentaires

1. Le samedi 19 janvier 2008, 20:50 par Nicotinamide
La représentation stoicienne tend à se détacher du fantasme pour que ne subsiste que la réalité nue. Qu'est-ce que le sexe ? ni plus ni moins qu'un crachat séminal. qu'est-ce qu'un saint émilion ? Du jus de raisins pourris etc etc... "Soudure de tubes digestifs" ne relève pas de la représentation chère aux stoiques. Au contraire, il s'éloigne de la réalité, les sexes ne sont pas des tubes digestifs.
2. Le dimanche 20 janvier 2008, 09:59 par philalèthe
Le baiser = l'union de deux bouches !
3. Le dimanche 20 janvier 2008, 23:22 par Nicotinamide
oui, ok, confusion à cause de la phrase d'Aurèle qui ne parle pas d'un bisous... mais faut-il parler d'union d'appareil respiratoire (on respire par la bouche), de la soudure d'organe gustatif ?

vendredi 18 janvier 2008

Entre tendresse de pitié et ataraxie, il faut choisir (fin)

La troisième voie mène à la mort. En un sens, Cohen réécrit la critique pascalienne du divertissement. Car, s’il a en commun avec Pascal d’attirer l’attention du lecteur sur sa propre mort (« Sache que tu mourras (…) je voudrais convaincre mes frères humains, les bourrer de leur future mort, de l’universelle mort » Carnets 1978 Pléiade p.1192), il innove en se centrant sur la mort d’autrui, précisément de l’ennemi.
Nietzsche dans la Généalogie de la morale (I) citait Saint-Thomas (Commentaire sur le livre des sentences IV, L, 2, 4, 4) pour faire apercevoir comment l’amour du prochain travestit la haine des ennemis :
« Les bienheureux au royaume céleste verront les peines des damnés pour avoir plus de béatitude encore. »
Pour Cohen, imaginer l’ennemi mourant a une autre fonction.
Notons d’abord qu’il s’agit d’anticiper les attitudes les plus concrètes et les plus désespérées de l’agonisant :
« Ses mains repousseront les draps, ses mains grifferont et bêcheront sa poitrine pour en ôter la mort, et il voudra respirer encore une fois, vivre encore une fois » (ibidem)
Ce qu’attend Cohen de cet effort d’imagination (effort, oui, car l’autre est si vivant dans son arrogance hostile), c’est par le moyen de la pitié la réconciliation, tant devront à la lumière de la mort, point d’arrivée des deux ennemis, paraître vaines les raisons du conflit.
La pensée de la mort tient certes un grand rôle dans le stoïcisme, mais l’usage qu’en fait le stoïcien est radicalement différent : imaginée à chaque instant comme une possibilité, elle est la limite personnelle qui prévient des adhésions aux valeurs vaines en rappelant que le rôle qu'on joue, aussi brillant qu’il soit, ne dure pas toute la pièce et correspond seulement à une apparition, certes fondée, mais naturellement éphémère.
A la rigueur, un stoïcien contemporain pourrait partir de la voie enseignée par Cohen pour inventer un exercice spirituel d’un tout autre sens : imaginer l’agonie de l’autre en vue, le jour venu, de ne pas se décomposer dans le désespoir ; imaginer sa propre agonie comme la forme ultime de l’absence essentielle de maîtrise du corps propre. D'ailleurs, n'est-ce pas ce dernier exercice que Marc-Aurèle pratique quand il écrit en IV 39 ?
"Quand bien même ton plus proche voisin, le corps, serait découpé, brûlé, purulent, gangrené, que néanmoins la partie qui prononce sur ces accidents garde le calme, c'est-à-dire qu'elle juge n'être ni un mal ni un bien ce qui peut tout aussi bien survenir à l'homme méchant qu'à l'homme de bien." (trad. Meunier)
Le corps comme plus proche voisin !

vendredi 11 janvier 2008

Entre tendresse de pitié et ataraxie, il faut choisir (II)

