dimanche 14 novembre 2010

Philosophie analytique / philosophie continentale ou modeste et particulier / grandiose et général.

Dans Si tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si riche (If you're an Egalitarian, how come you 're so rich ? 2000), le marxiste analytique Gerald Allan Cohen rapporte ce souvenir :
" "Est-ce analytique ou synthétique ?" était une question extrêmement importante à Oxford en 1961. Si, comme ce fut parfois le cas, quelqu'un, peut-être en provenance d' Allemagne ou d' Italie, disait quelque chose d'assez grandiose ou général, comme "la mémoire falsifie l'expérience", "Dieu est partout", "la raison est tripartite" ou "l'homme est distant de l'être", ou encore quelque chose sur l'existence de l'être, il ou elle était alors soumis à la pression interrogatrice précédemment évoquée, et si sa réponse était "humm...heu...", ce qui était souvent le cas, c'en était fini" (Hermann, 2010, p.45)

dimanche 7 novembre 2010

Éloge de Socrate par Austin (Royaumont 1958)

" On avait coutume de dire au temps de Socrate : " Pourquoi perd-il son temps avec les mots, alors qu' il devrait s'occuper de la nature des choses ?" Et Socrate, déjà répondait dans un sens qui paraissait juste ; je m'associe encore à ce qu'il dit.
Ce n'était pas le seul reproche qu'on lui adressât. Vous vous souvenez qu' Aristophane trouvait frivole que Socrate perdît son temps à mesurer des sauts de puces. Si d'autres après lui avaient passé leur temps à mesurer des sauts de puces comme Socrate, ils auraient inventé la physique avec quelques siècles d'avance sur ce qui s'est passé. Et je dirai que, de la même manière, si les gens depuis Socrate et à son exemple, avaient emprunté la voie du langage et s'y étaient tenus, au lieu d'aller battre en tout sens la campagne à la recherche des voies cachées des choses, la philosophie telle que nous la concevons, qui dans son genre ne me paraît pas si mauvaise, aurait été inventée, comme elle le fut partiellement à Athènes, il y a bien des siècles. En fait, nous la redécouvrons." (La philosophie analytique Éditions de Minuit 1962)
On contrastera avec Wittgenstein :
1931: " Quand on lit les dialogues socratiques, on a le sentiment d'un effroyable gaspillage de temps ! À quoi bon ces arguments qui ne prouvent rien et n'éclaircissent rien ?"
1937 : " Russell, au cours de nos entretiens, s'exclamait souvent : " Damnée logique !" - et cela exprime parfaitement ce que nous ressentions en réfléchissant sur les problèmes logiques ; je veux dire, leur énorme difficulté, ce qu'ils ont de dur et de glissant.
La raison principale d'un tel sentiment était, je crois, dans le fait que chaque nouveau phénomène de langue auquel il nous arrivait de penser après coup pouvait faire apparaître l'explication antérieure comme inutilisable. (Notre impression était que la langue pouvait faire surgir des exigences toujours nouvelles et impossibles, et qu'ainsi toute explication était rendue vaine.)
Mais c'est là la difficulté dans laquelle Socrate s'embarrasse quand il tente de donner la définition d'un concept. Un nouvel emploi du mot émerge sans cesse, qui semble ne pouvoir être unifié avec le concept auquel les autres emplois nous ont conduits. On dit alors : il n'en est pourtant pas ainsi " - mais il en est pourtant bien ainsi ! - et l'on ne peut rien faire d'autre que de se répéter constamment ces oppositions."
1947 : " Socrate qui réduit toujours le sophiste au silence, le réduit-il à bon droit au silence ? - Certes, le sophiste ne sait pas ce qu'il croyait savoir ; mais il n'y a là aucun triomphe pour Socrate. Il ne peut ni s'écrier : " Tu vois ! Tu ne le sais pas !, ni, d'un ton triomphal : " Aucun de nous ne sait donc rien !
Il semble que Wittgenstein reproche précisément à Socrate ce que Austin le loue de ne pas avoir fait : « battre en tout sens la campagne à la recherche de la voie cachée des choses », les deux s’accordant cependant sur l’idée que tout est là, sous nos yeux.
Je crois aussi que Wittgenstein est plus près du Socrate platonicien que le philosophe anglais qui semble dans ce texte se rêver en Socrate.
À noter pour finir que certains de ses élèves ont perçu Wittgenstein comme un deuxième Socrate :
" Desmond Lee, another member of Wittgenstein´s undergraduate circle of friends, has likened Wittgenstein, in his preference for discussions with younger men, and in the often numbling effect he had on them, to Socrates. Both, he points out, had an almost hypnotic influence on those who fell under their spell." (Ludwig Wittgenstein, Ray Monk, p.263)

Commentaires

1. Le dimanche 7 novembre 2010, 13:25 par Ritoyenne
Imaginez l'incompréhension totale et l'extrême surprise si, débarquant au beau milieu du Banquet ou du Protagoras, un homme du futur s'exclamait : "quel effroyable gaspillage de temps !", les Grecs en seraient pantois.
Comme St Paul voyageur, ils auraient renvoyé les étranges visiteurs au temple du Dieu inconnu (ou, pas encore connu, en l'occurence) ..
2. Le dimanche 7 novembre 2010, 16:06 par Philalèthe
Mais ne faut-il pas se méfier aussi de Saint-Paul ?
Wittgenstein (1937) : " La source qui, dans les Évangiles, coule transparente et calme, semble écumer dans les Épîtres de Paul. Du moins cela me semble à moi. Peut-être est-ce seulement ma propre impureté qui voit en elles quelque chose de trouble ; car pourquoi cette impureté ne pourrait-elle point souiller la clarté ? Mais pour moi, c'est comme si je voyais ici la passion humaine, quelque chose comme l'orgueil ou la colère, qui rime avec l'humilité des Évangiles. Comme s'il y avait bel et bien ici une insistance sur sa propre personne, et ce en tant qu'acte religieux, chose tout à fait étrangère à l'Évangile. J'aimerais poser la question - et j'aimerais que ce ne soit pas un blasphème : " Qu'aurait donc dit le Christ à Paul ?" À quoi, il est vrai, on peut à bon droit répondre : Est-ce là ton affaire ? Occupe-toi plutôt de te rendre plus digne ! Tel que tu es, tu n'es pas capable de comprendre ce qu'il peut y avoir ici de vérité.
Dans les Évangiles - c'est ce qu'il me semble - tout est plus simple, plus humble. On se trouve là comme dans une chaumière ; chez Paul, on trouve une Église. Là tous les hommes sont égaux ; chez Paul, il y a déjà quelque chose comme une hiérarchie, des dignités et des charges. - C'est, pour ainsi dire, ce que me suggère mon FLAIR."
1937 : " (...) La doctrine paulinienne de la prédestination est pour moi - au niveau qui est le mien - irreligiosité  pure et simple, un non-sens haïssable. Elle ne me convient donc pas, puisque je ne puis faire qu'un mauvais usage de l'image qui m'est proposée là. Si c'est une image pieuse et bonne, alors elle est telle à un tout autre niveau, où l'on en fait un usage pour la vie tout autre que celui dont je serais capable."
3. Le dimanche 7 novembre 2010, 16:50 par Elias
Vos citations de Wittgenstein sont tirées de quel ouvrage?
4. Le dimanche 7 novembre 2010, 16:59 par Philalèthe
Des "Remarques mêlées". Ce sont des textes qui s'échelonnent entre 1914 et 1951. C'est publié en GF Flammarion (2002) avec une introduction de Jean-Pierre Cometti et deux index bien pratiques. L'édition originale est T.E.R. (1984).
5. Le dimanche 7 novembre 2010, 17:37 par Cédric Eyssette
Dans la série des remarques de "philosophes analytiques" sur Socrate, j'aime bien ce texte de Schlick, qui distingue la recherche de la vérité (à laquelle se consacrerait la science) et la recherche de sens (qui serait le but de la philosophie, dont Socrate serait l'exemple type) : http://eyssette.net/docs/2005_2006/...
6. Le dimanche 7 novembre 2010, 17:59 par Philalèthe
Merci, Cédric, pour ce lien effectivement très intéressant.
Il me semble que Moritz Schlick y identifie la recherche socratique à une recherche essentialiste et rend donc pertinente la critique qu'en fait Wittgenstein, dans une perspective, elle, précisément anti-essentialiste.
7. Le mercredi 10 novembre 2010, 00:18 par Augustin
Peut - être, en définitive, faudrait - il s'en remettre à la docte ignorance de Nicolas de Cuse. L'ironie socratique consisterait alors en une ironie de l'ironie du langage, selon laquelle il est impossible de rien définir. De ce double fond de l'ironie surgirait alors la nécessité d'une forme d'aporie radicale menant à la méditation sur le rien. De la sorte, on pourrait dire que Socrate savait qu'il ne savait rien, parce qu'il avait médité sur le rien sur lequel est fondé le rien du langage.
8. Le mercredi 10 novembre 2010, 16:11 par Philalèthe
Rien, je crois, dans les textes de Platon ne permet d'attribuer à Socrate la thèse doublement nihiliste que vous lui attribuez. Certes Socrate dit dans l'Apologie qu'il ne sait rien mais cela ne revient pas à dire qu'il sait qu'il n' y a rien et que le langage n'est rien. C'est un jugement sur ses croyances qu'il n'identifie pas à un savoir mais cela n'implique pas qu'il n'y a rien à savoir. Des textes vont même clairement contre votre idée, comme ce texte du Ménon où Socrate conduit un jeune esclave à découvrir comme construire à partir d' un carré une figure qui a le double de sa surface. Le savoir mathématique n'est pas mis en doute. Plus généralement les enquêtes socratiques tendent vers la définition des Essences (ce qu'est la Beauté dans le Banquet). Ce n'est pas une enquête sur le sens des mots non plus - c'est une recherche ontologique, pas sémantique.

