mardi 14 octobre 2008

Sénèque (35): paroles de foule.

Alors Sénèque fait parler la foule.
On peut entendre les premières paroles comme une justification du massacre :
« Sed latrocinium fecit aliquis, occidit hominem » ( Mais l’un d’eux a commis un vol à main armée, il a tué un homme).
Or, Sénèque ne dénonce pas la peine mais l’assistance à la peine :
« Quid ergo ? Quia occidit, ille meruit ut hoc pateretur ; tu quid meruisti miser, ut hoc spectes ? » ( Comment donc ? Parce qu’il a tué, il a mérité de subir cela ; en quoi as-tu mérité, misérable, de regarder cela ?)
L’assistance à la peine est ainsi interprétée comme peine. En effet regarder ce qui se passe rabaisse moralement ; dès l’ouverture de cette septième lettre, Sénèque avait souligné le danger de la fréquentation de la multitude (multorum conversatio). Or, ce danger est à son maximum quand l’activité sociale apporte du plaisir (voluptas). Paradoxalement, comme la victime massacrée, le spectateur perd. Certes l’objet de la perte et sa valeur diffèrent car l’un perd à juste titre la vie et l’autre sans bonne raison aucune la moralité.
On ne sait pas si les secondes paroles sont proférées par le même anonyme représentant de la foule ou par un autre. Je penche plutôt pour la deuxième hypothèse car c’est la voix non plus d’un défenseur mais d’un spectateur engagé dans le jeu, une sorte de « supporter » :
« Occide, verbera, ure ! » (Tue, fouette, brûle !)
Au fond c’est l’amateurisme du combattant que le spectateur dénonce comme s’il n’avait pas compris la différence entre les gladiateurs et cette chair à massacre sur laquelle il porte donc des jugements moraux :
« Quare tam timide incurrit in ferrum ? quare parum audacter occidit ? quare parum libenter moritur ?” ( Pourquoi se jette-t-il si craintivement sur le fer ? Pourquoi tue-t-il si peu hardiment ? Pourquoi meurt-il de si mauvais gré ?)
Sénèque ne donne pas la réplique, il se contente de constater ce qu’il en est :
« Plagis agitur in vulnera » ( à cause des coups il va aux blessures)
Puis la voix reprend mais désormais sans jugements, souhaitant seulement l’apparition de ce qui est plaisant à voir :
« Mutuos ictus nudis et obviis pectoribus excipiant » ( Qu’ils se donnent mutuellement des coups sur leurs poitrines nues et offertes)
Sénèque en reste encore une fois au factuel :
« Intermissum est spectaculum » ( Le spectacle est interrompu).
En effet c’est la pause que ces massacres remplissent. En somme, ce contre quoi Sénèque met Lucilius en garde, c’est de voir un spectacle là où il n’y en a plus et là où il n’y en a pas encore.
Puis c’est à une troisième voix de justifier encore une fois l’abomination :
« Interim jugulentur homines, ne nihil agatur » ( Dans l’intervalle qu’on égorge des hommes, pour qu’il ne se passe pas rien).
Puis de Sénèque, cette phrase un peu énigmatique :
« Age, ne hoc quidem intelligitis, mala exempla in eos redundare, qui faciunt ? » (Allons, vous ne comprenez même pas que les mauvais exemples retombent sur ceux qui les donnent ?)
Enigmatique, car à première vue contradictoire avec celle qui la suit :
« Agite dis immortalibus gratias, quod eum docetis esse crudelem, qui non potest discere » ( Rendez grâce aux dieux immortels : celui auquel vous enseignez à être cruel n’est pas en mesure de l’apprendre)
Tentons ! C’est une leçon de philosophie politique que Sénèque donne à la foule ; l’approbation de la cruauté des massacres serait dangereuse politiquement car de massacreur on deviendrait bien vite massacré. Phrase elle-même dangereuse bien vite désamorcée par la flatterie : Néron n’est pas de cette farine-là ! S’il en est ainsi, les massacres ne sont plus vus seulement comme des occasions de déchéance morale mais aussi comme des événements favorisant l’asservissement politique. Certes, si cela a été dit, c’est resté tout à fait discret.

lundi 13 octobre 2008

Sénèque (34) : la lecture relativiste de Paul Veyne.

Paul Veyne ajoute une note à la description que Sénèque donne du spectacle sanglant de midi. La voici :
« Du sadisme d’un spectacle, il ne faut pas conclure au sadisme des spectateurs : le léger sadisme de tout être humain est conforté ou ne l’est pas, selon qu’un spectacle est tenu pour normal ou ne l’est pas dans la civilisation considérée ; entre l’atrocité et l’inconscience innocente, la barrière est historique et fragile. Elle ne vient pas d’une nature humaine, altruiste ou sadique, mais d’un conformisme. » (p.613)
On repère vite la cible de Paul Veyne : la nature humaine. Il fait en effet partie des historiens portés à la traquer. Mais je doute de vraiment comprendre le propos.
D’abord il est miné par une contradiction : en effet comment à la fois nier l’existence d’une nature humaine sadique et relever « le léger sadisme de tout être humain » ? Mais passons.
Ce que Veyne veut mettre à la place du sadisme, c’est le conformisme. Mais on se demande comment il est possible d’expliquer ce conformisme universel sans se référer à une nature elle-même universelle qui y dispose ou au moins ne s'y oppose pas. Je ne saisis pas non plus ce qui autorise Veyne à qualifier le spectacle de sadique si son relativisme historiciste lui interdit d’appliquer ce même adjectif aux spectateurs. En effet si l’atrocité doit être décrite comme inconscience innocente quand elle est institutionnalisée, pourquoi ne pas caractériser aussi le spectacle en question d’innocemment inconscient ?
Quant à cette inconscience, désigne-t-elle quelque chose de consistant si les atrocités dont elle n’a pas conscience ne sont atrocités que du seul fait qu'elles ne sont pas instituées ?
Il est sans doute permis de lire ces lignes comme une illustration de la dimension auto-réfutante du relativisme historiciste.

mercredi 24 septembre 2008

Sénèque (32) : turba turbat (= la foule dérange). Comment un même ensemble peut être vu sous deux aspects distincts.

C’est dans la première phrase de la lettre 7 que la foule (turba) fait son entrée dans la correspondance de Sénèque avec Lucilius. Jusqu’alors c’était souvent autrui sous une forme individuelle (certes anonyme) qui était présenté comme obstacle pour celui qui veut s’améliorer : il en va ainsi, dans la première lettre, de celui qui me prend mon temps. L' autre n’est pas nécessairement un danger à éviter mais il doit être maintenu à l’extérieur du cercle du philosophe et de ses proches : c'est le cas, dans la lettre 3, de celui qui ne mérite pas le nom d’ami. Néanmoins dans la même lettre, il prend franchement la figure de l’ennemi (inimicus). Quand Sénèque envisage un groupe de personnes individuées partageant le même trait, il emploie le mot quidam (certains) ou ei que (ceux qui).
Certes dans la lettre 5, Sénèque se réfère déjà à un sujet collectif, le peuple (populus), le vulgus (le commun des hommes) mais l’entité qu’il désigne alors par ces termes n’a pas la franche négativité qu’il attribue dans la lettre 7 à la foule. Le populus incarne l’usage commun que le cynique est porté à transgresser et auquel Sénèque conseille Lucilius de se conformer extérieurement. Vue ce jour, la masse des hommes incarne des normes qu’il faut respecter, les cyniques se trompent alors de cible en montrant par leur manière de vivre qu’ils la condamnent.
Il y a certainement chez Sénèque une tension entre cette représentation de la masse et celle qu’il associe à la foule, car il va de soi que ce sont les mêmes hommes qui peuvent être vus comme le peuple qu’il n’est pas raisonnable de choquer et comme la foule qu’il faut fuir (d’ailleurs, comme on le vérifiera dans le texte qui suit, Sénèque se sert aussi du mot populus pour désigner la masse en tant qu’elle est nocive):
“ Quid tibi vitandum praecipue existimem, quaeris : turbam. Nondum illi tuto committeris. Ego certe confitebor imbecillitatem meam : nunquam mores, quos extuli, refero. Aliquid ex eo, quod composui, turbatur; aliqui ex is, quae fugavit, redit. Quod aegris evenit, quos longa imbecillitas usque eo adfecit, ut nusquam sine offensa proferantur, hoc accidit nobis, quorum animi ex longo morbo reficiuntur. Inimica est multorum conversatio : nemo non aliquod nobis vitium aut commendat aut inprimit ou nescientibus adlinit. Utique quo major est populus, cui miscemur, hoc periculi plus est. » ( = Tu me demandes ce qu’à mon avis tu dois éviter avant tout : la foule. Tu ne te commettrais pas avec elle sans danger. Moi en tout cas je t’avouerai ma faiblesse : jamais je ne reviens avec le caractère avec lequel je suis sorti. Quelque chose dans ce que j’ai arrangé est bouleversé ; quelque chose de ce que j’ai fui revient. Ce qui arrive aux malades qu’une longue faiblesse a affecté au point qu’ils ne sont amenés nulle part sans malaise, cela nous arrive à nous dont les esprits se remettent d’une longue maladie. La fréquentation de la multitude est nuisible: il y a toujours quelqu’un ou pour faire valoir quelque vice ou pour l’imprimer en nous ou pour nous en imprégner à notre insu. En tout cas plus grand est le peuple auquel nous sommes mêlés, plus il y a de danger.)
La foule, c’est la masse des hommes non plus vue de l’extérieur mais vue de l’intérieur, ce qui donne une masse de vices. Or, autant il faut extérieurement imiter ce qu’elle montre à l’extérieur, autant il est fatal pour le philosophe d’intérieurement imiter ce qu’elle est à l’intérieur. A dire vrai, dans ce passage, la foule n’a pas une identité collective psychologique ; sa dangerosité vient seulement de ce qu’elle est composée d’une multitude d’individus dont chacun est dangereux. Il ne me semble pas que Sénèque se réfère ici à quelque chose comme le poids de la société sur l’individu ; s’il rend le danger proportionnel au nombre, ça me paraît être parce que croît avec la quantité de gens le nombre d’homme vicieux.
Pour rendre compte de l’effet de la foule sur celui qui veut se réformer, il faut se référer au mimétisme : même avancé dans la réforme de soi, le sujet reste fragile du fait d’un mimétisme qui échappe à la volonté. Sénèque est toujours très attentif à mettre le doigt sur sa propre vulnérabilité, ce qui le rend proche du lecteur moderne, très conscient du fait que la barre stoïcienne est placée vraiment très haut. On peut même se demander si l’idéal, loin d’être héroïque, n’est pas tout simplement imaginaire. En effet, dans ce passage, Sénèque identifie la dimension relationnelle de l’être humain (pour dire vite, je ne suis pas dans une foule comme je suis chez moi ou avec un ami) à une pathologie dont il faudrait guérir. C’est clair que si on conçoit la perfection de soi comme une composition de soi sous le contrôle constant d’une volonté efficace, on perçoit toutes les relations avec des autres qui ne sont pas les doubles de soi comme des risques de décomposition.
Ce passage traduit le rêve d’une identité fixée une fois pour toutes et inaltérable, quelles que soient les circonstances. Dans ces conditions sortir dans le monde extérieur tient de l’engagement militaire risqué (commitere est d’ailleurs un mot du vocabulaire militaire) : tant que la victoire n’est pas possible (on appellera victoire ici l’invulnérabilité mentale), il faut se retirer au plus tôt de façon à ne pas augmenter la gravité des pertes.

dimanche 21 septembre 2008

Maxime philosophique, proverbe philosophique, cliché philosophique. Réflexions à partir d'un passage de Vincent Descombes.

