vendredi 7 mars 2008

Sénèque (13): quatre expressions de la confiance.

Sénèque dans le but de déterminer quelle est la juste relation que Lucilius doit avoir avec un ami distingue quatre manières de distribuer sa confiance. On commencera par celles qu’ils disqualifient :
a) on peut se décharger (exonerare) sur tous ceux qu’on croise de ce qui nous pèse. Le verbe latin rendu par peser ici est urere qui signifie brûler, consumer. En somme, on brûle de dire ce qui nous consume… Ayant alors autant de confidents que de personnes rencontrées, on n’a pas d’ami.
b) on peut reculer de crainte à l’idée de partager une confidence avec ceux qui nous sont les plus chers. Ici l’affection pour les autres a donc une autre origine que la confiance qu’on leur fait. Notons qu’il ne s’agit pas de garder pour soi seul des secrets mais dans la mesure du possible de les enfouir au plus profond de soi (« interius premunt omne secretum », Noblot traduisant premere par refouler). Si on n’ose pas dire quelque chose à un autre, c’est parce que d’abord on n’est pas en mesure de se le dire.
Ces deux premières attitudes ont quelque chose de pathologique : muet ou loquace, on ne se contrôle en rien mais on subit une contrainte psychologique. Rien d’étonnant à ce que Sénèque les condamne toutes deux : il ne faut faire aucune des deux choses (« neutrum faciendum est »). Chacune est un défaut, un vice (vitium). Aucune n’est pire que l’autre. Ici le raisonnement de Sénèque est étonnant : il compare chaque vice à l’autre et dans les deux cas trouve l’un meilleur que l’autre. Précisément la conduite A est plus honnête que la conduite B (effectivement on ne cache rien) et la conduite B est plus sûre que la conduite A (effectivement on ne se livre pas). Du point de vue d’une seule valeur, on pourrait établir une hiérarchie objective des vices mais du point de vue de deux, les inégalités s’annulent. Il y a donc des degrés dans le vice du point de vue d’une seule vertu, mais du point de vue des vertus ou de la vertu comme ensemble de vertus particulières, tous les vices se valent (du point de vue de l’honnêteté, je suis moins vicieux si je dis tout sur moi à chacun mais du point de la vertu qui cumulent les vertus particulières, je suis aussi loin du but en étant renfermé qu’en étant bavard).
C’est maintenant le moment de présenter deux manières bonnes de distribuer sa confiance :
c) la manière absolument bonne : la confiance est accordable à l’ennemi. Il n’y ici ni honte (b), ni incontinence (a). Faire ses confidences à son ennemi est justifié par une conformité totale de la vie qu’on mène à la vie qu’on doit mener. On n’a alors pas d’ami par manque objectif de secrets et non par incapacité à s’avouer ses secrets (b). Etrangement l’ami qui est l’alter ego du sage dans la philosophie antique n’a plus alors de fonction.
d) la manière relativement bonne : elle est justifiée par l’habitude (consuetudo) de tenir secrètes certaines choses, comme si l’amitié n’avait pas d’autre raison d’être qu’un usage dont il est difficile de penser qu’il n’est pas contingent (« sed quia interveniunt quaedam, quae consuetudo fecit arcana… » que Noblot traduit par « cependant, vu qu’il y a des circonstances qu’il est d’usage de tenir secrètes… »). C’est donc relativement à ce fond de coutumes que Sénèque conseille à Sénèque, comme on l’a déjà vu, de mettre en commun avec l'ami tous ses soucis, toutes ses pensées.
Il serait cependant injustifié d’aller jusqu’à accuser Sénèque de conformisme. Il me semble que le respect des usages (du moins jusqu’à la limite où ils sont clairement condamnables par la raison) est une des composantes du stoïcisme.

mardi 26 février 2008

Sénèque (12): comment choisir un ami ?

Il est courant de dire qu’on se fait un ami ; on peut comprendre l’expression de plusieurs manières dont celle-ci : c’est la relation amicale qui donne à autrui son identité d’ami. On ne naît pas ami, on le devient.
Sénèque infirme ce point de vue, mais en partie seulement.
On a vu qu’il identifie l’ami à quelqu’un avec lequel on se sent en totale confiance, mais la question reste de savoir en qui placer sa confiance.
Or, à ce propos, Sénèque soutient deux positions qui pourraient être contradictoires.
La première, qu’il développe le plus longuement, affirme qu’il faut juger qui est digne de confiance avant de se confier. Mais Sénèque ne donne aucun critère permettant de déterminer à quoi reconnaître la capacité de l’homme à devenir un ami. Il reste en effet très vague, conseillant à Lucilius de délibérer avec lui-même, de juger (judicare utilisé intransitivement), de réfléchir longtemps (diu cogitare).
Cette position suppose en tout cas que la valeur de l’homme est identifiable avant et en dehors de la relation qu’on établira peut-être avec lui (elle ne lui est pas attribuée après identification de son intériorité secrète). Sénèque écarte donc clairement la possibilité qui consisterait à se confier avant de juger. Plus précisément la relation est établie entre aimer (amare) et juger : il faut donc juger et éventuellement aimer et non aimer puis juger avec pour conséquence éventuelle la fin de l’amitié (le texte latin offre à vrai dire une ambiguité: Sénèque ayant écrit : « qui contra praecepta Theophrasti, cum amaverunt, judicant, et non amant, cum judicaverunt », Noblot a traduit: « à l’encontre des préceptes de Théophraste, ils attendent d’avoir donné leur affection pour se faire juges, et la retirent quand ils ont jugé » mais je crois qu’on pourrait aussi rendre le texte ainsi : « ils jugent quand ils ont aimé et non aiment quand ils ont jugé »; si on fait ce choix, disparaît l’idée d’un retrait de l’affection et apparaît alors plus gravement l’éventualité d’une affection définitivement mal placée)
Mais cette position essentialiste, substantialiste entre en tension avec une autre qu’on pourrait appeler relationnaliste, Sénèque écrivant :
« Crois à sa fidélité, tu le rendras fidèle. On sait des gens qui ont enseigné la trahison en montrant la crainte d’être trahis, et qui ont justifié le manquement par leurs soupçons » (trad. Noblot)
On réalise ici que la qualité de l’ami ne précède pas l’amitié, mais naît d’elle, la confiance engendrant la confiance. Le jugement théorique n’éclaire plus une fois pour toutes sur la qualité de l’homme, c’est la pratique qui contribue à fixer son identité.

lundi 25 février 2008

Sénèque (11) : contrairement à toute logique, être avec son ami, c’est être avec soi-même !