mercredi 3 novembre 2010

Marc- Aurèle vu par Stuart Mill ou être sage et faire le mal ne sont pas contradictoires ou pourquoi un esprit chrétien en vient à nuire aux chrétiens.

En 1859, dans De la libertéJohn Stuart Mill écrit :
" Si jamais monarque eut sujet de se croire le meilleur et le plus éclairé de ses contemporains, ce fut l'empereur Marc-Aurèle. Maître absolu du monde civilisé tout entier, il se conduisit toute sa vie avec la plus pure justice et conserva, en dépit de son éducation stoïcienne, le plus tendre des coeurs. Le peu de fautes qu'on lui attribue viennent toutes de son indulgence, tandis que ses écrits, l'oeuvre éthique la plus noble de l' Antiquité, ne diffère qu' à peine , sinon pas du tout, des enseignements les plus caractéristiques du Christ. Ce fut cet homme - meilleur chrétien dans tous les sens du terme (le dogmatique excepté) que la plupart des souverains officiellement chrétiens qui ont régné depuis - ce fut cet homme qui persécuta le christianisme. À la pointe de tous les progrès antérieurs de l'humanité, doué d'une intelligence ouverte et libre et d'un caractère qui le portait à incarner dans ses écrits moraux l'idéal chrétien, il ne sut pas voir - tout pénétré qu'il était de son devoir - que le christianisme était un bien et non un mal pour le monde. Il savait que la société de son temps était dans un état déplorable. Mais telle qu'elle était, il vit ou s'imagina voir que ce qui l'empêchait d'empirer était la foi et la vénération qu'elle vouait aux anciennes divinités. En tant que souverain, il estima de son devoir de ne pas laisser la société se dissoudre, et ne vit pas comment, si on ôtait les liens existants, on en pourrait reformer d'autres pour la ressouder. La nouvelle religion visait ouvertement à défaire ces liens ; et comme son devoir ne lui dictait pas d' adopter cette religion, c'est qu'il fallait la détruire. C'est ainsi que le plus doux et le plus aimable des philosophes et des souverains - parce qu'il ne pouvait ni croire que la théologie du christianisme fût vraie ou d'origine divine, ni accréditer cette étrange histoire d'un dieu crucifié, ni prévoir qu'un système censé reposer entièrement sur de telles bases s'avérerait par la suite, en dépit des revers, l'agent du renouvellement - fut conduit par un sens profond du devoir à autoriser la persécution du christianisme. À mon sens, c'est l'un des évènements les plus tragiques de l'histoire. On n'imagine pas sans amertume combien le christianisme du monde aurait été différent si la foi chrétienne était devenue la religion de l'empire sous les auspices de Marc Aurèle et non ceux de Constantin. Mais ce serait être à la fois injuste envers Marc-Aurèle et infidèle à la vérité de nier que, s'il réprima comme il le fit la propagation du christianisme, il invoqua tous les arguments pour réprimer les enseignements antichrétiens. Tout chrétien croit fermement que l'athéisme mène à la dissolution de la société : Marc Aurèle le pensait tout aussi fermement du christianisme, lui qui, de tous ses contemporains, paraissait le plus capable d'en juger. À moins de rivaliser en sagesse et en bonté avec Marc Aurèle, à moins d'être plus profondément versé dans la sagesse de son temps, de se compter parmi les esprits supérieurs, de montrer plus de sérieux dans la quête de la vérité et lui être plus dévoué après l'avoir trouvée - mieux vaut donc que le partisan des sanctions à l'encontre de ceux qui propagent certaines opinions cesse d'affirmer sa propre infaillibilité et celle de la multitude, comme le fit le grand Antonin avec un si fâcheux résultat " (p 99 à 101 Folio Essais)
La thèse soutenue est donc qu' un grand mal peut être commis par un homme extrêmement bon et très éclairé. Le mal a dans ce cas deux causes : le sens du devoir - précisément le devoir relatif à la fonction d'empereur - et une insuffisance cognitive consistant dans l'incapacité à reconnaître sous un mal apparent présent (défaire les liens sociaux) un bien réel futur (les refaire sur une base plus solide).
Une telle analyse est bien sûr inquiétante car, si elle est vraie, cela veut dire que les progrès de la morale et de la connaissance ne conduisent pas à la suppression complète du mal. L'idée à retenir n'est pas qu'on puisse nuire à autrui avec les meilleures intentions mais plutôt que même parfaitement équipé moralement et bien équipé intellectuellement on soit en mesure de commettre des actions mauvaises. C'est donc une question de premier plan de savoir si la limite cognitive envisagée ici et relative à l'histoire à venir est contingente ou nécessaire.
Je penche pour l'idée de nécessité car la fin du texte suggère que Marc Aurèle représente un maximum indépassable de savoir et de moralité. Certes on pourra penser que, pour prévenir le mal possible, il faut respecter la liberté de pensée et de discussion que prône cette première partie du livre de Stuart Mill. Si Marc Aurèle avait respecté une telle liberté, les Chrétiens l'auraient emporté plus tôt. Reste que Stuart Mill expliquant que le respect de cette liberté n'est pas inconditionnel mais doit prendre en compte les actions nuisibles potentielles, la possibilité d'une limite cognitive au moment même d'évaluer la relation entre l'opinion et l'action est à prendre en compte, d'où un pessimisme inévitable.
Certes on pourra toujours penser que la plus grande partie du mal disparaîtrait en cas de développement maximal et de la moralité et de la connaissance. Resterait cependant un résidu apparemment inéliminable.

lundi 25 octobre 2010

Des Sophistes à Sartre en passant par le national-socialisme : l'histoire du vitalisme selon Julien Benda.