Dans Philosophie par gros temps (1989), Vincent Descombes commentait déjà le passage des Fleurs de Tarbes (1941) où Jean Paulhan mettait en scène l’abbé de Saint-Pierre refusant d’appeler formule une vérité qu’il avait mis trente ans à découvrir (« ceci est bon, pour moi, quant à présent ») :
« Paulhan a contrasté avec bonheur les misères du langage personnel – mon idée n’est plus qu’un mot pour celui qu’elle ne frappe pas, mon mot pourrait bien n’être qu’un cliché – et la stabilité rassurante des lieux communs, des proverbes, des locutions éprouvées. Il y a une vie différente des pensées dans la réflexion personnelle de quelqu’un et dans la culture d’un groupe. Les mêmes phrases peuvent figurer ici et là. Elles n’ont ni la même force rhétorique sur un public ni la même espérance de vie » (p.18)
Dans la suite du passage, Descombes oppose clairement la maxime philosophique au proverbe philosophique : dans les deux cas, c’est un axiome qui est énoncé - du genre « la force ne fait pas le droit » - mais la maxime est « le résultat d’un travail de pensée », « la pensée d’un philosophe et de ceux qui sont de son avis » tandis que le proverbe est la maxime devenue lieu commun. Sa fonction est rhétorique et éristique, il sert dans la discussion à se défendre ou à attaquer. Une fois entré dans le domaine public, le proverbe est invulnérable aux objections qui viennent des philosophes. Descombes distingue ainsi nettement la philosophie de la quasi-philosophie du public (qu’il désigne aussi du nom d’idéologie et de bon ton philosophique).
Il semble donc justifié de faire correspondre la maxime philosophique à la pensée profonde et le proverbe philosophique à la formule creuse. La différence entre les deux n’est clairement pas une question de vérité mais une affaire de genèse et d’usage : la maxime naît d’un effort de pensée et constitue un outil de réflexion, le proverbe est accepté comme une évidence et sert à avoir les idées "claires".
Désormais l’identité de l’abbé de Saint-Pierre est cruellement déterminable : il a bien une idée mais ce n’est pas une maxime car la maxime est réellement une « invention riche de sens » (il doit y avoir une distinction entre inventer et croire inventer – le problème ne se poserait pas différemment, sur le point qui m’intéresse, si on remplaçait inventer par découvrir -). En fait, l’abbé, qui croit produire une maxime, fait un mot qui, après réflexion, se révèle un cliché – je ne chercherai pas ici à préciser ce qui distingue un mot d’un cliché -. Reste que ce cliché n’est pas un proverbe philosophique car les interlocuteurs de l’abbé ne l’auraient pas alors plaisanté : ils auraient acquiescé ou se seraient défendus à l’aide d’autres proverbes. Le cliché, c'est le proverbe, moins la force rhétorique, autrement dit le proverbe déchu, c’est-à-dire privé de l’aura d’une raison philosophique.
Il y a donc non pas deux types de phrases philosophiques mais trois : la maxime, le proverbe et le cliché.
Le philosophe est celui qui a le pouvoir de faire entrer dans les discussions, via ses maximes, de nouveaux proverbes.
Le faux philosophe, que l’abbé de Saint-Pierre représenterait ici, croit pouvoir faire de même mais, aux yeux de tous, il énonce des clichés.
L’intellectuel – je reprends ici l’usage que Descombes fait dans ces pages de ce terme – est, lui, un énonciateur de proverbes philosophiques à la mode : comme les interlocuteurs de l’abbé de Saint-Pierre, il se sent en droit de se gausser des énonciateurs de clichés.
Reste que la question du rapport de ces trois énoncés à l’action est encore non élucidé. Mais il semble que, vue désormais sous ce jour, la formule creuse – dont la dépréciation n’est justifiée que du point de vue de la connaissance théorique, c’est-à-dire quand il s’agit d’ajuster nos idées au monde – peut entrer comme élément – autant que le proverbe ou la maxime – dans une délibération pratique - où il s’agit alors d’ajuster le monde à nos idées. C’est certain en tout cas qu’aucune de ces trois phrases philosophiques n’a par elle-même, je veux dire sans la volonté, le pouvoir de faire passer à l’action.

samedi 20 septembre 2008

Sénèque (31) : comment s’améliorer ?

Sénèque a appelé Lucilius à passer de la lecture des préceptes à la perception des conduites inspirées par eux.
Dans un passage cité par Jacques Bouveresse dans La connaissance de l’écrivain (2008), Musil reconnaît aussi que « la force de suggestion de l’action est plus grande que la pensée » mais l' opposition qu'il fait n’est pas entre le texte et la vie mais entre deux types de texte : l’essai et le roman. On pourrait établir l’analogie suivante : pour Musil l’essai est au roman ce que pour Sénèque le texte est à la vie. L’écrivain autrichien pense en effet qu’ « il peut y avoir plus de puissance dans le fait de ne pas exprimer de telles pensées mais de les incarner (verkörpern) ».
Sénèque, pour instruire Lucilius, ne dispose pas du roman ; entre les règles et leur application réelle, il n'a pas de cet intermédiaire qu’est leur application dans la fiction.
Quelques siècles plus tard, Diogène Laërce ne va-t-il pas en un certain sens écrire un roman dont les personnages sont les philosophes antiques ? Certes c’est nous qui le lisons comme un romancier peut-être parce que nous sommes convaincus aujourd’hui que l’incarnation fictive est le plus haut degré de l’incarnation des idées et que toute incarnation qui se prétendrait réelle aurait quelque chose d’une mystification ou au moins d’une très mauvaise connaissance de soi.
Cependant, même si c’est le cas, cela n’entraîne pas comme conséquence que l’incarnation en question, parce que fictive, n’a aucun effet sur les lecteurs. Wittgenstein n’a-t-il pas cherché un effet de ce genre dans, entre autres, les textes de Tolstoï ? N’est-ce pas un effet comparable à celui que peut présenter une formule creuse quand, changeant d’aspect, elle devient une formule profonde ? Cet effet serait une stimulation de la volonté qui rendrait possible sur quelques points au moins une vie différente de celle qu’on a précédemment vécue.
Il semble cependant qu’il y a une frontière bien incertaine entre la littérature que j’évoque et les textes édifiants et moralisateurs. Tentons une distinction : on appellera texte édifiant un texte dont la leçon morale est univoque et qui ne rend pas compte de la difficulté de la délibération morale dûe à la pluralité des biens, aux multiples manières possibles de les hiérarchiser, à l’incertitude du futur. Sans le savoir, Diogène Laërce a écrit un texte pas du tout édifiant, tant sont nombreuses et contradictoires les conduites morales qu’il rend intelligibles et - c'est à voir - stimulantes pour la volonté du lecteur.

vendredi 19 septembre 2008

Sénèque (30): montrer qui on est, pas le dire.

Il y a donc pour Lucilius un meilleur moyen de progresser, c’est de venir voir Sénèque.
De toute évidence, ce dernier met la parole vivante (vox viva) au-dessus du discours (oratio). Noblot traduit oratio par discours écrit. Je me demande s’il ne convient pas davantage d’opposer ici la parole spontanée au texte composé, qu’il soit écrit ou oral, l’idée me paraissant être que l’oratio peut faire illusion alors que la vox viva révèle ce qu’il en est de l’homme. La première raison que Sénèque donne pour justifier le fait que Lucilius doit venir sur les lieux (in rem praesentem venire) est que les hommes croient plus dans leurs yeux que dans leurs oreilles (homines amplius oculis quam auribus credunt). Or, il semble y avoir une contradiction entre l’éloge de la parole vivante et la valeur accordée non à l’ouïe mais à la vue. Mais il n’en est rien car si la parole vivante est formatrice, ce n’est pas en tant qu’elle est porteuse d’un contenu mais en tant qu’elle exemplifie une conduite exemplaire. Ainsi la deuxième raison est tout à fait intelligible :
« longum iter est per praecepta, breve et efficax par exempla » ( = le chemin est long par les préceptes, court et radical par les exemples)
La voix en direct ne donne donc pas aux préceptes un pouvoir plus fort de conviction, elle illustre à sa manière la conformité d’une vie aux préceptes. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Sénèque aille jusqu’à mettre au second plan les paroles de Socrate :
« Platon et Aristoteles et omnis in diversum itura sapientum turba plus ex moribus quam ex verbis Socratis traxit » ( = Platon et Aristote et toute cette troupe de sages qui allait prendre une direction opposée ont plus tiré des mœurs de Socrate que de ses paroles)
Il y aurait donc deux paroles : l’une, scolaire, qui, du point de vue de la formation, ne vaut pas plus que l’écrit, c’est celle qui se réduit à être le véhicule des règles ; l’autre qui manifeste l’accord de la vie avec la doctrine : il ne paraît donc même pas nécessaire que cette parole se réduise à formuler les vérités doctrinales. Quoi qu’elle dise – mais certes elle ne peut tout de même pas dire n’importe quoi –, elle montre ce qui doit être imité par le disciple. Aussi il ne s’agit pas tant pour lui d’écouter une vérité qui coulerait des lèvres mêmes du maître que de vivre avec lui :
« Zenonem Cleanthes non expressisset, si tantummodo audisset : vitae eius interfuit, secreta perspexit, observavit illum, an ex formula sua viveret » ( = Cléanthe n’aurait pas reproduit Zénon, s’il l’avait seulement écouté : il a participé à sa vie, il a vu clairement les choses secrètes, il a observé s’il vivait selon sa règle)
Comme des soldats qui logent sous la même tente – en effet Sénèque utilise le terme militaire de contubernium pour caractériser la camaraderie d’Epicure et de ses disciples -maître et disciple cohabitent : aucune vie privée ne permet donc au maître de cacher des vices. Quant elle n’est jamais à l’abri des regards, la conduite est transparente : pas d' idée chez Sénèque d’une intériorité secrète et impénétrable qui réduirait la possibilité pour le disciple de connaître en profondeur ce qu’il en est de son maître.
J'ajoute pour terminer que ces quelques lignes consacrées à Cléanthe donnent à la figure du disciple un relief inattendu : en effet par le regard pénétrant (perspexit) et le souci de vérifier, de surveiller (observavit), il a quelque chose sinon de l’espion du moins du contrôleur méfiant qui ne veut pas s’en laisser compter par un maître dont seule la parole serait magistrale.
Doit-on aller jusqu’à penser que par sa présence attentive le disciple contribue au perfectionnement du maître, au sens où ce dernier, constamment sous le regard de celui qu’il veut transformer, fait correspondre au plus près ses actions à ses principes ? Est-ce ce que veut dire Sénèque dans la phrase qui clôt ce passage ?
« Nec in hoc te accerso tantum, ut proficias, sed ut prosis : plurimum enim alter alteri conferemus » ( = et je ne te demande pas seulement de venir pour que tu progresses, mais pour que tu sois utile : en effet l’un à l’autre nous nous apporterons beaucoup )