Pour la première fois depuis le début de la correspondance apparaît un tiers dans la relation entre Sénèque et Lucilius.
Ce tiers a été choisi par Lucilius pour transmettre ses lettres à Sénèque. Or, dans une des lettres transmises, Sénèque relève que Lucilius appelle cet homme « son ami ».
L’argumentation de Sénèque va alors consister à réduire une telle désignation à une expression conventionnelle, à un titre social.
Voici comment : dans la même lettre, Lucilius demande à Sénèque de ne pas partager avec ce tiers ce qu’il sait de lui pour la raison qu'il ne s’est pas confié à cet homme qu'il appelle pourtant son ami.
Or, Sénèque interprète immédiatement une telle absence de confiance comme la marque spécifique d’une relation non-amicale.
D’autres possibilités étaient pourtant pensables : par exemple qu’il y a des degrés dans l’amitié ou que l’amitié avec ce tiers est naissante.
Mais Sénèque ne les retient pas car il dispose de la connaissance de l’essence (vis) de l’amitié: l’ami est quelqu’un en qui on a autant confiance qu’en soi-même.
Qu’entendre par là ? Il me semble que Sénèque l’explicite au cours de cette même lettre de plusieurs manières distinctes et opposées:
a) « ne manque pas de délibérer sur toutes choses avec ton ami » (trad. Noblot). On est porté à interpréter cette délibération commune comme un échange d’opinions destiné à rendre meilleure une décision.
b) « converse avec lui aussi hardiment qu’avec toi-même ». Le verbe latin traduit par « converser » est "loqui" qu’il est ordinaire de traduire par « parler ». Il s’agit donc ici non plus d’apporter un avis dans le cadre d’une délibération commune, mais de communiquer à l’ami tout ce qu’on se dit intérieurement. Vue sous ce jour, l’amitié exclut le secret. Or, il me semble repérer une tension entre cette relation et la précédente. Pour délibérer avec un ami, il faut prendre son opinion au sérieux et viser une vérité commune. Transmettre ses secrets est tout à fait différent, car on n’a plus à l’horizon une vérité commune. La transmission même réciproque de secrets n’est pas tant une conversation qu’un double aveu. Quelques lignes plus loin, Sénèque formule différemment la même relation : « mets en commun (misce = mêle, mélange) avec ton ami tous tes soucis (curas), toutes tes pensées (cogitationes) »
c) « pourquoi, lui présent, ne me croirais-je pas seul ? » Ici est radicalisé l’effacement de l’ami déjà perceptible antérieurement. Il ne s’agit même plus de la transmission de secrets car cette opération implique la reconnaissance de l’autre comme différent de soi. Bien sûr Sénèque ne veut pas dire qu’on ne fait pas attention à l’existence de son ami et qu’on en vient à oublier sa présence. Non, on tendrait plutôt à l’identifier à l’image de soi que reflète le miroir. La relation amicale est donc pensée comme une relation non avec un autre particulier mais avec un double de soi.
Dans ces conditions, on comprend que Sénèque donne un autre sens au mot ami quand Lucilius l’emploie pour qualifier le porteur des lettres. Il va la réduire à quelque chose comme une formule de politesse :
« Si de ce mot au début tu as fait une appellation banale, si tu as dit : mon ami, comme nous qualifions d’honorables (bonos viros) tous les candidats officiels, comme nous donnons du « Monsieur » (dominos) au premier venu dont le nom nous échappe, passe pour cela » (trad. Noblot)
On peut aussi voir cette lettre comme la procédure d’éviction de son porteur. Il y a trois personnes au début de la lettre, puis deux (Lucilius et Sénèque), puis une (Sénèque s’écrivant à lui-même, Lucilius).
L’ami est donc un autre tel qu’avec lui je ne parle pas à un autre !

samedi 23 février 2008

Sénèque (10): le nécessaire et le suffisant.