Dans Pour et contre l'existentialisme (1948), Julien Benda est contre l'existentialisme. Il en fait la genèse en ces termes :
" Quels sont, dans l'histoire de la philosophie, les ancêtres de cette position ?
On peut admettre que les premiers croisés de la vie contre la pensée - les premiers "pragmatistes - ont été les Sophistes, lorsqu'ils se faisaient signifier par Socrate qu' avec leur poursuite de la domination par tous les moyens - leur "volonté de puissance" dirait-on de nos jours - ils enseignaient le primat de la sensation - du "se sentir", pour parler avec Saint-Simon - cependant que leur agent de publicité, Aristophane, appelait les exercices de pensée désintéressée, auxquels se livrait leur adversaire, des "nuées" (note : mot repris il y a cinquante ans par les pragmatistes d' Action française contre d'autres idéalistes). Cet assaut de la vie contre la pensée, lancé par les compagnons de Calliclès, continue d'être mené, bien qu'avec moins d'éclat, par ceux qu'on a appelés, non sans quelque arbitraire, les Socratiques ; par les Mégariques, qui repoussent tout ce qui est concept, jugement, prétention scientifique, au nom d'une attitude purement pratique ; par les Cyrénaïques, qui ne veulent savoir que le plaisir ou la peine perçus immédiatement, hors de tout concomitant intellectuel, sentis comme "mouvement facile" ou "mouvement rude" ; surtout par les Cyniques, avec en plus, comme chez les Sophistes, l'exaltation de la domination, à quoi s'ajoute - trait qui apparaît avec eux et sera repris par maint pragmatisme moderne, éminemment par les existentialistes - l'affirmation que le rejet de tout dictat, soit de l'intelligence, soit de la morale, constitue la vraie liberté. On croit entendre une farouche Sartrien quand on les voit soutenir que "la vertu est dans les actes, qu'elle n'a que faire des discours" et d' adopter comme modèle Hercule, "type de la volonté indéfectible et de l'entière liberté" (note : même mépris du discours au nom de l'acte chez Pyrrhon. Cf. Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, t. I, 2ème partie, pp. 263-283). On peut dire qu'avec ces écoles la protestation de la vie contre la pensée disparaît, du moins de la philosophie qui occupe la scène, et que celle-ci, sous l'empire désormais unique du vainqueur des Sophistes et de ses deux grand disciples, ne va plus donner le spectacle pendant vingt siècles que de la valorisation de la pensée par opposition à la vie, éminemment à la vie pratique".
Julien Benda présente alors les philosophes qui ont mis la pensée au-dessus de la vie : Socrate, Platon, Aristote, Sénèque, Plotin, Saint-Augustin, les Scolastiques, Descartes, Pascal, Spinoza, Kant. Puis il reprend :
" La révolte de la vie contre la pensée reparaît au jour, encore que peu puissante, au XVIIe siècle, avec une école anticartésienne qui nie que la pensée soit le signe de la vie et proteste (Gassendi) que le chien est parfaitement fondé à s'écrier : "J'aboie donc je suis". Elle éclate, mais triomphante cette fois, et s'emparant de la scène philosophique, dont elle va chasser presque entièrement l'ennemi, avec les esthéticiens allemands de la fin du XVIIIème, les Lessing, les Schlegel, les Herder, les Humboldt, et leur anathème sur le caractère intellectuel de la littérature française (note : déjà en Allemagne, terre apparemment d'élection pour ce genre de philosophie, avec la théologie de maître Eckart et son exaltation des régions de l'âme actives et inintellectuelles ; avec le luthéranisme et sa religion de la "vie" contre l'ascétisme catholique) ; avec leurs héritiers, les Fichte, les Schelling, les Görres et leur haro sur le rationalisme de la Révolution ; on peut dire avec le romantisme français, qui veut être la vie, non une idée de la vie, qu' était le classicisme ; avec le bergsonisme et son apologie de la "durée", pure "poussée vitale", purgée des moeurs de la pensée, en tant que celle-ci est une chaîne de concepts, notamment sur la vie. Elle se poursuit, accompagnée d'un cri de guerre formel contre tout frein, intellectuel et moral, à l'expansion du moi, individuel ou collectif, dans la Volonté de puissance de Nietzsche, l 'Unique et sa Propriété de Stirner, le dynamisme illimité du national-socialisme auxquels on peut s'adjoindre, compte tenu du peu de truculence inhérent au tempérament latin, les sorties du premier Barrès, puis d'André Gide, , contre toute contrainte sociale. Elle s'affirme aujourd'hui dans l'existentialisme. Telle nous semble la tradition dont relève - nous ne disons pas se réclame - la philosophie présentement en vogue."
À supposer qu'on prenne cette hardie mise en perspective comme cadre indiscutable, on voit bien de quel côté il faudrait ranger la philosophie analytique. Remarque : qui aurait l'idée aujourd'hui d'inclure le nazisme dans une histoire de la philosophie ?