“La deuxième voie vers la tendresse de pitié est la connaissance de l’universelle irresponsabilité, tous commandés et déterminés que nous sommes par nos chromosomes et leurs gènes, entre autres » (Carnets 1978 p.1191-1192).
C’est une vue scientifique du monde, ou spinoziste. L’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire. Partie de l’univers, il obéit à des lois. Donc voir l’homme qui nous a offensé comme une averse. Certes en vouloir à une pluie soudaine qui contrarie nos plans serait déplacé. Mais il s’agirait ici de n’en vouloir à personne, quoi qu’il ait fait. Ainsi identifier, entre autres, Laval et ses complices au passage d’une tempête dévastatrice.
Dans un propos du 25 décembre 1907 consacré à Kipling, Alain loue l'écrivain anglais d’être parvenu à faire voir ses personnages comme des expressions de la nécessité :
« Dans Kipling, au contraire (Alain l’oppose aux « petits romanciers de quatre sous, couronnés par l’Académie Française »), je retrouve l’homme tel que je le vois, tournebroche fait de tournebroches (Alain se rappelle sans doute de Kant dans la Critique de la raison pratique: la liberté psychologique "ne vaudrait au fond guère mieux que celle d'un tourne-broche, qui, une fois monté, exécute de lui-même ses mouvements" ) , à ne jamais savoir comment ces damnées mécaniques vont grincer ou mordre ; et, quand ils parlent, on sent bien que leurs mots ne sont que les pauvres signes d’une grande et terrible chose, comme seraient les mouvements d’un baromètre dans un cyclone. » (Propos La Pléiade T.1 p. 24)
Ni Alain ni Cohen n’en ont conclu qu’adopter un tel regard sur les autres revient aussi à pouvoir prédire leurs actions ou leurs pensées. Non, on ne sait jamais comment « ces damnées mécaniques vont grincer ou mordre », néanmoins une fois qu’elles ont mordu ou grincé, on se préservera de la douleur des morsures et de l’irritation causée par les grincements en se les représentant rétrospectivement comme nécessaires. C’était aussi une vue stoïcienne. Marc-Aurèle par exemple écrit dans les Pensées pour soi-même :
« De telles choses, par le fait de tels hommes, doivent naturellement se produire ainsi, par nécessité, Ne pas vouloir que cela soit, c’est vouloir que le figuier soir privé de son suc » (IV 6 trad. Meunier GF p.67)
« Tout ce qui arrive est aussi habituel et prévu que la rose au printemps et les fruits en été ; il en est ainsi de la maladie, de la mort, de la calomnie, des embûches et de tout ce qui réjouit ou afflige les sots » (IV 44 ibid. p. 75)
J’ai pourtant présenté les voies tracées par Albert Cohen comme des anti-voies du stoïcisme ; comment est-ce défendable si, lui et eux, sont portés à identifier les faits humains à des faits naturels ?
Point de détail d’abord qui les sépare : ce ne sont pas les chromosomes ou autres petitesses matérielles qui rendent compte des événements humains mais Dieu = le Logos = la Raison. Donc un fatalisme d’une tout autre allure, disons, cosmologiquement grandiose.
Autre point, secondaire ici : chez les Stoïciens, ce n’est pas à un pathos que tend l’identification des chaînes causales, bien plutôt à l'élimination des apitoiements. Un orage ne fait pas pitié.
Mais l’essentiel, le voici: le stoïcisme est un fatalisme volontariste. L'expression est-elle un oxymore ? C’est tout le problème de la cohérence du système qui est posé. Peu importe ici. Reste indubitablement vrai que celui qui voit les autres comme des mécaniques quand il s’agit de se faire à leurs méfaits et de rester sage malgré leurs folies identifie lui-même et les autres quand il s’agit du présent et de l’avenir à des souverains, sinon maîtres de leur vie, du moins absolument capables de maîtriser les représentations qu’ils en ont.
C’est eux bien sûr qui ont raison. Cohen l’aurait vite compris. Que vaudrait son appel à ceux qui ont la bouche pleine de l’amour du prochain s’il ne les croyait pas assez maîtres d’eux pour suivre, peut-être, les trois voies qu’il dessine ?
Pour se voir comme un baromètre dans un cyclone, il faut précisément ne pas être un baromètre dans un cyclone !