Pour terminer cette deuxième lettre, Sénèque cite Epicure :
« Belle chose que l’allégresse dans la pauvreté » (trad. Noblot)
Sauf à me tromper, on ne trouve pas ce texte dans le corpus épicurien. Mais il pourrait s’y trouver tant il est en accord avec la doctrine.
Son sens est clair mais peut tout de même prêter à confusion. En effet cette pauvreté joyeuse (« laeta paupertas ») n’est ni objectivement ni subjectivement pauvreté. Sénèque l’explicite :
« Illa vero non est paupertas, si laeta est » ( « mais elle n’est pas pauvreté, si elle est joyeuse » trad. perso.).
Ce n’est pas que la pauvreté réelle est vue comme richesse (on serait finalement dans l’illusion ou dans le mensonge à soi-même) ; non, celui qui "a" la pauvreté joyeuse est réellement riche vu la limitation de ses désirs. Il est donc tout à fait lucide en jugeant riche sa richesse. Il mesure en effet ce qu’il possède selon deux critères : ce qui est nécessaire et ce qui est suffisant.
La lettre se clôt sur cette distinction que Sénèque n’éclaire pas et qui n'est pas aussi nettement explicitée dans les textes d’Epicure. On peut en tout cas tirer d’elle une définition de la pauvreté (objective et subjective) et deux définitions de la richesse, la première correspondant à la richesse minimale, l’autre à la richesse optimale (ou maximale en un sens).
Est donc absolument pauvre celui qui ne dispose pas du nécessaire. Mais qu’est-ce que le nécessaire ? La lettre 110 le définit en l’opposant au superflu (supervacuum) :
« Les choses nécessaires se présenteront à toi partout » (trad. pers. « necessaria ubique occurent »)
Cette philosophie présuppose donc ce qui ne va pas de soi : qu’en tout lieu tout homme trouvera de quoi survivre. L’épicurisme (et ce stoïcisme sénéquien qui le reprend sur ce point) n’est pas adapté au monde de la famine. Doit-on l’interpréter comme un défaut de lucidité à propos de la nature ? Je dirais plutôt que ces hommes-là n’ont pas eu l’expérience d’une nature rendue invivable par une certaine histoire.
Donc, dans ce cadre ainsi défini, tout homme est réellement riche et c’est la pauvreté qui une mauvaise interprétation de cette richesse de fait, mauvaise interprétation conditionnée par un excès de désirs.
Cependant la différence entre le nécessaire et le suffisant complique les choses : car du point de vue de la satisfaction (= état de celui qui a assez), ce qui est nécessaire est insuffisant. Cette distinction recoupe-t-elle la distinction épicurienne entre les désirs nécessaires et naturels et les désirs naturels seulement ? Non, car il suffit de combler désirs naturels et nécessaires pour être totalement heureux ; or, nous venons de réaliser que la possession du nécessaire n’est pas la possession du suffisant. En plus, si la marque du nécessaire est plutôt aisément déterminable (sans le nécessaire, l’homme ne survit pas), la délimitation du suffisant paraît élastique mais en même temps on ne peut en donner une interprétation relativiste du genre : "est suffisant ce qu’on juge être suffisant". On le voit clairement à partir de la situation choisie par Sénèque pour illustrer la citation d’Epicure :
« Qu’importe ce que tel homme compte d’or dans son coffre, de blé dans ses granges, de bétail dans ses pacages, quel revenu produisent ses capitaux, s’il convoite le bien d’autrui, s’il suppute non ce qu’il a acquis mais ce qu’il pourrait acquérir ? » (trad. Noblot)
En passant, notons que l’état d’esprit dénoncé ici correspond à peu près à l’état d’esprit du chef d’entreprise tel qu’on en fait aujourd’hui l’éloge !
Ceci mis à part, il est clair que ce riche propriétaire ne juge pas suffisant ce qu’il a ; or du point de vue de Sénèque, c’est plus que suffisant. Il convient de penser que la critère du suffisant se trouve dans la satisfaction du sage, ce qui est assez aristotélicien : c’est l’expérience des meilleurs des hommes qui permet de délimiter les contours de la meilleure des vies.

vendredi 22 février 2008

Sénèque (9): tentative d'élucidation d'une métaphore alimentaire.

Sénèque cite Lucilius se justifiant:
« Sed modo (…) hunc librum evoluere volo, modo illum »
Ce que Noblot traduit ainsi:
« C’est que je me plais à feuilleter tantôt ce livre, tantôt cet autre »
J’y lis, encore une fois plus sobrement, ceci :
« Mais je désire lire tantôt ce livre, tantôt cet autre »
Evolvere veut dire dérouler (en rapport avec le livre-rouleau) et lire autant que feuilleter. Quant à velle, il serait certes excessif de le traduire par vouloir. En effet André-Jean Voelke dans L’idée de volonté dans le stoïcisme (1973) précise dans la partie qu’il consacre à Sénèque : « L’opposition entre velle et cupere (ou concuspicere) est loin d’être constante. Souvent velle et voluntas marquent le simple désir » (p.167 n. 3) Reste que traduire "volo" par "je me plais à" suggère quelque chose comme une complaisance par rapport à des caprices, que le texte ne justifie pas directement. Si on y ajoute le choix de traduire "evolvere" par "feuilleter", on tend à transformer la description d’une certaine pratique de la lecture en une quasi condamnation de soi-même !
« A la différence du dialogue socratique, où l’interlocuteur est invité à collaborer à la recherche de la vérité, les timides répliques du disciple interpellé dans la diatribe ne sont que l’occasion de sorties de plus en plus vigoureuses du maître. » écrit Pierre Aubenque dans sa petite mais excellente présentation du système de Sénèque dans la collection Philosophes de tous les temps chez Seghers en 1964 (p.55). En effet Sénèque, dont les lettres ont retenu quelque chose de la diatribe, genre pratiqué par le cynique Bion, va contrer la justification de Lucilius en revenant à la métaphore alimentaire. Cependant passer d’un livre à l’autre ne revient plus à vomir une nourriture pour en absorber une autre, mais à goûter un peu de chacune (degustare). Une telle « dégustation » de choses diverses et opposées gâte (inquinare = salir, souiller, corrompre) au lieu de nourrir.
Il me semble que cette dernière métaphore mêle deux identifications distinctes de Lucilius : en effet Sénèque écrivant d’abord que c’est le propre d’un estomac blasé d’essayer un peu de tout, le lecteur est alors porté à voir Lucilius sur le modèle du riche cherchant sans cesse de nouvelles sensations sans jamais trouver rien qui ne l’arrête ; en revanche en choisissant l’optique thérapeutique (et non plus morale) pour mettre en garde Lucilius contre l’absence de valeur nutritive d’un tel comportement alimentaire, il pousse le lecteur à identifier ce dernier non plus à un riche mais à un pauvre affamé qui ne parvient pas à assouvir sa faim. Il y a une nuance appréciable entre être revenu de toutes les références et n'en avoir encore aucune !
Néanmoins, bien que condamnant la manière de lire de Lucilius, Sénèque est porté au compromis:
« Si l’envie te prend de pousser une pointe chez les autres, reviens vite aux premiers » (trad. Noblot)
« Pousser une pointe » traduit diverti (= se détourner de sa route momentanément - pour passer la nuit chez un hôte par exemple - ).
C’est un trait de Sénèque : faire sa place à l’exception, ne pas être rigoriste.
En tout cas, je ne crois pas que ce détour occasionnel revienne à aller explorer en éclaireur le camp d’autrui. L’éclaireur est dans une logique de renforcement de son camp alors que celui qui cède à la tentation du détour en un sens se divertit.
Enfin Sénèque précise de quel mal la lecture est le remède, de quelle blessure elle est la cicatrice : il s’agit de la pauvreté, de la mort et de tous les autres fléaux (pestes).
On peut s’étonner que ces deux hommes riches et reconnus cherchent des secours contre une pauvreté qu’ils ne connaissent (mais qu’ils pourraient connaître !), mais plus profondément on peut être surpris du fait que Sénèque utilise le mot pestis pour qualifier la mort et tout ce qui peut frapper les hommes (déjà la lettre I dramatisait la mort en encourageant Lucilius à s’emparer des heures qu’avant qu’elles n’en viennent à augmenter la part, déjà derrière nous, de la mort). En effet la doctrine stoïcienne apprend à voir comme des choses indifférentes tout ce que les hommes ordinaires appellent des malheurs.
Il suffit alors peut-être de dire que Sénèque reprend ici à des fins pédagogiques la manière commune de parler et plus précisément sans doute celle de Lucilius. Mais Pierre Aubenque met en relief chez Sénèque ce qu’il appelle de manière un peu jargonnante « la valorisation des indifférents non-préférables (les maux extérieurs et les maux du corps de la tradition aristotélicienne) comme occasions de vertu » (ibidem p. 81). Il ajoute un peu plus loin : « On peut comprendre les motivations personnelles de ce thème, penser aussi qu’il s’accordait avec le goût romain pour une vertu militante, qu’exaltent l’adversité comme les tentations » (p.82).
Résumons : la lecture revient à s’armer contre des adversaires qui, sans être invincibles, sont du moins de taille ! Les réduire à des riens serait ne plus pouvoir se penser comme un héros.