Commentaires

1. Le mercredi 27 octobre 2010, 08:04 par Nicolas
A noter que Onfray fait presque exactement la même classification à la hache, à une exception près bien sûr, le nazisme, qu'il range lui dans la case "primat de la pensée sur la vie" (aussi incroyable que cela puisse paraître).
Pour ce qui est de l'histoire de la philosophie et de l'affiliation péremptoire d'une pensée au nazisme (reductio ad hitlerum), monsieur est en effet plus que spécialiste. Il est cependant loin d'être le seul, c'est devenu un argument systématique chez nos intellectuels médiatiques, gens aussi avides de polémique qu'avares de pensée. Je pense notamment à la cocasse affaire Freud, quand Onfray soutenait que le freudisme était un proto-nazisme et que les sectateurs de Freud lui rétorquaient que c'était l'anti-freudisme qui était un post-nazisme et ainsi de suite, ad libitum. Et ce sans parler de Faye et du tombereau de bêtise qui a été déversé sur Heidegger...
Il me semble donc, malheureusement, que ces usages, ces manipulations et ce battage incessant autour du nazisme retire au concept toute lisibilité. Il est maintenant bien trop bruyant, grossier et pétaradant pour être envisagé avec la sérénité qu'exige l'histoire de la philosophie. Plus tard, sans doute.
2. Le mercredi 27 octobre 2010, 14:50 par Philalèthe
Merci pour le rapprochement. Il ne me conduit pas cependant à hisser Onfray au niveau de Benda ou à rabaisser Benda au niveau d' Onfray.
J'ai en effet comme vous noté que les occasions de donner des points Godwin ne manquent pas.
Concernant l'histoire de la philosophie, je vous rappelle que François Chatelet, Olivier Duhamel et Evelyne Pisier ont inclus Mein Kampf dans leur Dictionnaire des oeuvres politiques paru au PUF en 1986. C'est vrai qu'ils le présentaient comme une des deux limites de la sélection : "le livre intellectuellement nul qui ne figure ici qu'au regard du rôle historique de son auteur", l'autre limite étant Platon (intellectualité majeure, efficace nulle). Hitler se trouve donc après Herzl (ironie des classements alphabétiques) et avant Hobbes et c'est Élisabeth de Fontenay qui lui a consacré une très longue étude. Le choix de cet auteur pour traiter ce livre a mis indiscutablement le choix de placer Hitler dans cet ensemble au-dessus de toute suspicion.
3. Le mercredi 27 octobre 2010, 14:56 par Philalèthe
Je reviens sur votre référence à la reductio ad Hitlerum : à mes yeux c'est clair que Benda ne la pratique pas ; ce qui est étonnant au contraire, c'est que le national-socialisme est hissé par lui et sans aucun doute au rang des philosophies. Il y a donc sur ce point une différence majeure entre Onfray qui mérite un point Godwin et Benda qui, même à titre posthume, n'en mérite aucun.
4. Le jeudi 28 octobre 2010, 21:10 par Nicolas
Oui, bien entendu, et loin de moi l'idée de les mettre sur un pied d'égalité.
En un sens, je comprends mieux une entrée 'Hitler' ou 'nazisme' dans une histoire des idées politiques. Toute philosophie politique est certes tributaire, si ce n'est d'une métaphysique, du moins d'une vision générale du monde. Peut on pour autant parler de 'philosophie nazie' ? Partant, peut on inclure le nazisme dans une 'histoire de la philosophie' ?
Il ne me semble pas, ou alors pas sans que l'auteur comble de lui-même les lacunes immenses dans le corpus philosophique nazi. Ce qui induit tout de même un risque de reconstruction et de distorsion très grand... Il faudrait voir ce qu'a fait E. de Fontenay mais, vraiment, l'exercice me paraît plus que difficile.
5. Le jeudi 28 octobre 2010, 21:59 par Philalèthe
Spontanément je suis porté à inclure le nazisme dans les idéologies (à la différence du marxisme que je classe dans les philosophies). Marx, philosophe de formation, a écrit une oeuvre philosophique. Qui attribuerait à Hitler le titre de philosophe ? Même pas les néo-nazis sans doute qui en feraient plutôt un génie politique. Certes d'une philosophie peut naître une idéologie. Mais l'inverse est-il possible ? Vous évoquez la construction d'une philosophie à partir d' éléments légués par le nazisme mais peut-on construire une philosophie à partir d'éléments idéologiques ? Sans être cartésien et faire l'apologie de la table rase, il semble qu'une philosophie est assez homogène du point de vue de ses éléments. 
En tout cas, ce n'est pas ce qu' a fait Élisabeth de Fontenay. Jugez plutôt :
" Ceci est-il un livre ? Telle est la question qui de nouveau s'impose. Le style ? Du très mauvais allemand, malgré les nombreuses corrections apportées au cours des rééditions. Le ton ? Oratoire, celui d'un tribun incontinent qui vaticine sur tous les sujets qui lui passent par la tête, d'un monomane agité, et non pas celui d'un écrivain ou d'un théoricien soucieux de construire des phrases et d'articuler des idées. Le genre mêle la diatribe, le récit, l'exposé doctrinal, le compte rendu de lecture, la prophétie : propos de café du commerce, dira-t-on si l'on ne craignait de compromette une pratique somme toute assez innocente avec ce protocole du crime. Au cours des 782 pages, on ne subit que redites et digressions, enchaînements chaotiques, fatras de lectures hétéroclites et mal assimilées, pathos d'une autobiographie qui prétend conférer sa légitimité à une "conception du monde" : Weltanschauung, c'est un mot dont Hitler se grise parce qu'il décore d'une aura philosophique ses brouillonnes et explosives synthèses." (p.331)
À vrai dire ce qui m'intéressait quand j'ai écrit le billet, ce n'était pas de savoir si le nazisme est une philosophie (j'ai répondu depuis longtemps à la question) mais pourquoi diable Benda le rationaliste l'inclut sans hésitation dans la liste des philosophies. Mais j'ai lu Benda il y a très longtemps et je devrais rafraîchir mes lectures...
6. Le mercredi 6 mars 2013, 10:01 par Belacqua
Pascal Engel vient de publier un ouvrage sur Benda, l'avez-vous lu ?
7. Le mercredi 6 mars 2013, 12:01 par Philalethe
Oui, c'est un excellent travail, que certains ont pris à tort pour un pamphlet (il est vrai que son objet, Benda, avait déjà été soumis à une telle réduction). Dans le prochain numéro de Klesis sera publiée une recension très originale de cet ouvrage.
8. Le mardi 29 octobre 2013, 22:06 par branche de roses
Etes-vous intéressé à avoir sur votre site mon exposé sur Benda ? ce n'est pas tant pour moi, quoique sans doute, que pour Benda !
Comme vous voulez (je ne sais pas trop pourquoi nous ne correspondons plus)
9. Le samedi 12 août 2017, 11:10 par Philalethe
Mais qui êtes-vous donc Branche de Roses ?
Quand avons-nous correspondu ? Écrivez-moi en privé, si vous voulez

dimanche 24 octobre 2010

Critique de la réflexion philosophique.

Je m'amuse à lire sous la plume de Francis Jeanson prenant parti pour l'existentialisme quelques lignes qui hors contexte pourraient être quasi mises dans la bouche d'un wittgensteinien :
" Et seule la réflexion philosophique peut dissiper l'illusion qu'elle a, elle-même, contribué à créer. Il lui faut pour cela cesser de s'exercer comme si elle était à la remorque des problèmes, comme s'ils se posaient d'eux-mêmes à elle et lui imposaient de les résoudre. En d'autres termes, la réflexion doit cesser d' être une sorte de réflexe, et de se tenir pour conditionnée par des questions qui, pourtant, lui doivent leur existence même. C'est dire qu'elle doit s'efforcer de remonter à sa propre source et, renonçant à s'absorber dans une activité de simple instrument, pose le problème de sa propre valeur".
C'est dans un curieux petit ouvrage de 1948 intitulé Pour et contre l'existentialisme aux éditions Atlas. Avec dans le rôle des pour : Francis Jeanson donc, Jean PouillonJean-Bertrand Pontalis et dans le rôle des contre : Julien Benda, rationaliste, et Roger Vailland, marxiste. Emmanuel Mounier, lui, pèse le pour et le contre à l'aune de sa propre doctrine, le personnalisme.

vendredi 22 octobre 2010

Une application assez décoiffante du concept wittgensteinien d' "air de famille".

Dans Le corps et l'argent (2010), Ruwen Ogien écrit :
Existe-t-il une différence de nature entre le travail d'un coiffeur et d'une prostituée ?
On a du mal à croire qu'un professionnel du service corporel, coiffeur, pédicure, kinésithérapeute ou autre, pourrait dire, sans plaisanter, qu'il n'y a aucune différence de nature entre son travail et celui d'une personne qui se prostitue. Pourtant, lorsqu'on essaie de réfléchir sans préjugés à ce genre d'activité, on peut se dire qu'il existe une continuité non seulement entre la prostitution et l'assistance sexuelle aux handicapés, mais aussi entre la prostitution et tous les autres métiers de service dont la finalité est d'entretenir ou de soigner le corps humain, de le protéger vivant ou mort et de l'aider à satisfaire ses besoins. Certains sont plus proches (masseur, nourrice, kinésithérapeute) ; d'autres sont un peu plus éloignés (aide-soignant, coiffeur, manucure, pédicure, dentiste, proctologue, gynécologue, employé des pompes funèbres, etc). Mais, entre les uns et les autres, il y a suffisamment de traits factuels communs pour qu' il ne soit pas absurde d'affirmer qu'ils appartiennent à une même famille."