mercredi 17 septembre 2008

Sénèque (29): la lecture comme absorption non problématique.

Sénèque présente deux manières de hausser Lucilius à sa hauteur.
La première consiste à lui faire lire ce qu’il a lu. Non pas simplement, comme il l’a fait dans les trois premières lettres, en terminant sur une citation proposée à la méditation de Lucilius, mais en envoyant les livres eux-mêmes. Cependant, comme les passages à lire seront précisément déterminés par Sénèque, la méthode n’est pas radicalement différente.
Ce que Sénèque attend de la lecture que Lucilius fera des textes mérite une analyse un peu détaillée. Il s’agit d’abord à ses yeux d’un transvasement:
« Ego vero omnia in te cupio transfundere » = moi je désire vraiment tout faire passer en toi (Noblot: “Eh ! Certes je ne demande qu’à faire passer toute ma science en toi »).
La finalité d’une telle transmission est double : la première va de soi, c’est l’instruction du disciple. La seconde, c’est le plaisir d’une possession partagée :
« Nullius boni sine socio jucunda possessio est » = sans un compagnon (socius = associé), la possession d’aucun bien n’est agréable (Noblot : « tout bien dont la possession n’est point partagée perd sa douceur »).
A ce niveau, il faut introduire une nouvelle distinction car l’idée du partage a deux fonctions ; quand il est effectif, elle rend agréable la possession. Mais c’est aussi l’idée du partage à venir qui motive l’appropriation de la connaissance. Sénèque va même jusqu’à écrire que si la sagesse (sapienta) lui était donnée à condition qu’il ne la partage pas, il la rejetterait (ce qui est relevé par lui non comme une énigme psychologique à expliquer mais comme un fait humain : certes c' est d’abord présenté comme une propriété idiosyncrasique - "moi, je etc"- mais la règle générale qu’il formule – "sans un compagnon la possession d’aucun bien n’est agréable" - laisse penser qu’à travers son expérience personnelle il découvre une caractéristique générale).
C’est donc par l’intermédiaire d’ une double relation à autrui que Sénèque progresse. D’une part celle qui l’unit à l’auteur des textes qu’il lit, d’autre part celle qui le relie au lecteur (amicus, socius) de ces mêmes textes qu’il fera lire. Le premier fournit le bien, le deuxième la motivation de se l’approprier. Un tel bien est pensé comme une chose déterminée dont le texte est porteur et qui passe, tel un colis, d’une main à l’autre sans altération aucune. Si on identifie ce bien à une connaissance, il va de soi qu’elle est univoque et n’appelle en rien une interprétation ou un autre jugement de la part du lecteur que celui d’approbation et d’admiration. Il n’y alors pas de raison que l’auteur se limite à relier ces deux associés (socii), une telle chaîne paraît en effet prolongeable sans fin.
Je remarque que celui qui apprend (autant que celui à qui il fera apprendre) ne tire pas son savoir d’un fond intérieur (qu’on pourrait appeler par exemple la raison). Dès la lettre 2, l’extériorité de la connaissance a été mise en évidence par la comparaison des livres à des aliments et à des remèdes. Dit autrement, on est très loin ici de l’enquête socratique, dans laquelle la parole reliait une raison singulière - détachée de sa singularité - à une autre raison singulière - à détacher de sa singularité - dans le souci commun de s'entendre sur des vérités universelles (c’est vrai cependant que de temps en temps des citations homériques nourrissaient le questionnement).
Pour Sénèque ici, les vérités sont déjà écrites dans des livres et la condition de l’accès à la connaissance n’est que la condition de la découverte des bons passages des bons livres, au point qu’on peut parler de vérités condensées qui ne perdent rien à n’être transmises que dans quelques lignes.
N’ y aurait-il pas alors dans l’enquête socratique comme dans le type d'instruction présenté par Sénèque la même valeur accordée à ce qu’on pourrait appeler le trait rapide ? Pour Socrate, ce serait la question, pour Sénèque, la citation mais dans les deux cas, il y a, à peu de frais en somme, une modification positive du destinataire. Certes la modification va chez Socrate avec de la douleur, du malaise, de l’embarras. Je ne perçois pour l’instant rien de tel dans la relation de Sénèque et de Lucilius avec les textes qui les éclairent. C’est plutôt le plaisir qui accompagne autant la première lecture que celle de celui qu’on fait lire.
Cet éloge d’une certaine lecture ne va pas empêcher cependant Sénèque de juger qu’il y a une meilleure manière pour Lucilius de se mettre à son niveau.

dimanche 14 septembre 2008

De deux néologismes qui ne visent pas à créer une nouvelle langue mais à éclairer la langue ordinaire.

“ L’agent de l’interdit est une autorité qui possède cette faculté d’interdire ou de permettre. Si l’on veut transposer à l’impossibilité, on dira que l’agent de l’impossible est l’agent qui a rendu impossible ce qui est impossible. On pourrait créer des verbes « possibiliser » et « impossibiliser », parallèles aux verbes « permettre » et « interdire » » écrit Descombes dans Le raisonnement de l’ours (p.401)
Ces verbes existent déjà en espagnol : posibilitar et imposibilitar.
Le Dictionnaire historique de la langue française fait état de possibiliser, dont on trouve des occurrences au 19ème (où ?) et mentionne l’existence de possibilisation chez Sartre en 1943. A dire vrai je n’en trouve à première vue aucune trace dans L’Etre et le néant ( mais ai-je assez cherché ? )publié pourtant à cette date. En revanche, dès les premières pages des Cahiers pour une morale (1948-1949) , je lis : « Nous sommes tels que le possible se possibilise à travers nous » (p.14). C’est donc un mot qui ici n’a pas le sens que Descombes donne au néologisme qu’il évoque : en effet autant dans la langue espagnole que pour Descombes il y a(urait) un nombre indéfini de sujets capables d’être des agents du possible / impossible ; en revanche Sartre n’en reconnaît qu’un : le possible. Possibiliser s’utilise alors au réfléchi et vise à donner une connaissance de la nature sinon de toute possibilité, du moins de celle qui dépend des hommes.
L’allemand a ermöglichen pour rendre possibiliser, mais pas d’impossibiliser (il faut dire alors ne pas possibiliser: « nicht ermöglichen »).

vendredi 12 septembre 2008

Sénèque (33) : pourquoi condamner les jeux de cirque ?

Sénèque identifie dans la suite de la lettre 7 l’activité sociale la plus dangereuse du point de vue de la réforme de soi :
« Nihil vero tam damnosum bonis moribus quam in aliquo spectaculo desidere : tunc enim per voluptatem facilius vitia subrepunt. Quid me existimas dicere ? Avarior redeo, ambitiosor, luxuriosor, immo vero crudelior et inhumanior, quia inter homines fui » = rien n’est vraiment aussi nuisible aux bonnes mœurs que de s’arrêter dans un spectacle : alors en effet par le plaisir les vices s’insinuent en nous plus facilement. Que juges-tu que je dis ? Je reviens plus avide, plus prétentieux, plus voluptueux, oui vraiment plus cruel et plus inhumain, du fait d’avoir été parmi les hommes
Sénèque consacre alors un passage à décrire le spectacle de midi dans lequel il est entré fortuitement. Sénèque veut dire par casu (fortuitement) qu’il n’a pas eu l’intention de voir le spectacle qu’il va en fait voir : il s’ attend (expectans) à des jeux (lusus), à des plaisanteries (sales), à quelque chose de relaxant (aliquid laxamenti), grâce auquel les yeux des hommes se reposent du sang humain (quo hominum oculi ab humano cruore adquiescant). En fait, il va contre son gré assister à tout le contraire :
« Quicquid ante pugnatum est, misericordia fuit ; nunc omissis nugis mera homicidia sunt : nihil habent quo tegantur. Ad ictum totis corporibus expositi numquam frustra manum mittunt. Hoc plerique ordinariis paribus et postulaticiis praeferunt. Quidni praeferant ? non galea, non scuto repellitur ferrum. Quo munimenta ? quo artes ? omnia ista mortis morae sunt. Mane leonibus et ursis homines, meridie spectatoribus suis obiciuntur. Interfectores interfecturis jubent obici et victorem in aliam detinant caedem ; exitus pugnantiun mors est : ferro et igne res geritur. Haec fiunt, dum vacat harena » = tous les combats d’avant étaient miséricorde ; maintenant finies les bagatelles, ce sont de purs assassinats : ils n’ont rien pour se protéger. Exposés au coup sur toutes les parties du corps, jamais ils ne frappent en vain. Le plus grand nombre préfère cela aux couples ordinaires ou aux vedettes. Pourquoi ne le préféreraient-ils pas ? Le fer n’est repoussé ni par le casque, ni par le bouclier. A quoi bon des moyens de défense ? A quoi bon des techniques ? Toutes ces choses-là retardent la mort. Le matin les hommes sont exposés aux lions et aux ours, à midi ils le sont à leurs spectateurs. Ils ordonnent au tueur de se jeter devant celui qui le tuera et ils gardent le vainqueur pour un autre massacre : l’issue pour les combattants est la mort. La chose est accomplie par le fer et par le feu. Ces choses-là ont lieu, quand dans l’arène on fait relâche.
Visiblement Sénèque ne condamne pas tant les jeux du cirque que ces intermèdes où sont présentées des mises à mort qui ne respectent pas les règles du jeu habituelles. Ce que Sénèque réprouve ici, ce n’est pas que le sang humain soit versé mais que les intermèdes n’aient pas comme fonction de reposer le regard de ceux qui ont assisté aux mises à mort réglées.
Ce n’est pas sans quelque ironie qu’on lit ces lignes destinées à illustrer le risque que court quiconque se mêle à la foule. Le mal d’esprit auquel le progressant s’expose et sur lequel Sénèque centre toutes ses préoccupations est tout de même bien peu de chose comparé aux dangers que courent dans l’arêne ceux dont la vue desquels est un obstacle au perfectionnement de l’âme philosophique.
Car, il ne faut pas s’y tromper, ici ce n’est pas tant ces activités barbares que Sénèque condamne que le fait d’y assister. Il va de soi que le philosophe stoïcien ne les approuve pas, mais dans sa ligne de mire il a moins les massacres réels que les dégâts moraux que ces massacres produisent chez celui qui y assistent.
C’est à partir de passages de ce genre qu’on réalise à quel point Sénèque est bien un homme de son temps.