jeudi 14 février 2008

Sénèque (8) : Lucilius et l’Autodidacte.

Les mauvaises habitudes de lecture de Lucilius sont décrites en elles-mêmes et métaphoriquement.
D’abord le fait brut: Lucilius lit beaucoup d’auteurs et des livres de tout genre.
Mais il ne lit pas comme l’autodidacte de La Nausée (Sartre) méthodiquement (« tout d’un coup les noms des derniers auteurs dont il a consulté les ouvrages me reviennent à la mémoire : Lambert, Langlois, Larbalétrier, Lastex, Lavergne. C’est une illumination; j’ai compris la méthode de l’Autodidacte : il s’instruit dans l’ordre alphabétique. (…) Il en est aujourd’hui à L. K après K, L après K. Il est passé brutalement de l’étude des coléoptères à celle de la théorie des quanta, d’un ouvrage sur Tamerlan à un pamphlet catholique contre le darwinisme : pas un instant il ne s’est déconcerté. Il a tout lu ; il a emmagasiné dans sa tête la moitié de ce qu’on sait sur la parthénogenèse, la moitié des arguments contre la vivisection. Derrière lui, devant lui, il y a un univers » p.52 Folio)
Non, Lucilius traverse (transmittere) au pas de course (cursim) et à la hâte (properans) tous les auteurs.
C’est la recherche fébrile et toujours déçue d’une référence ultime.
A la différence de l’Autodidacte qui capitalise, Lucilius cherche un sol ferme où s’arrêter mais, ne le trouvant pas, poursuit sa route. L’Autodidacte enregistre les livres et les fait siens, certes pas au sens où Sénèque digère Epicure ; non, l’Autodidacte n’a pas de convictions, son cerveau est un disque dur et la lecture un téléchargement. Lucilius, lui, est un nomade qui rêve de se sédentariser (quant à Sénèque, c’est un sédentaire qui ne sort de chez lui que dans le but d’y rentrer plus riche de provisions). Mais voyons plutôt les comparaisons que la lecture de Lucilius inspire à Sénèque.
En premier lieu, lire ainsi, c’est passer sa vie (vitam exigere) à voyager (peregrinatio = le voyage à l’étranger). Voyage que Sénèque n’identifie pas du tout ici, comme il nous est habituel, à la découverte mais seulement à sa condition de possibilité : l’hospitalité (c’est une vérité analytique de l’époque (sic) : pour voyager, il faut avoir des hôtes). Est-ce une autre vérité grammaticale ? L’hôte n’étant par définition pas un ami, voyager ne rapporte aucune amitié. D’où l’idée d’un auteur-ami (ce que suggérait déjà le familiariter qui caractérisait la relation étroite – se applicare – du lecteur à l’homme de génie).
En second lieu, lire comme le fait Lucilius, c’est prendre de la nourriture puis aussitôt la rejeter. Epictète utilisera aussi la métaphore du vomissement mais pour signifier l'activité purement verbale du disciple incapable d'incarner par une conduite la théorie du maître.
Troisièmement, c’est changer précipitamment de remède (crebra mutatio : décidément cette deuxième lettre condamne la mutatio qu’elle soit changement de lieux ou d’autre chose !). Très ancienne comparaison de la lecture à une thérapeutique : lire, c’est se soigner. Cette troisième métaphore se poursuit avec une variante : une telle lecture revient non à mettre un médicament (medicamentum) sur la blessure mais à ne pas cesser d’en essayer. Loin d’être un divertissement, la lecture-urgence (mot-valise : lecturgence !) acquiert ainsi une fonction vitale.
Quatrièmement, lire de cette manière, c’est transplanter sans cesse une plante. Ce qui donne l’idée d’un livre-terreau et de racines qui plongeraient non dans une terre mais dans une œuvre.
Extrayant l’idée abstraite illustrée par les trois dernières comparaisons, Sénèque écrit : « nihil tam utile, ut in transitu prosit » (« rien n’est assez utile pour rendre service en passant » trad. personnelle).
Montaigne cite ce passage dans De la vanité (Essais III IX).
Il vient de reconnaître que sa manière d’écrire (« mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesmes ») peut lui aliéner certains lecteurs aux « oreilles foibles ou nonchallantes » et ajoute : « Qui est celuy qui n’ayme mieux n’estre pas leu que de l’estre en dormant ou en fuyant ? » Est-ce le dernier mot qui alors a évoqué la manière dont Sénèque a caractérisé la lecture de Lucilius : au pas de course et en hâte ? En tout cas, en ultime ajout à ce passage, lisible donc seulement dans l’édition de 1595, Montaigne cite précisément Sénèque et le commente ainsi :
« Nihil est tam utile, quod in transitu prosit ». Si prendre des livres estoit les apprendre, et si les veoir estait les regarder, et les parcourir les saisir, j’aurais tort de me faire du tout si ignorant que je dy. » (p.995 Ed.Villey)
Ce qui est assez énigmatique mais éclairé par la phrase suivante :
« Puisque je ne puis arrester l’attention du lecteur par le pois, « manco male » (= ce n’est pas mal) s’il advient que je l’arrête par mon embrouilleure »
Montaigne dit à la fois qu’il doit être lu comme Sénèque conseille à Lucilius de lire et que, s’il est lu à la va-vite, il sera néanmoins remarqué par le lecteur pour sa confusion. En un mot, bien ou mal lu, il ne devrait pas laisser indifférent !
Mais revenons à Sénèque ! Nous verrons bientôt comment Lucilius répond à son accusateur…