Commentaires

1. Le jeudi 4 novembre 2010, 13:34 par John Doe
Et puis la Thanatopraxie n'est-elle pas le plus vieux métier du monde ?
Désolé pour ce commentaire scabreux mais il faut avouer que Ruwen Ogier l'a bien cherché :-)
2. Le jeudi 4 novembre 2010, 20:22 par Philalèthe
Je comprends que cette position ne soit pas acceptable quand on défend quelque chose comme le perfectionnisme (excusez-moi si je me trompe dans l'identification de votre point de vue). Mais vous ne donnez aucun argument contre la position de Ogien ; vous exprimez juste une indignation. Bien sûr, ce n'est pas interdit !
3. Le vendredi 5 novembre 2010, 16:58 par John Doe
Vous avez raison mon commentaire est un peu bête. Vous pouvez l'effacer et conserver celui-ci : « Air de famille n’est pas vertu » qui serait tout à fait de Wittgenstein (enfin je crois)
4. Le vendredi 5 novembre 2010, 18:08 par Philalèthe
Indignation non argumentée n'est pas du tout un synonyme d' indignation bête. C'est sensé de dire par exemple : "son indignation est sans arguments mais quelle est justifiée !"
Quant à air de famille s'il n'est pas vertu en effet, il n'est pas vice non plus ; c'est complètement neutre moralement. Reste que si vous reconnaissez l'existence d'un air de famille entre tous ces métiers, pourquoi traiter l'un d'entre eux si différemment des autres ?
5. Le lundi 10 janvier 2011, 14:45 par Nico fez
Une lecture sociologique apporte un autre point de vue : les prostitués jouent avec les frontières sociales et remettent en cause une dichotomie (contrairement aux autres CSP cités) : sphère publique/ sphère privée. Comme le fait remarquer Foucault dans "Des espaces autres", l'espace (géographique et social) semble commandé par une série d'oppositions auxquelles on ne peut pas toucher (il emploie le terme de sacralisation !). Ainsi le sexe serait réservé à la sphère privée (le dedans) et non pas à la sphère publique (le dehors). Les espaces de prostitution sont donc des hétérotopies au sens de Foucault.
Il serait probablement plus fructueux de remettre en cause ces oppositions qui structurent l'espace plutôt que de voir des airs de famille entre des activités qui sont finalement somme toute très différentes.
6. Le mardi 11 janvier 2011, 00:28 par ¿´
Le fait que Wittgenstein utilise l'image de "l'air de famille" pour décrire la signification de certains mots ne signifie certainement pas que tout ce qui se ressemble est identique ! Quelle curieuse assertion ce serait, d'ailleurs - et notamment au sein d'une famille : vous vous ressemblez, vous êtes donc la même personne !
Ogien avait sans doute un coup dans le nez pour oser suggérer que, puisque différents métiers ayant trait au corps peuvent, d'une certaine façon, se ressembler, il n'y a entre elles "aucune différence de nature".
L'un des intérêts de la notion d'air de famille est qu'on peut grâce à elle instruire des oppositions conceptuelles : prostitué et masseur sont de la famille des métiers où l'on apporte un soin au corps, par opposition à professeur, avocat, commerçant ou métallurgiste.
Mais prostitué, banquier ou publicitaire sont également de la même famille, celle des métiers à la frontière du légal et en tout cas dont on préfère ne pas se vanter ; par opposition à artiste peintre, agriculteur bio, ou professeur d'université.
Du reste, les "définitions" multiples du Sophiste dans <i>le Sophiste</i> de Platon sont les meilleures illustrations de la notion d'air de famille prise en ce sens.
Par ailleurs, le fait que différentes activités présentent un air de famille n'implique certainement pas qu'on doive les traiter de la même manière. Par exemple, il y a un air de famille, si on veut, entre un accident mortel et un meurtre. Pourtant, on peut condamner l'un sans condamner (!) l'autre.
Et donc je ne vois pas en quoi le fait d'affirmer une ressemblance entre la prostitution et la chirurgie dentaire nous imposerait quoi que ce soit en matière morale...
7. Le mardi 11 janvier 2011, 15:57 par Nico fez
"L'un des intérêts de la notion d'air de famille est qu'on peut grâce à elle instruire des oppositions conceptuelles". Certes. Mais voilà une grande est belle découverte ! On pourrait faire des analogies de ce type à tous égards. Mais finalement ce qui compte tient dans le sujet mobilisé. Je ne pense pas qu'une analogie puisse être dénuée de toute intentionnalité : par rapprochement sémantique on revoit à la hausse ou à la baisse l'acception de l'objet même du propos :
"il existe une continuité non seulement entre la prostitution et l'assistance sexuelle aux handicapés, mais aussi entre la prostitution et tous les autres métiers de service dont la finalité est d'entretenir ou de soigner le corps humain, de le protéger vivant ou mort et de l'aider à satisfaire ses besoins".
L'analogie implique un questionnement moral clair à mes yeux. Mais ce n'était pas tant le but de mon propos.
8. Le mardi 11 janvier 2011, 16:20 par Philalèthe
@ Nico Fez 5
1) Ce que vous dites de la prostitution ne peut-il pas être identiquement dit entre autres de l'allaitement par la nourrice ou des soins apportés aux corps des morts ?
2) Que voulez-vous dire par "remettre en cause ces oppositions" ? Faire en public ce qu'on fait en privé ? Je pense alors aux cyniques faisant l'amour ou se masturbant en public. Faire en privé ce qu'on fait en public ? Je pense à l'accouchement à la maison.
3) le concept d'air de famille a comme intérêt d'assembler ce qui est ordinairement divisé (d'un côté la prostitution, de l'autre les soins apportés au corps d'autrui) et justifie la mise en question de l'opposition que vous dénoncez : s'il y a un air de famille entre x, y et z, pourquoi réserver l'intimité à x ? Il me semble que les cyniques faisaient cela : pourquoi manger en public et faire l'amour en privé si les deux ont comme point commun de satisfaire des besoins naturels ? Je ne vois donc pas pourquoi vous jouez Foucault contre Ogien.
9. Le mardi 11 janvier 2011, 23:26 par ¿´
