Sénèque cite Lucilius se justifiant:
« Sed modo (…) hunc librum evoluere volo, modo illum »
Ce que Noblot traduit ainsi:
« C’est que je me plais à feuilleter tantôt ce livre, tantôt cet autre »
J’y lis, encore une fois plus sobrement, ceci :
« Mais je désire lire tantôt ce livre, tantôt cet autre »
Evolvere veut dire dérouler (en rapport avec le livre-rouleau) et lire autant que feuilleter. Quant à velle, il serait certes excessif de le traduire par vouloir. En effet André-Jean Voelke dans L’idée de volonté dans le stoïcisme (1973) précise dans la partie qu’il consacre à Sénèque : « L’opposition entre velle et cupere (ou concuspicere) est loin d’être constante. Souvent velle et voluntas marquent le simple désir » (p.167 n. 3) Reste que traduire "volo" par "je me plais à" suggère quelque chose comme une complaisance par rapport à des caprices, que le texte ne justifie pas directement. Si on y ajoute le choix de traduire "evolvere" par "feuilleter", on tend à transformer la description d’une certaine pratique de la lecture en une quasi condamnation de soi-même !
« A la différence du dialogue socratique, où l’interlocuteur est invité à collaborer à la recherche de la vérité, les timides répliques du disciple interpellé dans la diatribe ne sont que l’occasion de sorties de plus en plus vigoureuses du maître. » écrit Pierre Aubenque dans sa petite mais excellente présentation du système de Sénèque dans la collection Philosophes de tous les temps chez Seghers en 1964 (p.55). En effet Sénèque, dont les lettres ont retenu quelque chose de la diatribe, genre pratiqué par le cynique Bion, va contrer la justification de Lucilius en revenant à la métaphore alimentaire. Cependant passer d’un livre à l’autre ne revient plus à vomir une nourriture pour en absorber une autre, mais à goûter un peu de chacune (degustare). Une telle « dégustation » de choses diverses et opposées gâte (inquinare = salir, souiller, corrompre) au lieu de nourrir.
Il me semble que cette dernière métaphore mêle deux identifications distinctes de Lucilius : en effet Sénèque écrivant d’abord que c’est le propre d’un estomac blasé d’essayer un peu de tout, le lecteur est alors porté à voir Lucilius sur le modèle du riche cherchant sans cesse de nouvelles sensations sans jamais trouver rien qui ne l’arrête ; en revanche en choisissant l’optique thérapeutique (et non plus morale) pour mettre en garde Lucilius contre l’absence de valeur nutritive d’un tel comportement alimentaire, il pousse le lecteur à identifier ce dernier non plus à un riche mais à un pauvre affamé qui ne parvient pas à assouvir sa faim. Il y a une nuance appréciable entre être revenu de toutes les références et n'en avoir encore aucune !
Il me semble que cette dernière métaphore mêle deux identifications distinctes de Lucilius : en effet Sénèque écrivant d’abord que c’est le propre d’un estomac blasé d’essayer un peu de tout, le lecteur est alors porté à voir Lucilius sur le modèle du riche cherchant sans cesse de nouvelles sensations sans jamais trouver rien qui ne l’arrête ; en revanche en choisissant l’optique thérapeutique (et non plus morale) pour mettre en garde Lucilius contre l’absence de valeur nutritive d’un tel comportement alimentaire, il pousse le lecteur à identifier ce dernier non plus à un riche mais à un pauvre affamé qui ne parvient pas à assouvir sa faim. Il y a une nuance appréciable entre être revenu de toutes les références et n'en avoir encore aucune !
Néanmoins, bien que condamnant la manière de lire de Lucilius, Sénèque est porté au compromis:
« Si l’envie te prend de pousser une pointe chez les autres, reviens vite aux premiers » (trad. Noblot)
« Pousser une pointe » traduit diverti (= se détourner de sa route momentanément - pour passer la nuit chez un hôte par exemple - ).
C’est un trait de Sénèque : faire sa place à l’exception, ne pas être rigoriste.
En tout cas, je ne crois pas que ce détour occasionnel revienne à aller explorer en éclaireur le camp d’autrui. L’éclaireur est dans une logique de renforcement de son camp alors que celui qui cède à la tentation du détour en un sens se divertit.
C’est un trait de Sénèque : faire sa place à l’exception, ne pas être rigoriste.
En tout cas, je ne crois pas que ce détour occasionnel revienne à aller explorer en éclaireur le camp d’autrui. L’éclaireur est dans une logique de renforcement de son camp alors que celui qui cède à la tentation du détour en un sens se divertit.
Enfin Sénèque précise de quel mal la lecture est le remède, de quelle blessure elle est la cicatrice : il s’agit de la pauvreté, de la mort et de tous les autres fléaux (pestes).
On peut s’étonner que ces deux hommes riches et reconnus cherchent des secours contre une pauvreté qu’ils ne connaissent (mais qu’ils pourraient connaître !), mais plus profondément on peut être surpris du fait que Sénèque utilise le mot pestis pour qualifier la mort et tout ce qui peut frapper les hommes (déjà la lettre I dramatisait la mort en encourageant Lucilius à s’emparer des heures qu’avant qu’elles n’en viennent à augmenter la part, déjà derrière nous, de la mort). En effet la doctrine stoïcienne apprend à voir comme des choses indifférentes tout ce que les hommes ordinaires appellent des malheurs.
Il suffit alors peut-être de dire que Sénèque reprend ici à des fins pédagogiques la manière commune de parler et plus précisément sans doute celle de Lucilius. Mais Pierre Aubenque met en relief chez Sénèque ce qu’il appelle de manière un peu jargonnante « la valorisation des indifférents non-préférables (les maux extérieurs et les maux du corps de la tradition aristotélicienne) comme occasions de vertu » (ibidem p. 81). Il ajoute un peu plus loin : « On peut comprendre les motivations personnelles de ce thème, penser aussi qu’il s’accordait avec le goût romain pour une vertu militante, qu’exaltent l’adversité comme les tentations » (p.82).
On peut s’étonner que ces deux hommes riches et reconnus cherchent des secours contre une pauvreté qu’ils ne connaissent (mais qu’ils pourraient connaître !), mais plus profondément on peut être surpris du fait que Sénèque utilise le mot pestis pour qualifier la mort et tout ce qui peut frapper les hommes (déjà la lettre I dramatisait la mort en encourageant Lucilius à s’emparer des heures qu’avant qu’elles n’en viennent à augmenter la part, déjà derrière nous, de la mort). En effet la doctrine stoïcienne apprend à voir comme des choses indifférentes tout ce que les hommes ordinaires appellent des malheurs.
Il suffit alors peut-être de dire que Sénèque reprend ici à des fins pédagogiques la manière commune de parler et plus précisément sans doute celle de Lucilius. Mais Pierre Aubenque met en relief chez Sénèque ce qu’il appelle de manière un peu jargonnante « la valorisation des indifférents non-préférables (les maux extérieurs et les maux du corps de la tradition aristotélicienne) comme occasions de vertu » (ibidem p. 81). Il ajoute un peu plus loin : « On peut comprendre les motivations personnelles de ce thème, penser aussi qu’il s’accordait avec le goût romain pour une vertu militante, qu’exaltent l’adversité comme les tentations » (p.82).
Résumons : la lecture revient à s’armer contre des adversaires qui, sans être invincibles, sont du moins de taille ! Les réduire à des riens serait ne plus pouvoir se penser comme un héros.
Commentaires
Quant à l'examen de conscience chrétien, quel hasard ! j'en parle demain dans un billet consacré aux jugements de Nietzsche sur Sénèque...