mercredi 13 février 2008

Sénèque (7) : où il est question de nourriture (et aussi de dégraisser un peu les traductions…)

C’est sur la question de la lecture qu’est centrée cette deuxième lettre. Sénèque va donc apprendre à Lucilius comment lire.
Bien lire c’est rester sur (inmorari) et se nourrir (innutriri) d’hommes de génie, de talents incontestables (certis ingeniis), pour en tirer quelque chose qui se fixe dans notre esprit.
Mais la traduction de Noblot est décidément trop bavarde.
Alors que Sénèque écrit : « certis ingeniis inmorari et innutriri opportet, si velis aliquid trahere, quod in anima fideliter sedeat », Noblot (Novarra) traduit prolixement et pompeusement : « Séjournons dans l’intimité de maîtres choisis ; nourrissons-nous de leur génie, et ce que nous en aurons tiré se conservera fidèlement dans notre âme ».
Je proposerai bien plus sobrement : « Il convient de s’appesantir sur d’incontestables hommes de génie et de s’en nourrir, si on veut tirer quelque chose qui demeure fidèlement dans l’âme ».
Quelques lignes plus loin, le pluriel laisse la place au singulier : lire comme il faut, c’est s’attacher (se applicare) intimement (familiariter) à un homme de génie. Je me demande pourquoi, alors que Sénèque utilise le même mot, ingenium, Noblot passe du maître au grand esprit ?
Cependant la fin de la lettre confirme que Lucilius doit lire plusieurs auteurs, ceux qui ont fait leurs preuves (probati). Ce qui est intéressant, c’est qu’il précise comment ce qui est à l’extérieur peut être transporté dans l’esprit.
Si Lucilius ne doit pas courir de tout côté (discurrere), il doit tout de même parcourir (percurrere) des textes dont il doit extraire (excerpere) quelque chose à digérer (concoquere) ce jour-là. L’alimentation est donc le modèle de la lecture, ce qui est à dire vrai bien banal (mais à quand remonte cette comparaison du lire avec le manger ?)
Donnant à Lucilius comme exemple son comportement de lecteur, Sénèque qui a lu ce jour même Epicure dit être passé dans le camp d’autrui (in aliena castra transire) non en transfuge mais en éclaireur (explorator) et être tombé sur (nactus sum) quelque chose qu’il a saisi (apprehendere) (il s’agit d’une courte citation).
Finalement cette définition de la lecture optimale est très ambiguë : si elle évoque fortement la sédentarité (inmorari), elle n’est pas réductible à une appropriation des auteurs consacrés ; la métaphore militaire évoque l’exploration. Mais il s’agit d’une exploration conquérante et non d’une exploration déroutante. Ce que Sénèque découvre dans la lecture des auteurs qui ne font pas partie de sa tradition de pensée (je me demande si Sénèque dispose de ce concept : « tradition de pensée »), c’est une possibilité de renforcer ses convictions, précisément ici sur la pauvreté.
La métaphore de la digestion est donc parfaite pour décrire le processus de lecture : Sénèque prélève dans les œuvres étrangères le comestible et développe ainsi son identité intellectuelle (encore un autre concept sans doute anachronique).
Lire les autres, ce n’est pas apprendre à manger ce qu’ils aiment eux consommer, mais y choisir ce qui, mangeable pour nous, convient à notre régime, est digestible.

mardi 12 février 2008

Nietzsche, juge de Sénèque.