@Nico fez 7
Il semble y avoir deux malentendus : d'une part, ma remarque sur "l'intérêt de la notion d'air de famille" se voulait ironique. Je pensais que les exemples qui suivaient l'indiquaient assez, mais à la relecture, je m'aperçois que non :)
D'autre part, mon commentaire n'était en rien une réponse au vôtre. Il avait surtout pour but de montrer que le texte d'Ogien, sous des dehors provocants, se révèle en fait d'une naïveté déconcertante.
Quant à votre remarque sur Foucault et l'hétérotopie, à vrai dire, je suis plutôt d'accord avec vous : la prostitution, comme exposition publique d'un aspect généralement intime de la vie, a en effet un statut social assez particulier. Encore faut-il voir ce que vous comptez faire de cette remarque ; et je ne vois vraiment pas pourquoi on en conclurait qu'il faut remettre en cause l'opposition public/privé, comme vous semblez faire. Personnellement, je n'ai rien contre les hétérotopies :D
@ Philalèthe 8.3
C'est précisément ce genre de mauvais usages du concept d'air de famille que je contestais dans mon premier commentaire : le suicide, l'accident et le meurtre peuvent bien présenter un air de famille, et donc être les x, y et z de votre raisonnement. Pour autant, en ce qui me concerne, je condamne plutôt les meurtres, je trouve les accidents mortels souvent regrettables, et le suicide m'inspire, selon le cas, aussi bien de la compassion qu'un certain respect. Le fait de percevoir un air de famille entre ces événements ne me les fera pas considérer comme identiques.
De même, excusez-moi si je ne tiens pas pour identiques la prostitution, l'allaitement par la nourrice et les soins apportés au mort, sous prétexte qu'on peut leur trouver une vague ressemblance.
Qu'on puisse s'exercer à voir ces métiers sous un autre angle, et ainsi à remettre un peu en cause nos jugements moraux habituels, très bien. Mais il faut être déjà dans un délire avancé pour prétendre qu'un argument logique nous forcerait à traiter de la même façon le commerce du sexe et l'allaitement des nourrissons. Non ?
10. Le mercredi 12 janvier 2011, 10:36 par herve
¿´a dit :
Le fait de percevoir un air de famille entre ces événements ne me les fera pas considérer comme identiques
hervé
Et vous aurez bien raison ! En effet, le concept de ressemblance de famille chez Wittgenstein a pour but de montrer qu'il existe une continuité intransitive dans certains usages des mêmes mots à propos d'objets différents. Nous pouvons par exemple utiliser le mot "jeu" pour trois catégories d'activités différentes. Le jeu A ressemble au jeu B qui ressemble au jeu C, alors que A ne ressemble pas à C.
Wittgenstein veut nous faire remarquer que l'utilisation d'un même mot pour qualifier des objets différents n'implique pas nécessairement la répétition d'une ou plusieurs caractéristiques à l'identique chez chacun de ces objets.
A partir de cette _ressemblance intransitive_, qui est une remarque sémantique, Ruwen Ogien conclut à une _identité de valeur morale_. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il avait un coup dans le nez mais, à tout le moins, il effectue un saut logique particulièrement risqué...
11. Le mercredi 12 janvier 2011, 12:25 par Nico fez
à Philalèthe 8
"-"remettre en cause ces oppositions" ? Faire en public ce qu'on fait en privé ?".
En effet, j'aurais probablement dû utiliser un autre verbe. "Considérer" ou "s'attacher à comprendre" eurent été plus appropriés. Je voulais par là mobiliser un concept qui me parait plus pertinent pour comprendre ces analogies, ces perceptions communes, si je puis dire.
Par ailleurs, vous avez peut-être pu voir à travers ma rhétorique mon penchant pour le décloisonnement des espaces privés/publics. Je ne souhaite en rien ce que les cyniques ont pu prêcher, la masturbation dans les abris bus, c'est foncièrement condamnable par le bon sens. En revanche arrêter, ficher, expulser (pour les étrangères) et condamner sans examen la prostitution ou comment les pouvoirs publics gèrent les marges, celles qui désacralisent de grandes oppositions nous invite à nous questionner.
Merci par ailleurs de vos réponses, toutes bénéfiques à la réflexion.
12. Le mercredi 12 janvier 2011, 23:09 par Philalèthe
@ i '
Je ne sais pas si c'est justifiable de trouver un air de famille au suicide, au meurtre et à l'accident. Il me semble que vous vous fondez sur le fait que le corps d'un suicidé, celui d'un accidenté et celui d'un assassiné se ressemblent mais c'est bien fragile car l'accident n'implique aucune action à la différence des deux autres et l'action d'assassiner si elle peut avoir un air de famille avec l'action de tuer par le rapport à la mort n'en a aucun dans la mesure où l'une n'implique pas autrui alors que l'autre si. Mais je suis ceci dit en accord avec l'argument selon lequel reconnaître un air de famille entre des choses n'implique pas leur accorder une valeur identique. J'ajoute que identifiant un air de famille entre l'allaitement tarifé et la prostitution - au sens où les deux actions consistent à mettre une partie de son corps au service du bien-être d'autrui et cela en échange d'une rémunération - je ne les jugeais pas par cela même identiques (le concept d'air de famille est précisément destiné à rendre possible le regroupement de choses qui n'ont pas d'essences communes et bien déterminées).
Quant à la référence au délire avancé, vous devez savoir comme moi que l'usage en est bien délicat en philosophie !
@ Nico Fez
D'abord merci bien pour votre ultime remarque.
Ceci dit vous vous trompez à penser que les cyniques préconisaient la masturbation dans les abris-bus. La leur, pédagogique et démonstrative, avait lieu dans les lieux ouverts aux regards de tous, sur les agoras et dans les temples. Quant aux choses foncièrement condamnables par le bon sens, elles sont dures à trouver, si on entend par bon sens autre chose que le sien propre.
@ Hervé :
Merci de venir partager ici votre savoir wittgensteinien !