vendredi 5 septembre 2008

Quelle différence entre une pensée profonde et une formule creuse qu'on voit comme une pensée profonde ?

Dans Le raisonnement de l’ours (2007), portant l’enquête en direction des sens possibles de « philosophie pratique », Vincent Descombes écrit :
« Il est vrai aussi que, au rayon philosophique d’une librairie, on pourra trouver des livres qui prétendent proposer une sagesse pratique (…). Nous vous offrons, annoncent-ils, une philosophie utile, nous allons vous dire comment réussir votre vie ou comment conserver votre sérénité en toutes circonstances. Hélas cette littérature déçoit forcément. Il y aurait un art du bonheur ou une technique de l’humeur tranquille si l’on pouvait mettre le doigt sur la chose, l’unique chose, qui suffit à rendre les hommes heureux et légers. Le lecteur ne trouvera donc pas dans ces livres les recettes et les méthodes qu’il espérait peut-être découvrir, mais seulement des préceptes formels : pour réussir, ne fais rien que tu risques d’avoir un jour à regretter d’avoir fait – pour être serein, n’attache d’importance qu’aux choses qui sont vraiment dignes de retenir ton attention. On pense à la mésaventure de l’abbé de Saint-Pierre que rapporte Jean Paulhan pour illustrer le fait que ce qui pour l’un est pensée profonde n’est qu’une formule creuse pour l’autre :
L’abbé de Saint-Pierre avait beaucoup réfléchi à la vanité des jugements humains. Il en était venu à dire, toutes les fois qu’il approuvait quelque chose : « Ceci est bon, pour moi, à présent. » Il passa en proverbe sur cette manie. Mais comme on le plaisantait un jour sur sa formule : « Malheureusement ! s’écria-t-il, une formule ! C’est une vérité que j’ai mis trente ans à découvrir. »
A la lecture de ce passage, deux questions hétérogènes me viennent à l’esprit :
1) Doit-on lire ce passage comme dénonçant aussi la vanité du stoïcisme et de l’épicurisme en tant qu' ils visent comme d’autres « sagesses », elles bien douteuses, à conduire au bonheur leurs disciples, même s’ils ne sont pas réductibles à cette fin ? A dire vrai, qu’ils ne soient pas réductibles à une fonction thérapeutique illusoire n’est pas très rassurant si on est porté à penser que leur métaphysique, leur épistémologie, leur psychologie sont dépassées. Que restent-ils alors de solide en eux ?
2) Qu’est-ce qui transforme une formule creuse en pensée profonde ? Le fait qu’on mette du temps à la trouver par soi-même en réfléchissant sur son expérience – ce que suggère l’anecdote relative à l’abbé de Saint-Pierre - ? Mais alors n’importe quelle puérilité est profonde aux yeux de l’imbécile laborieux…Le fait qu’elle a du poids dans les délibérations personnelles auxquelles on la mêle, à la différence des phrases qui ne servent qu’à donner des leçons aux autres mais qu’on est les premiers à ne pas prendre en compte au moment d’agir ? Mais pourquoi un précepte prend-il du poids ? Il ne suffit certainement pas de répondre : parce qu’on a vu son importance ! Donner de l’importance à une formule suffit-il à la rendre profonde ? Non, je fais l’hypothèse qu’en le voyant vivre les amis de l’abbé réalisaient bien que sa formule était profonde. Elle n’était pas seulement profonde pour lui.