Sans prendre en compte les fragments posthumes, je relève que Nietzsche voit Sénèque sous deux aspects radicalement distincts.
A supposer que l’index établi par Lacoste et Le Rider soit digne de confiance, la première occurrence du nom propre « Sénèque » a lieu dans la première partie de Humain, trop humain, précisément dans le fragment 282 intitulé Lamentation:
« Ce sont peut-être les avantages de notre époque qui amènent avec eux un recul et, à l’occasion, une dépréciation de la vita contemplativa. Mais il faut bien avouer que notre temps est pauvre en grands moralistes, que Pascal, Epictète, Sénèque, Plutarque sont à présent peu lus, que le travail et le zèle – autrefois escorte de la grande déesse Santé – semblent parfois sévir comme une maladie. » (Ed. Lacoste T.I p.592)
Le reste du fragment encourage le lecteur à identifier les quatre penseurs aux qualités suivantes : « le calme dans la pensée », « une attitude indépendante et prudente de la connaissance », « la liberté de l’esprit », « le génie de la méditation ».
Mais cette référence inaugurale à Sénèque est tout à fait exceptionnelle ; les autres, au total trois seulement, révisent très largement à la baisse cette première appréciation. Commençons par l’ultime et la plus elliptique. Elle est tirée du Crépuscule des idoles (sic) ; dans le chapitre intitulé Flâneries d’un inactuel, le premier fragment (Mes impossibilités; à dire vrai, vu que Nietzsche a écrit Meine unmöglichen, il serait meilleur de traduire par Mes impossibles) règle brièvement le cas Sénèque :
« Sénèque : ou le toréador de la vertu (Seneca : oder der Toreador der Tugend)» (T.II p.991).
Cette image du toreador, Nietzsche l’avait déjà utilisée dans Le Gai Savoir :
« Le scepticisme moral dans le christianisme- Le christianisme, lui aussi, a largement contribué au progrès des Lumières : il a enseigné le scepticisme moral d’une façon très énergique et pénétrante ; accusateur abreuvant d’amertume, mais avec une patience et une subtilité infatigables, il anéantit dans chaque individu la foi en ses « vertus » ; il fit disparaître à tout jamais de la terre ces grands vertueux qui abondaient dans l’Antiquité, ces hommes populaires qui se promenaient dans la foi en leur perfection avec une allure de torero (plus exactement « avec la dignité d’un héros du combat de taureau » « mit der Würde eines Stiergefechts-Helden »). Si nous lisons maintenant, élevés comme nous le sommes dans cette école chrétienne du scepticisme, les livres de morale des Anciens, par exemple Sénèque et Epictète, nous sentons en nous une supériorité momentanée, des vues et des compréhensions secrètes nous saisissent et nous croyons entendre parler un enfant devant un vieillard ou bien une jeune et belle enthousiaste devant La Rochefoucauld : nous connaissons mieux ce qui s’appelle la vertu » (T II p.130-131)
A dire vrai, sur ce plan il ne me semble pas exact d’identifier Sénèque à Epictète. En effet Sénèque a une finesse psychologique réaliste qui forme avec son respect pour les normes intemporelles de l’école à laquelle il appartient une singularité intéressante.
Je finirai par un poème méprisant de Nietzsche consacré à Sénèque et ouvrant avec d’autres Le Gai Savoir
"Seneca et hoc genus omne (Sénèque et toute cette race)
Ils écrivent et écrivent (mieux vaudrait dire: "ça écrit et écrit") toujours leur insupportable et sage niaiserie
Comme s’il s’agissait de primum scribere,
Deinde philosophari."
"Das schreibt und schreibt sein unausstehliches weises Larifari
Als gält es primum scribere
Deinde philosophari."
Mais Nietzsche ne rend pas justice à Sénèque: on peut voir l'écriture comme un exercice spirituel, une expression de la vie philosophique. Ainsi Sénèque écrit autant dans le but de se perfectionner que de mener Lucilius vers le meilleur.
Décidément Sénèque mérite mieux que ces jugements hautains.

lundi 11 février 2008

Sénèque (6) : de la valeur des déplacements.

La disparition des lettres de Lucilius enlève bien sûr beaucoup de relief à cette correspondance et nous réduit à n' identifier ce dernier qu’à travers ce qu’en dit Sénèque…
Au début de la deuxième lettre, Sénèque nous apprend qu’il connaît celui à qui il s’adresse non seulement par les lettres mais aussi par ce qu’il en entend dire (« ex his quae audio »). En termes cinématographiques Lucilius acquiert ainsi une incontestable présence hors champ.
Sénèque commence par approuver Lucilius mais se met vite à le critiquer longuement.
L’objet du consensus est le déplacement, celui du dissensus la lecture.
Concernant le déplacement, le texte de Sénèque commence par « non discurris nec locorum mutationibus inquietaris », que Novarra, suivant Noblot, traduit par : « tu ne cours pas le monde et, de déplacement en déplacement, tu n’entretiens pas en toi l’agitation ». Quant à moi, je proposerai : « tu ne cours pas de tout côté et tu n’es pas troublé par les changements de lieux ».
Puis Sénèque poursuit :
« Cette instabilité décèle une âme malade. Par contre, le premier indice d’une pensée en équilibre, c’est, à mon sens, de savoir se fixer et séjourner avec soi. » (trad. Noblot)
Je ne sais pas à qui remonte dans la philosophie antique cette critique du déplacement. J’ai l’idée que Platon y joue un rôle par l’opposition que certains dialogues construisent entre la figure des sophistes qui transportent l’erreur de ville en ville et celle de Socrate qui se maintient chez lui au plus près de la vérité. Je pense aussi au Criton où Socrate donne ses raisons de préférer subir un châtiment injuste à Athènes plutôt que choisir de s’exiler. Et pourtant l’allégorie de la caverne présente comme un déplacement la conversion à la vérité du prisonnier.
Si le déplacement incessant est dénoncé, c'est pour l'idée qui va avec: que l’on peut trouver ailleurs ce qu’on cherche, alors que Sénèque encourage à une transformation de soi.
Il faut donc s’arrêter et ne pas se fuir. Bien sûr ces lignes évoquent Pascal :
« J’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (126 Ed. Le Guern)
Pouvoir ne pas se déplacer est la marque d’un esprit en ordre (mens composita), écrit Sénèque, et Pascal suggère que le déplacement va avec le malheur. Cependant les deux philosophes divergent, car Pascal attend de l’absence de déplacement la naissance d’une réflexion sur soi douloureuse mais fructueuse car finissant par mener au Bien, à Dieu. En somme si le déplacement dans l’espace est condamné, c’est en tant qu’il détourne d’une relation avec Dieu, être transcendant.
Sénèque, lui, en décourageant de prendre la route, n’invite pas à se mettre sur le chemin qui conduit à un Dieu caché et éloigné.
Si Lucilius s’arrête et demeure avec lui-même ( « consistere et secum morari »), ce n’est pas pour finalement sortir de soi en direction du Bien, de Dieu. L’immobilité requise n’est pas la première condition d’un déplacement mental. Lucilius devra trouver en lui-même tout ce dont il a besoin pour être vraiment comblé.

