La disparition des lettres de Lucilius enlève bien sûr beaucoup de relief à cette correspondance et nous réduit à n' identifier ce dernier qu’à travers ce qu’en dit Sénèque…
Au début de la deuxième lettre, Sénèque nous apprend qu’il connaît celui à qui il s’adresse non seulement par les lettres mais aussi par ce qu’il en entend dire (« ex his quae audio »). En termes cinématographiques Lucilius acquiert ainsi une incontestable présence hors champ.
Sénèque commence par approuver Lucilius mais se met vite à le critiquer longuement.
L’objet du consensus est le déplacement, celui du dissensus la lecture.
Concernant le déplacement, le texte de Sénèque commence par « non discurris nec locorum mutationibus inquietaris », que Novarra, suivant Noblot, traduit par : « tu ne cours pas le monde et, de déplacement en déplacement, tu n’entretiens pas en toi l’agitation ». Quant à moi, je proposerai : « tu ne cours pas de tout côté et tu n’es pas troublé par les changements de lieux ».
Puis Sénèque poursuit :
« Cette instabilité décèle une âme malade. Par contre, le premier indice d’une pensée en équilibre, c’est, à mon sens, de savoir se fixer et séjourner avec soi. » (trad. Noblot)
Je ne sais pas à qui remonte dans la philosophie antique cette critique du déplacement. J’ai l’idée que Platon y joue un rôle par l’opposition que certains dialogues construisent entre la figure des sophistes qui transportent l’erreur de ville en ville et celle de Socrate qui se maintient chez lui au plus près de la vérité. Je pense aussi au Criton où Socrate donne ses raisons de préférer subir un châtiment injuste à Athènes plutôt que choisir de s’exiler. Et pourtant l’allégorie de la caverne présente comme un déplacement la conversion à la vérité du prisonnier.
Si le déplacement incessant est dénoncé, c'est pour l'idée qui va avec: que l’on peut trouver ailleurs ce qu’on cherche, alors que Sénèque encourage à une transformation de soi.
Il faut donc s’arrêter et ne pas se fuir. Bien sûr ces lignes évoquent Pascal :
« J’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (126 Ed. Le Guern)
Pouvoir ne pas se déplacer est la marque d’un esprit en ordre (mens composita), écrit Sénèque, et Pascal suggère que le déplacement va avec le malheur. Cependant les deux philosophes divergent, car Pascal attend de l’absence de déplacement la naissance d’une réflexion sur soi douloureuse mais fructueuse car finissant par mener au Bien, à Dieu. En somme si le déplacement dans l’espace est condamné, c’est en tant qu’il détourne d’une relation avec Dieu, être transcendant.
Sénèque, lui, en décourageant de prendre la route, n’invite pas à se mettre sur le chemin qui conduit à un Dieu caché et éloigné.
Si Lucilius s’arrête et demeure avec lui-même ( « consistere et secum morari »), ce n’est pas pour finalement sortir de soi en direction du Bien, de Dieu. L’immobilité requise n’est pas la première condition d’un déplacement mental. Lucilius devra trouver en lui-même tout ce dont il a besoin pour être vraiment comblé.