Commentaires

1. Le samedi 6 septembre 2008, 11:14 par herve
Bonjour,
En ce qui concerne le 1), il me semble que Descombes récuserait en effet une sagesse au sens épicurien ou stoïcien, comme le montre un autre passage du même ouvrage, en raison même de sa conception de la philosophie :
"Je doute que la philosophie puisse rendre les hommes meilleurs. Mais alors,
dira-t-on, que peut la philosophie ? Ses pouvoirs sont limités, mais ils
sont réels. Ce que la philosophie sait faire, c'est dénouer des difficultés
purement intellectuelles, des manières de noeuds qui se sont formés dans
l'esprit des gens, à la suite d'interférences entre les diverses et
multiples "lignes" conceptuelles que chacun doit tirer et tisser dans son
esprit afin de comprendre où il en est et ce qu'il fait." (op. cit. p. 432)
Quant au 2) je ne trouve aucune profondeur au proverbe du bon abbé :
- si ceci est bon, pour moi, à présent, cela signifie que n'importe quoi peut être bon à l'instant suivant. Ce proverbe ne donne donc aucun précepte, ne guide en aucune mesure l'action.
- si ce proverbe est présenté comme une vérité, elle est auto-destructrice : puisqu'elle n'est bonne, pour moi, qu'à présent, elle peut très bien être infirmée d'un moment à l'autre.
2. Le samedi 6 septembre 2008, 11:51 par philalethe
1) je pense qu'en effet vous avez raison. Cette attitude est d'ailleurs dans le droit fil de Wittgenstein quand il écrit entre autres dans Remarques mêlées (p.118) que "toute sagesse est froide et qu'il est tout aussi impossible de redresser sa vie grâce à une sagesse, qu'il l'est de forger le fer à froid"
2) moi non plus je ne trouve aucune profondeur à la formule en question mais cela ne fait précisément qu'illustrer l'idée qu'une formule creuse pour l'un est une pensée profonde pour l'autre. Maintenant à quelles conditions cette formule peut-elle être une pensée profonde ? Par exemple si elle sert vraiment à apaiser: si je suis inquiété par le souci de définir en vérité ce qui est bon, la phrase me détourne de la recherche de généralisations dont j'ai douloureusement constaté l'insuffisance; la fin de ce souci me donne alors une attention à ce qui se présente, plus complète. Bien sûr on peut imaginer quelqu'un qui s'appuie sur la phrase par incapacité à différer ses désirs, dans une sorte d'indifférence aux conséquences. Mais alors ce n'est pas une pensée profonde au sens où j'ai cherché dans le billet à le définir car la phrase n'est pas un élément motivant dans une délibération, c'est juste la rationalisation de quelque chose comme une compulsion.
Je ne suis donc pas tout à fait d'accord avec votre première critique, car, vue sous le jour que je viens de présenter, la phrase guide dans une certaine mesure l'action: je ne multiplie pas les actions à la recherche d'une action qui me donnerait accès à ce qui est Bon.
Quant à la deuxième critique, elle suppose que la phrase est prise comme une vérité alors que je comprends plutôt ces "pensées profondes" comme des outils qui font varier la perspective, l'angle de vue. Je zoome sur quelque chose ou choisis le grand angle pas dans le but de décrire ce qui est le cas mais dans celui de modifier la réalité en fonction de mes voeux. La question que je posais dans le billet était: à quelles conditions une phrase creuse fait effectivement varier la vue ? Qu'est-ce qui fait qu'avec des phrases le fer cesse d'être froid et puisse être forgé ?
3. Le samedi 6 septembre 2008, 13:00 par Mathieu
Concernant le premier point, je ne pense pas qu'une pensée puisse jamais être "dépassée" - si l'on entend par là qu'on puisse en être quitte et la laisser en arrière. Paradoxalement, toute pensée demeure, toujours, vraie. Elle peut tout au plus être approfondie en direction d'une vérité plus profonde qui intègre ou reprend sa propre vérité au sein d'une vérité plus profonde. Mais cela ne la rend pas pour autant superficielle, bien au contraire. L'approfondir signifie de toute manière la comprendre c'est-à-dire la penser, ce qui implique d'en acquérir ou d'en découvrir l'intelligence et partant d'étendre sa propre intelligence.
Je ne partage donc pas le doute de Descombes portant sur la capacité ou sur la puissance de la philosophie de rendre "les hommes (j'imagine que le "qui la pratique" est sous-entendu) meilleurs" - à moins que l'on en reste à une relation simplement extérieure entre "la philosophie" et "les hommes", qui plus est sans faire la moindre distinction entre "les hommes", auquel cas il n'y a tout simplement pas (de sens à évoquer la) philosophie puisque celle-ci est d'abord une pratique que l'on exerce en première personne. Une véritable question est toujours une question que l'on SE pose à SOI-MÊME : Descombes se donnerait-il la même réponse si c'est à lui qu'il adressait la question que son doute suppose ? La pratique de la philosophie ne l'a-t-elle pas, lui-même, rendu meilleur ? Ne serait-ce qu'en ce qui concerne la probité ou l'humilité qui lui permettrait de répondre à cette question, sa réponse fût-elle négative. Je doute qu'un quelconque philosophe puisse jamais ne serait-ce que douter de l'étendue de l'amélioration que la philosophie a entraîné sur lui-même.
Concernant le second point - qu’est-ce qui transforme une formule creuse en pensée profonde ? - la question est déjà un commencement de réponse au sens où la profondeur renvoie à la pensée, qui diffère du tout au tout d'une "formule", quelle qu'elle soit. Je dirais que la profondeur d'une pensée tient au fait qu'elle est l'expression de la manière dont une pensée a approfondi une question qu'elle s'est posée. Autrement dit à la profondeur de la question posée et à la profondeur avec laquelle elle a été posée. C'est pourquoi il n'y a pas de réponse ou de règle générale à la question qui vaudrait quelle que soit la question posée et quelle que soit la manière de la poser. Mesurer la profondeur d'une question implique de mesurer la question et la façon dont elle a été posée.
4. Le samedi 6 septembre 2008, 13:51 par philalethe
Mathieu:
Le premier point porte sur la question de savoir si c'est pertinent de parler de progrès en philosophie. La position que vous défendez est orthodoxe mais, sauf à violer le principe de contradiction (deux philosophies qui se contredisent ne peuvent être toutes deux vraies), il faut embrasser, comme vous le faites, une sorte de hegélianisme qui est de mon point de vue philosophiquement trop peu modeste.
Quant à la transformation produite par la pratique de la philo, doit-on soutenir qu'elle rend meilleur ? Il y a bien sûr une amélioration qui est intrinsèque à la maîtrise d'une pratique. En ce sens, quand on sait s'y prendre en philo, on est meilleur mais c'est en un sens trivial où on est aussi meilleur quand on sait nager, lire etc.
Quant à l'amélioration morale, sauf à la définir par une meilleure connaissance des philosophies morales, je ne vois pas de relation nécessaire entre la connaissance des philosophies et la conduite de nos actions. Il me semble que la valeur morale est indépendante de la connaissance de la philosophie: c'est, pour faire vite, une affaire de caractère et d'éducation et je doute que la connaissance théorique du kantisme soit une condition nécessaire de l'acquisition, disons, de la droiture. J'irais presque jusqu'à soutenir que la connaissance théorique de la philosophie morale est un obstacle à la formation morale, tant tout et son contraire y ont été défendus (que penser du plaisir ? dois-je faire lire Kant ou Mill ?).
Et l'amélioration intellectuelle ? Tout dépend comme on la définit. Vous parlez de probité. C'est certes une vertu épistémique qui est liée à la recherche de la connaissance mais pourquoi soutenir que seule une culture philosophique la développe ? La pratique d'une science en est une condition suffisante.
Quant au lien que vous faites entre pensée profonde et approfondissement du questionnement, est-il nécessaire ? Ne puis-je pas soudainement convertir une formule creuse en pensée profonde (je ne veux pas dire que ça dépend de ma volonté) ? Le critère de ma conversion ne serait pas que je suis convaincu de son existence mais que ceux qui me connaissent bien réalisent comme moi que certaines formules contribuent à motiver la conclusion de mes raisonnements pratiques. On peut même se demander si le fait  que je juge que la phrase est une pensée profonde est une condition nécessaire de sa profondeur. Certes il est indispensable qu'au moins je l'aie à l'esprit, sans quoi elle ne pourrait pas être une des mes raisons.
5. Le samedi 6 septembre 2008, 14:42 par Mathieu
Je pense que l'on peut soutenir l'idée d'une progression ou d'un approfondissement, qui se distingue bien sûr de la notion de "progrès" linéaire et continu prise en sens naïf ou moderne, sans pour autant tomber dans un hégélianisme qui ne sauve les pensées que comme des moments du Système, ce que je trouve aussi manquer de modestie et, au fond, de vérité. Cela me fait penser à un texte repris dans Signes où Merleau-Ponty critique cette manière là d'entendre "toute les pensées sont vraies" - même si elles se contredisent, ironiquement. Il (n') y a contradiction (qu')à tel ou tel niveau, (toujours) dans telle ou telle perspective. Il n'est donc pas a priori impossible que ce qui est contradiction sur un certain plan ne le soit plus si l'on respecte les différents plans et si l'on se situe à un autre plan. Cela ne supprime pas les contradictions et pas même leur vérité respective, mais qu'il y ait contradictions implique bien de penser les contradictions, de se demander ce qu'elles signifient et quelles sont leurs raisons d'être.
Je suis certain qu'il n'y a pas que Hegel qui puisse soutenir que deux pensées peuvent toutes les deux êtres vraies tout en se contredisant, et qu'on peut le penser sans le penser au sens où Hegel l'a pensé. Ici aussi je pense à la pensée de Platon.
Concernant l'amélioration morale, j'ai serais tenté de vous répondre malicieusement ce que Socrate vous aurait certainement objecté : y a-t-il vraiment une différence entre savoir ce qu'est l'excellence et agir selon l'excellence - si l'on SAIT et si l'on parle VRAIMENT ce que signifie "savoir" et de ce que signifie "devenir meilleur" ? Disons au moins que la question se pose, aussi, en ce sens là. Puisque vous avez vous-même conscience de ce qui nous sépare de la pensée antique, je suis surpris que vous parliez de "connaissance théorique" avec un accent tout à fait moderne et que vous déconnectiez aussi fortement le savoir de la pratique, alors que la pensée antique a tant pensé leur liaison et même, en un sens, l'identité liant leur différence.
Vous dites que l'on peut avoir une "connaissance théorique de la philosophie morale" sans être pour autant en mesure de connaître la réponse à la question "que penser du plaisir ?". C'est vrai, mais pas au sens où Platon entendait la théorie, le savoir, et le savoir du Bien. En ce sens là, et il se pourrait bien que ce soit le sens véritable, ou du moins un sens plus véritable (et plus profond si j'ose le clin d'oeil) que le sens dans lequel nous les entendons d'une oreille moderne, ce n'est plus vrai, c'est faux.
J'ai bien conscience que l'on peut "faire de la philosophie" sans vivre "vertueusement", mais la question me semble alors être de savoir si justement, dans ce cas, il est vrai de dire que l'on "fait de la philosophie". Au lieu d'y voir une remise en cause d'une liaison, ne serait-il pas plus juste d'y voir sa confirmation ? Et au lieu d'une remise en cause de la capacité ou de la puissance de la philosophie, c'est moi-même et la réalité de ma pratique de la philosophie que j'estimerai toujours devoir être remise en cause et en question. Vous me direz peut-être "oui, tout dépend de ce qu'on entend par philosophie", mais ce n'est pas pour cette raison là que je dis cela : c'est parce que je crois qu'en parlant de la philosophie en ce sens là, on ne parle pas de ce qu'est vraiment la philosophie, et il ne s'agit plus là d'une question d'option mais de la question de savoir ce que c'est que cette pratique "la philosophie" - question éternellement ouverte certes, mais absolument pas arbitraire ou indécidable. Je crois qu'il faut renverser le problème, ou tout du moins que l'on peut le faire, et que prise dans l'autre sens, la question aboutit à la réponse inverse.