mercredi 20 octobre 2010

Elisabeth Anscombe et la morale : une brève introduction.

Élisabeth Anscombe (1919-2001) a suivi les cours de Ludwig Wittgenstein à Cambridge. La lecture de son œuvre, peu traduite en français, - son opus magnum L’intention (1957) n’est disponible dans cette langue que depuis 2002 – met en évidence qu’Anscombe a hérité du philosophe autrichien un tour de pensée brusque et exigeant, proche moins du Tractatus logico-philosophicus, démonstratif, que des interrogations pénétrantes et énigmatiques des Recherches philosophiques ou De la certitude. Pourtant ses thèses ne peuvent en aucune manière être vues comme de simples variations autour de thèmes wittgensteiniens.
Pour comprendre la position de la philosophe anglaise par rapport à Wittgenstein, il faut savoir que, s’il est traditionnel de la qualifier de philosophe analytique, elle n’est situable dans aucun des deux grands courants qui ont pris Wittgenstein comme modèle - le positivisme logique (Carnap) et la philosophie du langage ordinaire (Austin). C’est particulièrement net avec le positivisme logique qui, dans la tradition du Tractatus, a fermé la porte à une réflexion philosophique sur l’éthique en jugeant dépourvue de sens toute proposition irréductible à des énoncés factuels. Or, l’œuvre d’ Anscombe, si elle n’est pas simplement une philosophie de la morale, prend clairement position sur les questions morales à travers de nombreux articles écrits entre 1939 et 2001, le plus célèbre étant The Modern Moral Philosophy (1958).
Pour comprendre l’engagement moral d’Anscombe, on doit tenir compte de son catholicisme. Même s’il est absolument faux de ne voir en elle qu’une philosophe catholique, il est difficile de ne pas reconnaître sa foi comme ce qui lui donne d’abord un certain nombre de certitudes morales. Cependant Anscombe n’a jamais pensé que la foi était le seul accès possible à de telles certitudes, la raison étant en mesure de justifier, par exemple, l’interdiction absolue du meurtre de l’innocent.
Son premier article, Examen de la justice de la guerre en cours (1939), permet de mesurer comment la foi oriente de manière décisive la pensée d’Anscombe et comment elle-même juge pourtant son argumentation irréductible à une conviction religieuse personnelle. La philosophe y formule les sept conditions d’une guerre juste. Certes aucune d’entre elles ne mentionne Dieu ; pourtant, quelques lignes avant, on lit que « l’idée de loi morale naturelle est une idée que les hommes modernes ont perdue ; mais sans elle ils ne peuvent pas vivre en paix en eux-mêmes ou socialement ou internationalement ». Puis, plus loin : « à ceux qui croient en Dieu il apparaîtra clairement que Sa loi, la loi éternelle, se réfléchit dans l’activité raisonnée de la Création, cette « loi de nature » qui est la vérité des choses ». Dieu commandant le bien, on a accès la connaissance du bien autant par la foi que par la connaissance rationnelle de ce qui est bon pour l’homme.
Si est mise en évidence une perspective originairement religieuse, elle ne doit pas éclipser l’importance aussi de l’héritage aristotélicien. La pensée catholique trouve ainsi un allié dans une conception d’un homme doté de fonctions naturelles, le bien correspondant à l’exercice de toutes ses fonctions, à l’épanouissement de toutes ses capacités et la justice désignant la vertu visant précisément la réalisation du bien.
À partir de ce double héritage, chrétien et aristotélicien, qui met au plus haut la personne humaine, Anscombe est logiquement une adversaire radicale du conséquentialisme. Dans Le meurtre et la moralité de l’euthanasie (1982), elle le définit en deux thèses : « dans le type utilitariste de moralité appelé « conséquentialisme » on suppose (a) que nous devons toujours agir de manière à produire le meilleur état de choses à venir possible, et que donc (b) en ne faisant pas quelque chose qu’on pourrait faire on est autant responsable des conséquences que quand on agit bel et bien ». La critique d’Anscombe revient à rappeler que, si on est responsable des effets qu’on a visés, on ne doit pas être tenu responsable des effets latéraux (side effects). Ainsi le chirurgien est responsable de l’opération elle-même mais non des douleurs post-opératoires qu’elle engendre, quoique ces douleurs n’eussent pas été produites sans l’opération. Si le chirurgien ne peut pas se voir reprocher une action bonne à cause des douleurs qu’elle engendre, inversement personne ne peut être jugé bon pour une action mauvaise qui aurait des effets bénéfiques.
Or, le conséquentialiste n’écarte a priori aucune action parmi celles que l’on doit accomplir afin de produire le meilleur état de choses possible. Dans ce cadre-là, on peut concevoir des situations où il est moral de tuer une personne innocente au vu des effets bénéfiques attendus.
Que la morale anscombienne sur ce point ait des conséquences en philosophie politique se vérifie dès lors qu’on remémore un texte polémique dirigé contre le président américain Harry Truman qu’en 1956 l’université d’Oxford s’apprêtait à honorer. Du point de vue d’Anscombe, il était clair que Truman, en donnant l’ordre de bombarder Hiroshima et Nagasaki, avait franchi la ligne qui séparait les activités militaires non condamnables moralement – la philosophe n’est en rien pacifiste – de celles qui réalisaient, au nom d’un hypothétique bien à venir, des actions absolument injustifiables, quel que soit le contexte (par exemple produire la mort d’innocents en vue d’abréger la guerre).
À lire ces lignes, on pourrait penser que cette philosophe, absolutiste éthiquement, est partisane d’une éthique kantienne de l’impératif catégorique. Or, si La philosophie moderne morale est un texte important, c’est parce qu’il dénonce autant l’utilitarisme sous sa version conséquentialiste que le déontologisme kantien. La critique d’Anscombe, défend en effet que le verbe « devoir » n’a pas un sens spécial en morale et que, comme dans d’autres contextes où on peut l’employer, il est justifié par le bien qu’on attend de la conduite associée au devoir mais qu’en morale ce bien ne peut être défini sans la prise en compte de tous les besoins humains naturels et fondamentaux. Aussi l’idée d’une inconditionnalité de l’obligation morale lui est tout à fait étrangère. Sa critique de Kant a en même temps une claire dimension généalogique : l’idée d’obligation par rapport à une loi n’est intelligible que si la loi est promulguée par un législateur – distinct de ceux que la loi oblige – et si ce dernier a un moyen de la faire respecter. Or, privé de la foi judéo-chrétienne qui lui donnait un sens, le concept d’obligation morale n’est que le reliquat incohérent d’une conception religieuse de la morale largement mise en question, point que Schopenhauer avait déjà relevé.
Le rejet du kantisme, allié à une conception absolutiste de la morale, ne peut donc valider ni une conception subjectiviste de la morale (les valeurs morales ne font qu’exprimer des préférences personnelles) ni une conception positiviste du Droit (les lois juridiques tirent leur valeur du fait qu’elles sont instituées par l’Etat). Anscombe soutient que les conduites morales sont réellement bonnes en tant qu’elles contribuent non au bien de l’homme en tant que patient (c’est le bien que vise le médecin) ou en tant qu’élève (c’est le bien que fait le professeur) mais au bien de l’homme en tant qu’être humain. Ne mentionnant plus dans les articles de la maturité la loi morale que pour l’associer au légalisme qu’elle critique sévèrement, Anscombe oppose au Droit positif non pas le Droit Naturel mais les lois qu’il faut établir pour qu’elles correspondent aux besoins humains satisfaits par l’Etat et la politique.
Formulant des interdictions absolues mais sensible aux cas particuliers et aux usages et en cela précisément fidèle à Wittgenstein, hostile à l’idée que chacun doit mettre au premier plan ce qui lui est utile mais justifiant la morale par son utilité pour le développement des hommes, reliée biographiquement à une foi particulière mais justifiée intellectuellement par une raison universelle, la philosophie morale d’E. Anscombe, à première vue paradoxale, n’est en fait que délicate à saisir. Un lecteur impatient la comprendrait mal, tant elle est éclairée moins par un seul article décisif que par la mise en perspective de tous et tant elle est attentive à la singularité de chaque cas et ennemie, comme Wittgenstein encore, des généralisations philosophiques.

jeudi 7 octobre 2010

Kant chez Stendhal.

Encore une citation de Kant chez Stendhal. C'est cette fois dans Lucien Leuwen :
" Quelle différence avec la sensation d'un homme du monde ou d'un homme qui n'a pas reçu du hasard ce don incommode, père de tant de ridicules, que l'on appelle une âme ! Pour ces gens raisonnables, faire la cour à une femme, c'est un duel agréable. Le grand philosophe Kant ajoute : "Le sentiment de la dualité est puissamment réveillé quand le bonheur parfait que l'amour peut donner ne peut se trouver que dans la sympathie complète ou l'absence totale du sentiment d' être deux." (p.263 Folio Classique)
De nouveau un texte apocryphe ?
Qui sait ce que Stendhal a lu de Kant ?

Commentaires

1. Le vendredi 5 novembre 2010, 21:16 par oyseaulx
Il se peut que Kant soit cité une ou deux fois par Destutt de Tracy, qui pourrait être la source de Stendhal ici, à moins qu'il ne s'agisse d'une réminiscence de son séjour en Allemagne dans les armées napoléoniennes.
2. Le dimanche 7 novembre 2010, 00:44 par Philalèthe
Merci pour cette suggestion.

vendredi 17 septembre 2010

Savoir l'essentiel sans effort ou les vulgarisateurs, nos "sophistes" ?