Commentaires

1. Le lundi 11 février 2008, 21:05 par Nicotinamide
Montaigne semble ne pas suivre les conseils de Sénèque. Les trois commerces ("je ne voyage jamais sans livre"), de la presomption ("je feuillette les livres, je ne les étudie pas"), des livres sont des essais où Montaigne se présente en papillon. Il lit trois lignes, change de livre, oublit l'auteur, s'arrête, tourne quelques pages, se concentre une minute, trouve une difficulté, rêve, enjambe quelques paragraphe, relit et passe encore à du nouveau. Néanmoins dans sa librairie, où il saute d'un livre à l'autre, des sentences courtes comme des serpents qui digèrent surplombent cette lecture nonchalente.
En ce qui concerne votre dernier paragraphe, Foucault a montré comment le pli chrétien a transformé l'examen de conscience en assujetissement
2. Le lundi 11 février 2008, 22:51 par philalethe
Merci de contribuer à clarifier quelque chose qui m'intéresse mais qui reste encore pour moi assez obscur: la relation de Montaigne avec Sénèque.
Quant à l'examen de conscience chrétien, quel hasard ! j'en parle demain dans un billet consacré aux jugements de Nietzsche sur Sénèque...
3. Le mercredi 13 février 2008, 00:14 par Nicotinamide
« C’est un autre Sénèque en nostre langue » Pasquier
Montaigne confesse adorer les Oeuvres morales de Plutarque et les lettres à Lucilius. Ces auteurs ont écrit à « pièces décousues ». La lecture et le parler décousu siéent à Montaigne. Voir II 10 p. 392 (pléiade 1962) ou II 17 p.621. Je lis celle-là : « Je n’ay dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Seneque, où je puisse comme les danaïdes remplissant et versant sans cesse. » I 26 p. 144. L’influence de Sénèque est immense, l’influence de Sénèque est considérable, l’influence de Sénèque est ambiguë. Il prend sa défense (II 32 essais intitulé defence de Seneque et Plutarque). Il le cite partout, il cite son suicide II 35. Il saute de joie comme un chien galeux lorsqu’il découvre dans la bibliothèque du Vatican un manuscrit de Sénèque (p. 1221) Il l’approuve par exemple en considérant que l’on doit se placer sous la protection de la nécessité (Lettre 54, 107), que l’on se prête à autrui mais que l’on ne se donne qu’à soi-même ou que l’art d’écrire se pose dans la simplicité (lettre 100) etc etc... Montaigne suit la tradition antique reprise par Sénèque (Lettre 82) où la vieillesse achève les activités politiques par un retour à l’oisiveté et à la méditation. Un renoncement au monde (I 8 de l’oisiveté p. 33-34). Pourtant dans bien des cas, l’approbation ne correspond qu’à une incitation au dépassement ou à un rétrécissement. Montaigne admire la description psychologique des infirmités mais néglige les avertissements moraux et la rigueur douloureuse du directeur de conscience. La maladie morale à soigner selon Sénèque ne manifeste que la nature de l’humanité selon Montaigne. Le I 39 (de la solitude) reprend des arguments des lettres 28 et 69 sur le voyage et la dispersion de soi. Mais Montaigne les détourne. Il s’accorde avec le romain sur le retour à soi mais il s’avère en même temps être un amateur de voyage dont il défend la fécondité (III 9). Il montre que le voyage et la concentration de soi ne sont pas incompatibles. Je n’ai pas le loisir de multiplier les exemples c’est pourquoi je n’en prendrai qu’un de plus : la présence de la mort. Il admire ceux qui ont appris à mourir en s’ouvrant en plus des veines du poignet celles des cuisses. Au début du II 6 (chute de cheval), il s’appuie sur un exemple emprunté à Sénèque. Il loue Canius Julius, condamné à mort qui souffre à fond pour savoir que devient l’âme lorsqu’on la déloge. Pourtant son expérience anticipée de la mort, la chute, le détache et le ramène aux sentiments. Il ne s’agit plus de se contenir (Lettre 77). Montaigne se blottit dans sa souffrance, il cultive le courage d’avoir peur. Sa vision de la mort évolue au cours des essais. Merleau Ponty le souligne (Signes) : « Non, ce n’est pas la méditation de la mort qui surmonte la mort : les bons arguments sont « ceux qui font mourir un paysan aussi constamment qu’un philosophe » (Montaigne) et il se ramènent à un seul : nous sommes vivants, c’est ici que nous avons nos tâches. » D’un philosopher c’est apprendre à mourir (I 20), on passerait à un philosopher c’est apprendre à vivre…Sénèque sert une éthique de la résistante, Montaigne utilise ce point pour atteindre une éthique de l’impassibilité. Il lit Sénèque plus pour sa finesse psychologique, pour son talent à diagnostiquer les situations singulières de la vie quotidienne que pour les leçons de morale. Les insuffisances humaines que révèlent Sénèque sont pour l’un source de prescriptions et de recommandations salutaires, pour l’autre une manière d’être.
4. Le mercredi 13 février 2008, 08:52 par philalèthe
Merci pour ce post substantiel et très intéressant. J'en retiens particulièrement que Montaigne interprète comme humanité ce que Sénèque identifie à une maladie de l'âme et j'apprécie la belle formule: cultiver le courage d'avoir peur.

dimanche 10 février 2008

Sénèque (5): être pauvre, est-ce croire qu'on est pauvre ?