Mais même si vous n'acceptiez pas de renverser la relation et la question, je crois que ça rejoint ce que vous écrivez lorsque vous parlez de "maîtrise" : en effet, de toute manière, là aussi, la question est bien de savoir ce que l'on maîtrise (ou ce que l'on s'efforce de maîtriser) lorsque ce que l'on pratique est la philosophie. Même si c'est contre toute apparence, il n'est pas exclu que ce soit "se rendre meilleur".
6. Le samedi 6 septembre 2008, 15:18 par herve
Mathieu :
Une véritable question est toujours une question que l'on SE pose à SOI-MÊME : Descombes se donnerait-il la même réponse si c'est à lui qu'il adressait la question que son doute suppose ?
Hervé
Si on se fait "de soi-même à soi-même" les questions et les réponses en philosophie, on a de grandes chances de ne pas se décevoir...
7. Le samedi 6 septembre 2008, 15:34 par Mathieu
Hervé :) votre trait d'humour a sa vérité : il est toujours possible que l'on se trompe et même que l'on préfère s'abuser soi-même. Néanmoins cela implique bien que l'on sache et que l'on dise, si l'on consentait à faire preuve d'honnêteté et de discernement, ce qu'il en est.
Ce n'était pas une condition suffisante mais une condition sine qua non, qui est déjà suffisamment difficile et exigeante à satisfaire - notamment parce qu'elle est si facile à esquiver, comme vous le dites avec humour.
8. Le samedi 6 septembre 2008, 15:38 par Mathieu
Pour vous répondre sérieusement Hervé, vous m'avez mal lu : je n'ai pas dit que l'on se "faisait" les questions et les réponses, mais que l'on se les posait. Les deux démarches sont si différentes l'une de l'autre que je pourrai ajouter que l'on ne se pose vraiment que les questions qui SE posent à nous-mêmes. En la matière, on est donc bien loin de l'arbitraire, comme chacun le reconnaîtra s'il est honnête envers lui-même.
9. Le samedi 6 septembre 2008, 15:44 par herve
Philalethe
si je suis inquiété par le souci de définir en vérité ce qui est bon, la phrase me détourne de la recherche de généralisations dont j'ai douloureusement constaté l'insuffisance; la fin de ce souci me donne alors une attention à ce qui se présente, plus complète. Bien sûr on peut imaginer quelqu'un qui s'appuie sur la phrase par incapacité à différer ses désirs, dans une sorte d'indifférence aux conséquences. Mais alors ce n'est pas une pensée profonde au sens où j'ai cherché dans le billet à le définir car la phrase n'est pas un élément motivant dans une délibération, c'est juste la rationalisation de quelque chose comme une compulsion.
Hervé
Certes, mais dans le _contenu_ de la formule, rien ne permet de distinguer entre
une attention plus complète à ce qui se présente et une rationalisation d'une impulsion, donc de deux choses l'une :
- soit cette formule est incomplète
- soit sa profondeur n'est pas dans son contenu. Mais alors où est-elle ?
Philalethe
Quant à la deuxième critique, elle suppose que la phrase est prise comme une vérité
Hervé
C'est bien ainsi qu'elle est présentée par l'abbé dans l'extrait de Descombes.
Philalethe
La question que je posais dans le billet était: à quelles conditions une phrase creuse fait effectivement varier la vue ? Qu'est-ce qui fait qu'avec des phrases le fer cesse d'être froid et puisse être forgé ?
Hervé
Je doute qu'une phrase creuse puisse faire varier la vue et donne plus que l'illusion que le fer puisse être forgé
10. Le samedi 6 septembre 2008, 16:09 par philalethe
Hervé:
1. je dirais que la profondeur est dans l'usage et j'ai essayé de caractériser les critères d'un usage profond d'une phrase.
2. certes hors contexte c'est une affirmation qui implique sa vérité mais on peut dire la phrase pour se transformer; c'est à cet usage que je pensais. Ceci dit, est-ce une vérité contradictoire ? Quand je dis "ceci est bon, pour moi, maintenant", l'identité du "ceci" doit être précisée par le contexte (si c'est un livre ou une promenade, ce n'est pas contradictoire). Si je dis "cette phrase est bonne, pour moi, maintenant", ce n'est pas contradictoire non plus. Ça exclut juste qu'elle soit absolument bonne. Mais une telle exclusion n'est pas incompatible logiquement avec le fait qu'à une autre occasion je la répète.
3. Cette dernière remarque me laisse donc penser que vous donnez à la phrase creuse le caractère d'être essentiellement creuse. Moi, je cherchais à comprendre comment une phrase creuse peut être une pensée profonde vraiment (je veux dire du point de vue de quelqu'un qui n'est pas lui aussi creux !).
11. Le samedi 6 septembre 2008, 16:20 par herve
Mathieu ; je suis d'accord avec les précisions que vous apportez : "les questions SE posent (...)" "si chacun est honnête envers lui-même (...)".
Elles indiquent clairement que la réflexion philosophique implique plus que la relation de soi à soi. Ce qui nous force à penser c'est le mouvement même de la paideia, disait Deleuze dans son commentaire du célèbre passage de l'allégorie de la caverne où le prisonnier est tiré de ses chaïnes.
12. Le samedi 6 septembre 2008, 16:41 par Mathieu
@Hervé
J'aurais tendance à suivre la même logique que pour la liaison entre la puissance de la philosophie et le Bien (d'ailleurs cela me fait songer que dans notre manière de poser la question de leur liaison nous avons surtout envisager, ou plutôt dénié, une puissance à la philosophie, sans même nous poser la puissance du Bien lui-même, qui est pourtant tout aussi importante sinon plus), c'est de deux choses l'une : soit la relation de soi à soi en est une, auquel cas c'est vraiment avec moi-même que je suis en relation et c'est une véritable relation, soit ce n'est pas vraiment avec moi-même mais alors il n'y a tout simplement pas, à parler vrai, de relation "de soi à soi", mais une "relation de soi à un autre".
Aussi provoquant et paradoxal que cela semble être, on peut donc dire que toute relation de soi à soi est (nécessairement) véridique, sinon ça n'en est tout simplement pas une, elle ne mérite pas ce nom et c'est ce payer de mots que d'en parler dans tous les autres cas.
Il faut toujours essayer d'entendre (le sens de) ce que l'on dit.
13. Le samedi 6 septembre 2008, 17:04 par philalethe
Mathieu:
Vous semblez envisager deux solutions elles-mêmes contradictoires pour justifier l’idée que les philosophies sont toutes vraies : soit on respecte tous les plans – c’est « le point de vue » de Dieu, non ? - soit on est sur un autre plan – mais alors on n’accède pas à la pensée de la philosophie comme totalité sans contradiction. Il faudrait mettre ce que vous dites à l’épreuve par exemple d’une contradiction incontestable : par exemple le dualisme corps-esprit cartésien / le matérialisme. Ou bien l’opposition kantisme / utilitarisme etc.
Quant à la différence entre savoir ce qu’est l’excellence et agir excellemment, vous avez raison de pointer qu’elle n’est pas platonicienne. Mais Platon a-t-il raison ? L’acrasie n’est-elle pas justement de ne pas agir excellemment malgré la connaissance des raisons d’agir excellemment ? Vous me répondrez peut-être que la connaissance est alors insuffisante.
Vous êtes étonné que je ne reprenne pas certains mots d’ordre antiques (vivre conformément à la vérité etc). C’est que je ne prône pas dans mon blog un retour aux Anciens. Je ne lis pas non plus leurs textes comme des documents historiques. Quelquefois je pense que ce sont des philosophies de rêve – avec l’ambiguïté du dernier terme…-
Vous invoquez ensuite la Philosophie (certes vous ne mettez pas de majuscule). Là j’ai dû mal à vous suivre ; ce n’est pas que je refuse les essences (il y a une essence du carré par exemple), mais philosophie comme art, comme religion, sont des notions qui regroupent des pratiques qui ont entre elles un air de famille et on échouerait bien à vouloir trouver un point commun substantiel à toutes ces pratiques (même pas l’amour de la vérité…).
14. Le samedi 6 septembre 2008, 17:14 par herve
Philalethe
Moi, je cherchais à comprendre comment une phrase creuse peut être une pensée profonde vraiment (je veux dire du point de vue de quelqu'un qui n'est pas lui aussi creux !).
Hervé
Alors, il me semble que vous donnez des éléments de réponse : c'est la façon d'utiliser une phrase creuse qui pourrait être profonde. Pour vérifier cela, il faudrait donc examiner les actes, la "forme de vie" de celui qui l'utilise.
A quoi devrait ressembler une forme de vie utlisant cette phrase creuse (ou une autre) pour être dite profonde ?
15. Le samedi 6 septembre 2008, 17:19 par philalethe
Hervé:
Tout à fait d'accord, on est maintenant sur la même longueur d'onde. J'ai essayé en effet de clarifier la réponse à la dernière question que vous posez.
16. Le samedi 6 septembre 2008, 17:44 par herve
Mathieu
c'est de deux choses l'une : soit la relation de soi à soi en est une, auquel cas c'est vraiment avec moi-même que je suis en relation et c'est une véritable relation, soit ce n'est pas vraiment avec moi-même mais alors il n'y a tout simplement pas, à parler vrai, de relation "de soi à soi", mais une "relation de soi à un autre".
Hervé
Peut-il y avoir une relation sans une distinction entre les termes reliés ?
Je suis en train de lire le commentaire du Shobogenzo de Dogen par Yoko Orimo, elle donne un joli exemple : la tranche d'une feuille de papier relie ET distingue le côté recto et le côté verso...
Pour revenir à l'exemple de la relation de soi à soi, ne suppose-t-elle pas toujours en soi plus que soi ?
Ou, comme le dit Ricoeur, que l'on se considère soi-même _comme_ un autre ?
Ce qu'impliquent le "vraiment" et l'ipséité que vous soulignez : dans la relation de "soi" à "soi-même", le "même" fait la différence en marquant l'identité.
En tout cas, merci à tous les deux pour cette intéressante conversation de rentrée.
17. Le samedi 6 septembre 2008, 18:54 par Mathieu
Philalethe,
Pour être tout à fait précis, par "respecter" les différents plans, je voulais dire "respecter la distinction, et même les distinctions, des différentes plans sur lesquels les pensées sont vraies". Ce n'est pas le point de vue de Dieu mais entrer dans le questionnement que se pose chaque pensée et dans la manière dont elle y répond, dans la logique et le parcours propre à chaque pensée. C'est surtout parvenir à concevoir que la vérité n'est pas, n'est jamais exclusive et qu'elle a de nombreux niveaux.
Dans mon esprit, on ne peut pas pour autant tirer de ces distinction ou de ces différences la conclusion qu'il n'y aurait pas "la philosophie" mais "des philosophies". Cela signifie par contre que c'est une question (qui ne cesse de reposer à toute pensée et qu'elle ne cesse de reposer) de savoir quel est le sens de la philosophie - au double sens du terme "sens" : signification et direction, les deux sens étant liés en ce que penser la signification de la philosophie c'est, toujours, repenser sa direction, c'est-à-dire la nature et le sens de sa provenance et ceux de sa destination ou de sa destinée. Raison pour laquelle la philosophie est quelque chose d'essentiellement historial.
Je n'"ai" donc pas "la" réponse à cette question, et je pense qu'il n'y a pas de réponse unique et définitive à la question, et surtout : qu'est-ce que la philosophie ? ou plutôt qu'est-ce que cela peut être, la philosophie ? Comment cette puissance là est-elle capable de se déployer ?