Qui aujourd'hui n'aime pas les vulgarisations ? Qui n'attend pas une bonne âme savante en mesure de lui donner accès sans douleur à la physique quantique, aux théories des cordes, des fractales ou du chaos ? La curiosité serait apaisée et en plus, comme Sokal et Bricmont nous l'ont fait savoir, dans un texte de philosophie, ces petites choses en jetteraient. Du moins pour deux types de lecteurs : les innocents et les initiés via les vulgarisations préalables.
Par rapport à ce mirage, quoi de mieux que ces lignes décapantes de Ludwig Wittgenstein dans les premières lignes de la Conférence sur l'éthique (1929) ?
" Une autre solution possible aurait été de vous faire ce que l'on appelle une conférence de vulgarisation - c'est à dire une conférence destinée à vous faire croire que vous comprenez quelque chose que vous ne comprenez pas - et de satisfaire ce que je crois être un des désirs les plus bas de nos contemporains, cette curiosité superficielle qui porte sur les toutes dernières découvertes de la science." (trad. Fauve Folioplus philosophie p.8)
On pense alors à " Ad augusta per angusta" ou plus savamment aux dernières lignes de l'Éthique de Spinoza :
" Si maintenant l'on trouve très difficile le chemin que j'ai montré y mener, du moins peut-on le découvrir. Et il faut bien que ce soit difficile, ce qu'on trouve si rarement. Car comment pourrait-il se faire, si le salut se trouvait sous la main, et que l'on pût le découvrir sans grand labeur, difficile autant que rare." (trad. Pautrat, p.541, Ed. du Seuil, L'ordre philosophique)
Ne pas en conclure que Spinoza et Wittgenstein ont la même conception du salut. Le philosophe autrichien a fait son deuil de ce dont rêvaient encore les grands philosophes classiques, fonder l'éthique sur une métaphysique impeccable.

mercredi 8 septembre 2010

Faut-il philosopher tôt ?

On connaît la première phrase de la Lettre à Ménécée, écrite par Épicure :
" Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n'est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l'âme." (trad. Marcel Conche)
On connaît moins le conseil adressé au jeune homme Lucien Leuwen, pressé de trouver le bon chemin de la vie, conseil que Stendhal met dans la bouche d' un sage :
" Avancez un peu plus dans la vie, vous verrez alors d'autres aspects des choses ; contentez-vous, pour le moment de la manière vulgaire de ne nuire méchamment à personne. Réellement, vous avez trop vu de la vie pour juger de ces grandes questions ; attendez et buvez frais." (Lucien Leuwen p.98 Folio)
On se souvient aussi que Platon était hostile à un enseignement philosophique précoce. Mais il ne faisait pas tant confiance à la vie et ne conseillait pas de boire frais. Si le jeune devait attendre, c'était pour être préparé, sans même qu'il s'en doutât, à la philosophie, ce qui le conduisait quelquefois à avaler d'amères potions.

Commentaires

1. Le vendredi 17 septembre 2010, 09:26 par elias
"On se souvient aussi que Platon était hostile à un enseignement philosophique précoce."
Est-ce que cette position n'est pas liée à la perspective propre à la République qui fait de la formation philosophique le couronnement de la formatin de l'élite dirigeante?
La question de l'âge auquel philosopher serait, de ce point de vue, solidaire de la question de savoir qui doit philosopher.
2. Le vendredi 17 septembre 2010, 16:53 par Philalèthe
Vous avez raison. Je me référais implicitement à la République. Notez cependant que même les bonnes natures, celles qu'on pourra instruire jusqu'à leur donner la connaissance du Bien, ne sont pas plus aptes que les autres à philosopher jeunes. L'idée platonicienne est que la philosophie en dissolvant dans un premier temps les opinions encourage chez les jeunes encore bien fougueux un scepticisme nihiliste. J'ai en tête le texte suivant :
" Je pense que tu t'es rendu compte que les très jeunes gens, lorsqu'ils goûtent pour la première fois aux dialogues argumentés, en font mauvais usage, comme s'il s'agissait de jeux d'enfants. Ils y recourent sans cesse dans le seul but de contredire et, en imitant ceux qui les réfutent, ils en réfutent eux-mêmes d'autres, se réjouissant comme de jeunes chiens à tirer et à mettre en pièces par la parole ceux qui se trouvent dans leur entourage.
- Oui, dit-il, ils en raffolent.
- Dès lors, lorsqu'ils ont eux-mêmes réfuté beaucoup de gens, et lorsqu'ils ont été réfutés par plusieurs, ils basculent avec une brutale rapidité dans le scepticisme à l'endroit de ce qu'ils croyaient auparavant. Et compte tenu de cela, justement, ils deviennent aux-mêmes, comme tout ce qui touche à l'exercice de la philosophie, objets de mépris de la part de tous les autres.
- C'est tout à fait vrai, dit-il
- Pour sa part, un homme plus âgé, dis-je, ne consentira pas à participer à pareil délire." (VII 539b-c)
3. Le vendredi 17 septembre 2010, 18:01 par elias
"Notez cependant que même les bonnes natures, celles qu'on pourra instruire jusqu'à leur donner la connaissance du Bien, ne sont pas plus aptes que les autres à philosopher jeunes."
En effet, mais ce que je voulais suggérer c'est que derrière la sélection des naturels philosophes comme derrière la fixation tardive (30 ans je crois) de l'age pour commencer à philosopher , il y a l'idée que, si certains ne font jamais de philosophie, ce n'est pas un problème (ce qui se conçoit parfaitement dans la perspective politique de la République mais qui paraitrait plus problématique dans la perspective éthique dont témoignent les dialogues socratiques).
La question de l'âge pour philosopher est aussi évoquée dans le Gorgias, mais le problème est inverse, puisque le propos de Callicles est de dire que la philosophie ne convient justement qu'à la jeunesse et est indigne d'un homme mûr.
4. Le vendredi 17 septembre 2010, 18:41 par Philalèthe
Merci pour ce rappel opportun relatif au Gorgias. Mais l'usage de la philosophie que préconise Calliclès n'a-t-il pas été de fait institutionnalisé ? C 'est de manière paradimagtique la philosophie en classe prépa commerciale, par exemple, la fréquentation des philosophies donnant à la fin un joli vernis - mieux, une rouerie conceptuelle - qui fait briller dans le monde (ce qui ne veut pas dire que les profs de philo ont cette fin en tête...). Et combien pensent, des profs de philo entourés de leurs élèves adolescents, ce que Calliclès pensait de Socrate ? Tant qu'eux-mêmes parviennent à ne pas se voir sous ce jour...
Permettez-moi de rappeler pour tous (sic) ce texte si percutant mis dans la bouche de Calliclès par Platon dans le Gorgias:
" Or, c'est exactement la même chose que j'éprouve en face de gens qui philosophaillent. Quand je vois un jeune, un adolescent qui fait de la philosophie, je suis content, j'ai l'impression que cela convient à son âge, je me dis que c'est le signe d'un homme libre. Et, au contraire, le jeune homme qui ne fait pas de philosophe, pour moi, n'est pas de condition libre et ne sera jamais digne d'aucune belle et noble entreprise. Mais, si c'est un homme d'un certain âge que je vois en train de faire de la philosophie, un homme qui n'arrive pas à s'en débarrasser, à mon avis, Socrate, cet homme-là ne mérite plus que les coups. C'est ce que je disais tout à l'heure : cet homme, aussi doué soit-il, ne pourra jamais être autre chose qu'un sous-homme, qui cherche à fuir le centre de la cité, la place des débats publics, "là, où dit le poète, les hommes se rendent remarquables". Oui, un homme comme cela s'en trouve écarté pour tout le reste de sa vie, une vie qu'il passera à chuchoter dans son coin avec trois ou quatre jeunes gens, sans jamais proférer la moindre parole libre, décisive, efficace." (485 c-d)