Les dernières lignes de la première lettre adressée par Sénèque à Lucilius propose une définition psychologique – et non plus économique - de la pauvreté : c’est l’incapacité de se contenter de ce qu’on a. On peut voir cette ultime précision comme le deus ex machina sauvant la situation de celui qui désespère de ne pas posséder grand-chose (qu’il s’agisse de temps ou de quoi que ce soit d’autre).
Il est difficile d’affirmer que Sénèque s’identifie à cette situation mais les lignes antérieures ne l’interdisent pas. Il a en tout cas conscience du pis-aller que représente cette interprétation psychologique de la pauvreté :
« Pour toi, je préfère que tu ménages ton avoir. Et tu commenceras en temps utile. Ainsi en jugeaient nos pères : « Tardive épargne quand le vin touche à la lie. » Ce qui séjourne au fond du vase, c’est très peu de chose et c’est le pire » (trad. Noblot)
Il ne faut pas prêter attention à cette référence au vin, c’est une fantaisie d’Henri Noblot qu’Antoinette Novarra n’a pas jugée digne de retouche. En réalité Sénèque écrit : « sera parsimonia in fundo est ». C’est très elliptique et pas du tout métaphorique, on pourrait le rendre sèchement par quelque chose comme « il est tard pour épargner quand on est au fond ». Même Félix Gaffiot dans son dictionnaire enjolive (« il n’est plus temps d’économiser quand on est à fond de cale »).
Quoiqu’il en soit, cet avertissement pourrait servir à distinguer deux types de conversions à la vie philosophique : l’une fondée sur une réserve de temps appréciable, l’autre in extremis en somme. Il n’est pas dit que la deuxième échoue. Il est juste suggéré ici que la transformation de soi est loin d’être instantanée.
En tout cas la définition psychologique de la pauvreté revenant à dire que le pauvre est celui qui ne se considère pas riche prend tout de même des allures de cache-misère.

Commentaires

1. Le dimanche 10 février 2008, 20:55 par Nicotinamide
Il dit dans cette lettre : "je n’estime point pauvre l’homme qui, si peu qu’il lui demeure, est content." Comme vous l'avez écrit : "pauvreté : c’est l’incapacité de se contenter de ce qu’on a." ou "le pauvre est celui qui ne se considère pas riche." (à condition que se considérer riche puisse contenter.) Néanmoins il me semble que la richesse ne relève pas seulement d'un "moi j'suis content avec ce j'ai, que ferais-je d'un 4x4 en ville ?" mais aussi d'un contentement lié au mépris de la richesse : "tu vois la boule blanche que tu portes à l'annuaire là, eh bien c'est de la merde d'huitres."
Ainsi pour Sénèque, la pauvreté possède des agréments. Héritage de Démétrius, cynique illustre :
Démétrius, le meilleur des hommes, me suit partout, et je laisse de côté ces gens empourprés, pour causer avec cet homme demi-nu et l'admirer. Et pourquoi ne l'admirerais-je pas? je vois qu'il ne lui manque rien. On peut tout mépriser; mais posséder tout est impossible. La plus courte voie pour être riche, c'est le mépris de la richesse. Mais telle est la manière d'être de notre Démétrius, qu'il semble moins professer le mépris de la fortune, qu'en abandonner la possession aux autres.
Lettre 62
je prends encore Epicure pour mon trésorier: « Croyez-moi, dit-il, vos discours seront plus imposants, si vous les prononcez sur un grabat, et sous les haillons : en cet état, on fait plus que parler, on prouve. » Quant à moi, les paroles de notre Démétrius me font une bien autre impression, depuis que j'ai vu ce philosophe nu et couché sur un lit qui eût fait honte à de la litière ; ce n'est plus à mes yeux l'interprète, c'est le martyr de la vérité.
Lettre 20
A ce Demetrius si quelque dieu voulait livrer la possession de toutes nos propriétes, à la condition expresse qu'il ne pût donner à son gré, j'ose affirmer qu'il les rejetterait en disant : "Non, je ne me chargerai pas d'un fardeau si embarrassant, et je ne plongerai point un homme libre dans cette fange profonde. Pourquoi m'apporter les maux réunis de tous les peuples? Je n'accepterais pas même vos richesses avec la permission de les distribuer, parce que je vois bien des choses qu'il ne me convient pas de donner. Je veux embrasser d'un coup d'oeil ces objets qui éblouissent les yeux des peuples et des rois. Je veux voir les objets que vous achetez au prix de votre sang et de votre existence. Présentez-moi d'abord les dépouilles du luxe étalées méthodiquement, ou, ce qui vaut mieux, accumulées en masse, je vois l'écaille de la tortue artistement découpée en lames déliées ; je vois l'enveloppe des animaux les plus lents et les plus difformes achetée des sommes énormes, et cette bigarrure qu'on admire, imitée au naturel à l'aide de couleurs composées. Je vois plus loin des tables dont la valeur est estimée égale à la fortune d'un sénateur, et faites d'un bois d'autant plus précieux, que l'arbre, plus maltraité de la nature, s'est contourné en un plus grand nombre de noeuds. Je vois des vases de cristal, dont la fragilité augmente le prix car le péril, qui devrait mettre en fuite le plaisir, en est pour les insensés le principal assaisonnement. Je vois des vases murrhins: c'eût été, en effet, trop peu pour la fureur du luxe, si l'on ne se passait à la ronde dans d'immenses pierres précieuses les breuvages qu'on va bientôt vomir. Je vois des perles qui ne sont pas uniques pour chaque oreille; car déjà les oreilles sont accoutumées à porter des fardeaux. On les accouple deux à deux, et, par-dessus, on en met d'autres. Les hommes ne se croiraient pas assez asservis à la folie des femmes, s'ils ne suspendaient deux ou trois de leurs patrimoines à chaque oreille de leur maîtresse. Je vois des vêtements de soie, si l'on doit nommer vêtement ce qui ne protège ni le corps, ni la pudeur; des habillements avec lesquels une femme ne pourrait jurer qu'elle n'est pas nue. Voilà ce qu'on cherche à grand prix, ce qu'on va demander à des nations dont le commerce nous était inconnu, afin que, dans leur chambre à coucher, nos matrones ne puissent pas montrer à leurs amants plus qu'elles ne montrent au public" (…)

C'est pourquoi, lorsque l'empereur Caïus offrit à Démétrius deux cent mille sesterces, il les refusa en riant, ne pensant pas même qu'une pareille somme méritât qu'on se fit honneur du refus. Grand dieux! à quel bas prix on voulait honorer ou corrompre cette âme ! Rendons hommage à ce grand homme. Je l'entendis prononcer une belle parole, lorsque, étonné de la folie du prince, qui avait cru pouvoir le gagner à si bon marché, il dit: "Si l'empereur avait résolu de m'éprouver, ce n'eût pas été trop que l'offre de tout son empire".
Des bienfaits, VII