Toute réponse n'est de toute manière jamais quelque chose que l'on "a", vis-à-vis de quoi la relation serait aussi extérieure ou extrinsèque que l'est la relation de possession.
Une réponse qui me semble toucher à quelque chose qui est vrai de toute philosophie, donc à l'essence de la philosophie, est la réponse socratique/platonicienne : la philosophie est le questionnement. Pas n'importe quel questionnement, le plus profond de tous, l'essence du questionnement, qui consiste à s'interroger sur sa propre nature et sur son propre sens et qui doit par lui-même, dans son interrogation, découvrir à chaque fois non seulement la ou les réponses qui y réponde, mais sa propre interrogation.
Vous dites que l'amour de la vérité n'est pas une réponse, il est vrai que certains philosophes ont eu une manière bien particulière de l'aimer comme le disait Nietzsche et comme il l'aima lui-même du reste, mais peut-être était-ce bel et bien encore, et toujours, de l'amour. Même si la vérité est loin d'être, en tant que telle, le questionnement porteur de toute pensée, il me semble néanmoins qu'il y a bien, pour le moins, une singulière liaison érotique à la vérité propre à la philosophie et qu'il y aurait beaucoup à dire de ce côté là.
Pour revenir à la question de la relation entre contradiction(s) et vérité, reprenant l'exemple de la pensée de Descartes, je n'ai aucun problème à dire que la distinction entre l'âme et le corps est vrai. Il est vrai, pour toujours, que l'âme n'est pas étendue alors que le corps l'est. La question serait : la distinction est-elle la vérité la plus profonde à laquelle on puisse aboutir ? Faut-il s'en tenir à elle ou bien faut-il questionner autrement, dans une autre perspective que celle-ci ? On peut tout à fait, on doit même, continuer à penser après Descartes, cela n'ôtera jamais à sa pensée sa vérité et sa profondeur propres. Qui plus est, si l'on ne reconnaît pas de vérité propre à toute pensée, quelle possibilité pourrait-il bien rester, justement comme vous le dite de "ne pas lire les Anciens comme de simples documents historiques" ?
C'est cela que je veux dire lorsque je parle de respecter les différences de plans et de ne pas rabattre toutes les vérités ou toutes les pensées sur un seul et même plan (quel pourrait-il bien être ? Le plan des "contradictions irréductibles" est-il, au fond, celui d'une sorte de "relativisme" plus ou moins pondéré? Le point est que cette déception, ou plutôt cette résignation, me semble traduire, comme toujours, une exigence excessive et même exclusive : que "l'une des deux" pensée ait raison et l'autre tort - je vais y revenir plus bas). Il n'y a pas vraiment de contradiction, il y a que l'on pense les choses différemment, de manière plus ou moins approfondies, et partant que l'on atteint des vérités différentes, mais elles ne sont pas contradictoires, elles ne sont pas inconciliables, elles sont étagées. Il y a des vérités qui sont, si j'ose dire, plus vraies, plus profondes que d'autres.
Kant dit vrai lorsqu'il dit que l'espace est l'une des deux conditions de possibilités transcendantales. Cela n'empêche pas tel ou tel autre penseur de dire que l'espace est, aussi, par ailleurs, autre chose et même tout autre chose, et de dire vrai. C'est seulement la confusion des plans, seulement pour l'aplatissement ou pour une lecture superficielle de l'histoire de la philosophie qu'elle se réduit à être une longue somme de contradictions et d'avis irréconciliables.
Quoiqu'il en soit, il demeure, comme toujours, la possibilité et la nécessité de mettre en question cette idée de contradictoires irréductibles : ses présupposés surtout. En voici un de taille, me semble-t-il : les philosophes savent bien que la vérité et l'être sont profonds, ils ne prétendent jamais avoir dit toute la vérité lorsqu'ils parviennent, finalement, à en saisir une part. C'est bien assez de parvenir à en découvrir une part. S'en tenir aux "contradictions", c'est supposer chez eux une prétention envers la vérité, et au fond une ignorance de la nature de la vérité et de l'être, qu'ils n'ont pas et qu'ils ne songeraient même pas à faire valoir - peut-être pas même Hegel. C'est certainement pour cela, au fond, que je doute que les contradictions soient la vérité dernière. De toute manière, je ne me RÉSIGNE pas à m'en tenir au niveau des contradictions.
C'est du reste un paradoxe (une contradiction ?) de cette position qui consisterait à s'en tenir aux contradictions, donc à l'idée qu'elles ne peuvent pas se rejoindre et se penser et se TENIR ensembles, puisque dire cela c'est bien une certaine manière de tenir ensemble les pensées, fût-ce de manière contradictoire.
Je ne lis pas non plus historiquement les Anciens, j'essaye de les lire philosophiquement. Je ne prône donc pas non plus un "retour" aux Anciens - pour y revenir en ce sens là, encore faudrait être parvenu à comprendre ce dont il retourne avec eux, et je sais que nous en sommes encore assez loin, et que le véritable retour n'a pas ce sens là. Comme vous le demandez vous-même, il n'y a pas d'autre moyen d'aboutir à une réponse que de se poser la question : Platon a-t-il raison ? D'une certaine manière, c'est ce que nous faisons.
18. Le samedi 6 septembre 2008, 19:05 par Mathieu
Pour prendre un exemple de deux contradictions flagrantes qui ne sont en réalité qu'apparemment contradictoires :
Galilée : "et pourtant elle tourne"
Husserl : "La Terre ne se meut pas".
Les deux pensées sont contradictoires, et pourtant, paradoxalement, toutes les deux absolument vraies. La seconde est même plus profonde que la première.
Il n'y a "contradiction", apparente, que si on les ramène sur un même plan, alors qu'en réalité elles sont sur deux plans : "La Terre telle qu'elle apparaît depuis l'espace" et "La Terre telle qu'elle apparaît depuis le sol".
Les deux phénomènes sont aussi véritable l'un que l'autre. Les deux pensées aussi vraies l'une que l'autre.
La prétendue "contradiction irréconciliable" résulte en fait d'une confusion, autrement dit d'une erreur.
19. Le samedi 6 septembre 2008, 20:51 par Mathieu
@Hervé 16
Ici aussi je tiens que Platon dit vrai : autres sont les termes en relation, autres sont les relations qui les relient. Il n'y a pas de théorie formelle de la relation qui vaudrait en soi, indépendamment des étants en relation(s). Entre parenthèse, et de manière générale, penser ne consiste pas à établir une théorie formelle mais à s'appliquer à discerner, selon le problème posé, quelles sont les relations et comment elles relient les étants ou les Idées. Littéralement, à faire preuve d'intelligence.
Or il se trouve que le "soi", et en l'occurrence la pensée, n'est pas une chose comme une autre. Ce n'est pas une chose mais un mouvement, une liaison qui est une certaine puissance. Elle n'A pas une relation avec elle-même, elle EST cette relation elle-même - ce qui la distingue absolument -, et c'est cette relation, et les manières dont elle se noue, qui lui donnent ses visages et font d'elle ce qu'elle est : un soi-même, ou pour dire les choses dans les termes de la pensée, ce qui est à elle-même sa propre question.
20. Le dimanche 7 septembre 2008, 00:41 par herve
En effet, la relation/distinction entre le recto et le verso d'une feuille de papier est spatiale, elle _est posée_.
La pensée est l'acte de poser cette relation/distinction qui se comprend lui-même.
Passablement hegelien, n'est-il pas ?
21. Le dimanche 7 septembre 2008, 08:50 par philalethe
Mathieu:
L’opposition Husserl /Galilée n’est pas une opposition entre deux croyances philosophiques sur un objet philosophique mais entre une croyance commune et une croyance scientifique concernant un objet physique. Certes on est en mesure d’expliquer la cause de la croyance commune par les connaissances scientifiques. Mais la fonction de rendre intelligible les contradictions est accomplie par la science, pas par la philosophie. Ce qui fait précisément défaut en philosophie, c’est une connaissance philosophique qui rende compte de toutes les contradictions intra-philosophiques.
22. Le dimanche 7 septembre 2008, 10:57 par philalethe
Hervé:
Merci à vous d’avoir participé à la discussion.
23. Le dimanche 7 septembre 2008, 11:33 par Mathieu
Si je reprends la détermination du principe de contradiction énoncée par Aristote en Métaphysique Γ 4 :
""Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport", sans préjudice d'autres déterminations qui pourraient être ajoutées afin de parer à des difficultés logiques."
Je dirais que la raison pour laquelle les distinctions et les oppositions des pensées ne sont pas des contradictions est qu'elles ne pensent pas les mêmes choses "sous les mêmes rapports" mais toujours sous des rapports différents.
La question devrait être assez simple à trancher : donnez-moi ne serait-ce qu'un seul exemple, disons le plus exemplaire, de ce que vous estimez être une contradiction irréconciliable entre deux pensées qui sont toutes les deux vraies.
24. Le dimanche 7 septembre 2008, 12:57 par philalethe
Mathieu:
Par exemple: ( 1) l’homme est composé de deux substances (le corps et l’âme) / (2) l’homme n’est qu’un corps (monisme matérialiste) (par exemple Descartes / Epicure).
Je soutiendrais personnellement que seule (2) est vraie. Il va de soi que j’accorde aux 2 thèses la même prétention ontologique .
25. Le dimanche 7 septembre 2008, 14:40 par philalethe
@Hervé 18
Merci beaucoup pour ces apports intéressants.
Concernant Wittgenstein, je crois aussi que dans le sens que vous indiquez, on pourrait aussi se rapporter entre autres aux Remarques mêlées 1947, par exemple p. 132:
"Il me semble qu'une foi religieuse pourrait n'être qu'une sorte de décision passionnée en faveur d'un système de référence. Que, par conséquent, bien que ce soit une foi, c' est cependant une manière de vivre, ou une manière de juger."
Je suis sensible au fait que Wittgenstein discrédite la sagesse philosophique au profit d'un certain usage - je dirais non-ontologique, thérapeutique et motivant l'action - de la religion. Il semble donc implicitement exclure que l'on puisse faire un tel usage aussi des sagesses philosophiques. Mais pourquoi pas ? Certes le coût est lourd puisqu'on les prive alors de leurs dimensions scientifiques, ontologiques. Elles perdent aussi leur visée monopolistique. C'est tout un travail de mesurer alors à quoi au fond elles riment (on peut se poser la même question concernant la religion: qu'est-ce qui distingue alors l'Evangile d'un texte de Tolstoï par exemple ?). Le seul fait que la société présente une forme de vie évangélique alors que fait défaut une forme de vie tolstoïenne ? D'un autre côté, il semble que Wittgenstein voit comme corrolaire des institutions religieuses la prétention intenable - et en ce sens il est kantien - à faire du discours religieux un discours à portée ontologique.
26. Le dimanche 7 septembre 2008, 17:00 par Mathieu
1/Allons-y, je reformule en explicitant un point essentiel :
"Pensé sous le rapport de la substance, il est vrai de dire que l'homme est composé de deux substances qui se distinguent essentiellement."
Et en effet, c'est incontestablement vrai.
2/ Je pense que personne ne contestera qu'Épicure ne pense pas l'homme "sous le rapport de la substance" - et pour cause. Sous le rapport (non-substantiel) sous lequel Épicure pense l'homme, il est absolument vrai de dire qu'il n'est pas composé de deux substances - et pour cause.
L'essentiel, qui restait implicite dans votre manière d'entendre ou de donner à entendre la pensée, est qu'il le pense sous un rapport autre, et peut donc tout à fait énoncer une vérité autre. Il n'y a pas de contradiction, pour la bonne et "simple" raison que le même sujet n'est pas pensé, dans l'un et l'autre cas, "sous le même rapport".
Cela n'empêche pas de reconnaître aux deux pensées une même prétention ontologique. Il s'agit bien, dans tous les cas, de penser l'être. Seulement il ne faut pas omettre que l'être du corps ou de l'homme n'est pas pensé, d'un penseur à l'autre, sous le même rapport, sans quoi, en effet, il y aurait contradiction.
C'est une illustration du fait que c'est seulement l'aplatissement les deux vérités sur un seul et même plan, c'est-à-dire la réduction des pensées à des formules qui n'auraient pas besoin d'être pensées pour être comprises, qui produit la confusion des rapports, et partant, la confusion consistant à y voir une contradiction.
27. Le dimanche 7 septembre 2008, 17:24 par philalèthe
@ Mathieu 27
1) c'est incontestablement vrai conceptuellement (je ne peux pas décrire une activité humaine en termes exclusivement physiques: l'intentionnalité - et donc l'esprit - sont nécessairement requis); ce qui n'implique pas que ce soit vrai ontologiquement (comme vous l'affirmez à travers votre référence à la substance). Autrement dit la différence conceptuelle esprit / cerveau n'implique pas la différence réelle.
2) Epicure ne dispose pas du concept de substance mais comme Descartes il semble avoir visé la connaissance de l'homme en soi et non tel qu'il nous apparaît - c'est en ce sens que leurs thèses sont inconciliablement contradictoires - Pour dire autrement, il y a contradiction parce que les deux penseurs sont réalistes et qu'ils fournissent deux définitions incompatibles de la réalité humaine (Epicure: elle est essentiellement matérielle / Descartes: elle est essentiellement matérielle et spirituelle).
Vous suggérez en outre que par défaut du concept de substance Epicure n'aurait pas pu avoir accès à une conception cartésienne. Mais le courant mainstream en philo de l'esprit est aujourd'hui matérialiste alors que le concept de substance est largement assimilé par les matérialistes en question; en effet qu'est-ce qui interdit d'affirmer que l'homme est une substance matérielle dont la description requiert des concepts psychologiques ?
Ceci dit, je ne veux vraiment pas vous entraîner dans une discussion en philo de l'esprit !
Je vous remercie en tout cas de votre patience dans la défense de votre argumentation.
28. Le dimanche 7 septembre 2008, 17:42 par Mathieu
Merci beaucoup à vous aussi !
29. Le dimanche 7 septembre 2008, 21:45 par herve
Tout d'abord, désolé pour la coquille de mon précédent message, l'ouvrage d'Emmanuel Halais s'intitule "Wittgenstein et l'énigme de l'existence".
Je suis très dubitatif quant à la possibilité de faire un usage thérapeutique, non-ontologique des sagesses philosophiques. Que resterait-il de la sagesse d'Epictète sans la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas, avec tout son arrière-plan métaphysique ? De même, que garder de la sagesse épicurienne si on lui enlève l'idée selon laquelle il n'existe de bien ou de mal que dans la sensation ?
Même s'il est très difficile de déterminer quelle fut la position religieuse de Wittgenstein dans sa vie personnelle, plusieurs de ses écrits attestent de son intérêt pour les Evangiles.
Pour tenter une réponse à votre question sur la différence entre les Evangiles et Tolstoï, je pense qu'il préférait les façons de montrer plutôt que de dire fréquemment utilisées par Jésus ; cf à ce sujet le récit du bon Samaritain en Luc 10, 29-37 qui détourne la question "Qui est mon prochain ?" en figurant le prochain, en lui donnant un visage, en montrant comment le Samaritain s'approche de quelqu'un que plusieurs bien-pensants laissent à son sort.
En ce sens, il est compréhensible que Wittgenstein ait plus été attiré par la façon tolstoïenne de présenter la vie éthique que par les prêches religieux institutionnels, et la visée ontologique de certains discours théologiques.
30. Le dimanche 7 septembre 2008, 23:17 par Mathieu
@ 28 philalèthe
"il semble avoir visé la connaissance de l'homme en soi et non tel qu'il nous apparaît - c'est en ce sens que leurs thèses sont inconciliablement contradictoires"
Cela n'illustre à mon sens que ce que j'écrivais précédemment : ce n'est pas la prétention (tout à fait réelle et légitime) de penser l'être de l'homme qui les rend contradictoires, c'est l'idée, que je crois seulement présente dans votre pensée et non dans celles d'Épicure ou de Descartes, que la vérité est exclusive, et que ce qu'est l'homme, réellement, ce ne peut donc qu'être ceci OU cela, ceci et PAS cela, et non pas ceci ET cela, et encore bien autre chose.
Et cela vient au fond, en toute logique, d'un présupposé sur l'être : celui selon lequel il serait impossible que l'homme soit (et soit pensable en vérité en tant que) ceci, et en un autre sens, en tant que cela, et soit en un autre sens encore telle autre chose, etc. Or l'être se dit bel et bien en plusieurs sens.
Une conception aussi restrictive de l'être et de la vérité - un amour aussi jaloux et aussi exclusif de la vérité pour le dire d'une manière nietzschéenne - n'est pas dans la pensée de Descartes, d'Épicure ou de quelque penseur que ce soit. Elle est simplement dans votre lecture de leurs pensées.
31. Le dimanche 7 septembre 2008, 23:21 par philalethe
@ Hervé 30:
Ne resterait-il pas des sagesses stoïcienne et épicurienne autant ou aussi peu que des Evangiles quand on les lit en les privant et de valeur historique et de rationalité (lecture que propose justement Wittgenstein dans les Remarques mêlées) ? C’est clair que du point de vue de ces philosophies c’est une défiguration (mais n’est-ce pas tout autant une mutilation des Evangiles ?)
Concernant Tolstoï, ma question était la suivante: pourquoi ne pas accorder aux oeuvres d’art et précisément aux récits romanesques le même type de fonction que celle accordée aux textes religieux quand on cesse de les voir comme décrivant ce qui est ?
32. Le dimanche 7 septembre 2008, 23:34 par philalethe
@ Mathieu 31
Où dans les textes d’Epicure ou de Descartes trouvez-vous de quoi soutenir l’idée qu’ils pensaient ne connaître l’homme que sous un jour ?
L’être peut certes se dire de multiples manières mais en restant dans le cadre de la non-contradiction; de même une action peut être décrite de plusieurs manières correctes et distinctes mais si deux descriptions se contredisent, l’une au moins est nécessairement fausse.
Certes, si on prive certaines philosophies de leur dimension dogmatique, il est plus facile de les conserver toutes, mais est-ce justifié par les textes ?
33. Le lundi 8 septembre 2008, 11:00 par Mathieu
:) Je n'ai encore jamais lu sous leurs plumes l'idée, plus ou moins explicitée, que leurs pensées seraient vraies "à l'exclusion de toutes les autres", ni même qu'elles exigeraient cette clause là pour l'être.
J'ai du mal à imaginer sérieusement un esprit de la profondeur de celui de Descartes se dire ou venir nous dire, sans rire, que sa vérité nous permet d'être quitte de toutes les autres vérités les plus essentielles et que ceux qui l'ont précédé et ceux qui le suivront se sont, pour l'essentiel, mis le doigt dans l'oeil :)
C'est quelque chose dont on fait soi-même l'expérience lorsque l'on pense - et qui doit donc être encore encore plus prononcé chez des penseurs de la taille d'un Épicure ou d'un Descartes - que, par principe, on ne peut jamais s'imaginer être parvenu à découvrir "LA" vérité mais seulement, aussi essentielles et profondes soient-elles, DES vérités et qu'il faut toujours continuer à penser, que la pensée c'est justement cet appel là qui ne cesse pas, à moins de s'arrêter de penser - ce qui n'est pas votre cas bien sûr, mais il est si fréquent de rencontrer quelqu'un qui pense qu'on peut être "cartésien" ou "épicurien" ou "spinoziste" ou "nietzschéen" et qu'il a trouvé, lui à la différence d'un autre, le fin mot de la philosophie ou de la vérité...
Et puis j'ai, comme vous-mêmes, à coeur d'essayer de penser une certaine cohérence dans l'histoire de la philosophie. Même si, bien sûr, cela ne va pas jusqu'à déformer les textes pour y introduire à toute force des choses qui n'y sont pas ou jusqu'à leur dénier toute dimension antithétique. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il n'y a, jamais, aucune contradiction. Sur ce point nous sommes bien d'accord. Disons que je défends juste un principe de lecture qui fasse preuve de prudence en exigeant d'examiner s'il y a vraiment contradiction et le cas échéant si elle se trouve bien là où il semblait qu'elle se trouve de prime abord avant d'admettre un peu trop rapidement (comme nous aurions, de nos jours, tendance à le faire me semble-t-il) une foule de contradictions. De combien de contradictions ai-je pu être convaincu avant de me rendre finalement compte qu'elles n'étaient pas là où elles semblaient être ou même qu'elles n'en étaient pas...
Si la lecture des auteurs m'a appris une chose, c'est bien qu'il soit nécessaire de faire preuve du principe selon lequel les auteurs et les textes sont, sans exception, infiniment moins grossiers que les lectures que nous en faisons. Et que l'on n'en a jamais fini d'apprendre à lire, à mieux lire.
34. Le lundi 8 septembre 2008, 14:50 par Mathieu
Précision : à l'exception notable de Parménide.
35. Le lundi 8 septembre 2008, 19:54 par philalethe
@ Mathieu 34
Pour Descartes, il faudrait distinguer deux thèses: 1) la raison peut justifier toutes les vérités 2) Les vérités découvertes par la raison sont absolues.
Descartes soutient 2 mais pas 1. En effet 1) est faux à cause des vérités de la foi inaccessibles à la raison - la raison philosophique a une portée ontologique restreinte. Mais dans les limites de sa portée, elle découvre des vérités absolues, comme par exemple l'immatérialité de l'esprit. Donc Descartes pense en effet qu'il y a plus dans la réalité que ce que la raison en fait connaître (par exemple Dieu dont on ne peut pas comprendre l'infini) mais il n'affirme en aucune manière que les jugements clairs et distincts sont révisables ou sont un point de vue etc.
Il faut distinguer:
"ce que je connais de la réalité ne me permet pas de la connaître dans son integralite clairement et distinctement"
de
" ce que je connais de la réalité est une philosophie sujette à révision "
Le fait que Descartes soutient que ce qui est contradictoire pour la raison humaine ne l'est pas pour Dieu ne veut pas dire que les thèses contradictoires aux siennes sont possiblement vraies. Les theses cartesiennes sont absolument vraies même si Dieu aurait pu créer d'autres vérités éternelles.
Quant à l'idée qu'il y a des contradictions imaginaires, elle va de soi puisqu'il y a des contradictions réelles. Je ne peux que ratifier votre appel à la lecture prudente. Il y a un principe de charité qui s'applique autant à la lecture d'un seul philosophe que de plusieurs
36. Le mardi 9 septembre 2008, 09:01 par Mathieu
J'entends bien, mais vous partez du principe qu'il y a contradiction pour envisager quelles conséquences il est possible ou impossible d'en tirer - selon la manière dont Descartes pense la puissance, l'étendue et la nature de la raison et celles de la vérité à laquelle elle est en mesure d'accéder.
C'est incontestablement une vraie question, mais elle présuppose ce qui est en question, à savoir qu'il y a, dans tel ou tel cas précis, contradiction, ou pas. C'est certainement à vos yeux une évidence ou un fait bien établi, mais pas aux miens. Souffrez ma faible vue et la lenteur de mon pas cher Philalethe, afin que je parvienne à la conclusion dont vous partez, comme le dirait ironiquement le vieux Socrate :)
37. Le mardi 9 septembre 2008, 18:31 par Mathieu
Merci beaucoup, et merci encore pour ce dialogue. Félicitations à vous aussi pour votre blog.