vendredi 14 janvier 2011

Ruwen Ogien et Elisabeth Anscombe dans le Magazine littéraire de janvier (dossier sur la morale)

Comme un petit extrait de Ruwen Ogien (post du 22/10/10) a suscité quelque intérêt, je me permets de faire savoir que dans le numéro de Janvier du Magazine littéraire consacré à la morale, j'ai publié un article sur les Ethiques de la philosophie analytique. Malheureusement le titre en haut de l'article est un peu fantaisiste puisqu'il devient Tactiques de l'éthique analytique, ce qui évoque plus Bobby Lapointe que les deux auteurs sur lesquels je me suis centré, précisément Ruwen Ogien et Elisabeth Anscombe.

mercredi 12 janvier 2011

Jacques Derrida : un philosophe Dada ?

À Isabelle, à qui je dois en quelque sorte ce billet...
Quand j'ai entrepris la lecture de la biographie, intéressante bien qu'un peu hagiographique, consacrée à Derrida par Benoît Peeters ( Flammarion 2010), je savais bien que je m'intéressais à l'histoire d'un homme qui pour certains analytiques, à tort ou à raison, incarne jusqu'à la caricature les défauts de la philosophie dite continentale. Je connaissais déjà le "débat" Searle-Derrida (je mets des guillemets à débat car je crains qu'en répondant à Searle, Derrida n'ait guère respecté les règles du jeu usuelles dans les échanges analytiques) mais ce que j'ignorais, c'est l'engagement de Quine contre l'initiative de l'université de Cambridge d'accorder un doctorat honoris causa au philosophe français :
" Le samedi 9 mai 1992, une lettre ouverte est publiée dans le Times sous le titre "Une question d'honneur". Elle est signée par une vingtaine de philosophes venus de nombreux pays, parmi lesquels une des figures majeures de la philosophie analytique américaine, Williard Quine. Éternelle ennemie de Derrida, Ruth Marcus joue bien sûr un rôle actif dans cette campagne. Mais parmi les signataires, on trouve aussi le célèbre mathématicien René Thom. D'après leur lettre, qui évoque irrésistiblement les romans de David Lodge (cette dernière remarque illustre le tour hagiographique de la biographie en question), l'oeuvre "nihiliste" de Derrida présente de redoutables dangers. Son principal effet est "de nier et de détruire les niveaux de preuves et de discussions sur lesquelles sont basées toutes les disciplines universitaires" :
" M. Derrida semble être parvenu à fonder une sorte de carrière à partir de ce qui nous apparaît comme une traduction dans la sphère académique de tours et d'astuces proches du dadaïsme et de la poésie concrète. Sous cet angle, il a certainement fait preuve d'une considérable originalité. Mais une telle honorabilité ne fait nullement de lui un candidat crédible pour un doctorat honoris causa "
Pendant les semaines suivantes, la polémique est largement relayée, en Grande-Bretagne et ailleurs. Pour stigmatiser le style et la pensée de Derrida, on lui attribue une formule parfaitement imaginaire, celle de "logical phallusies" (on reconnaît les logical fallacies honnies des analytiques). Howard Erskine-Hill, professeur d'histoire de la littérature anglaise, est un des plus virulents détracteurs de l'auteur de Glas. Selon lui, les méthodes de Derrida sont à ce point incompatibles avec le concept même de l'enseignement supérieur et de la connaissance que lui accorder un doctorat honoris causa "revient à nommer un pyromane au poste de chef des pompiers ". Une universitaire, Sarah Richmond, déclare pour sa part dans l'hebdomadaire allemand Der Spiegel que les idées de Derrida constituent "un poison pour les jeunes gens", reprenant sans y prendre garde l'argument employé vingt-cinq siècles plus tôt contre Socrate (j'ose dire qu'ici l'hagiographie frise le ridicule). Tandis que l'Observer décrit l'oeuvre de Derrida comme un "virus informatique". Tout semble bon pour attaquer le philosophe français : dans certains articles, on indique même s'il a été arrêté à Prague pour "trafic de drogue" sans préciser qu'il s'agissait d'un coup monté " (p. 547-548)
Il n'est guère sérieux de mettre sur le même plan la protestation quinienne et le coup monté praguois, mais, soyons rassuré, Derrida s'en est mieux sorti que Socrate ! Le 16 mai 1992, " le "oui" s'impose par 336 voix contre 204". Certes un tel vote n'avait pas été organisé depuis 30 ans.
Il va de soi que si on lisait ce billet comme une incitation, au demeurant passablement médiocre, à ne pas lire Derrida ou pire comme une volonté de dénigrer sa personne et toute son oeuvre, on se tromperait lourdement : si l'oeuvre semble avoir par endroits une dimension plus poétique que philosophique, autant son ampleur que la personnalité de son auteur m'imposent, au-delà des divergences théoriques profondes, un fort respect.

samedi 11 décembre 2010

Diderot, Helvétius et Wittgenstein : la confusion des causes et des raisons.

Dans sa Réfutation suivie de l' ouvrage d'Helvétius intitulé L'Homme, Diderot reproche au philosophe de défendre un matérialisme réducteur et pauvre qui n'est en mesure de rendre compte ni de l'identité humaine spécifique, ni de l'identité humaine individuelle.
Précisément il dénonce un sophisme consistant à confondre les conditions et les causes , qu'il appelle aussi motifs. Or, il est possible d'identifier le plus souvent cette distinction diderotienne à la célèbre distinction wittgensteinienne des causes et des raisons. Qu'on en juge d'après ce passage :
" Est-il bien vrai que la douleur et le plaisir physiques, peut-être les seuls principes des actions de l'animal, soient aussi les seuls principes des actions de l'homme ?
Sans doute, il faut être organisé comme nous et sentir pour agir ; mais il me semble que ce sont là les conditions essentielles et primitives, les données sine qua non, mais que les motifs immédiats et prochains de nos aversions et de nos désirs sont autre chose.
Sans alcali et sans sable, il n'y a point de verre ; mais ces éléments sont-ils la cause de la transparence ? (cet exemple fait certes tache ici car c'est net qu'on ne peut parler des raisons de la transparence)
Sans terrains incultes et sans bras on ne défriche point ; mais sont-ce là les motifs de l'agriculteur quand il défriche ?
Prendre des conditions pour des causes, c'est s'exposer à des paralogismes puérils et à des conséquences insignifiantes.
Si je disais : Il faut être pour sentir, il faut sentir pour être animal ou homme, il faut être animal ou homme pour être avare, ambitieux et jaloux ; donc la jalousie, l'ambition, l'avarice ont pour principes l'organisation, la sensibilité, l'existence... pourriez-vous vous empêcher de rire ? Et pourquoi ? C'est que je prendrais la condition de toute action animale en général pour le motif de l'action de l'individu d'une espèce d'animal qu'on appelle homme " (p. 566-567, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1972)
Très clairement Diderot s'oppose à toute révision à la baisse des actions humaines qui se fonderait sur la mise en relief des causes ordinaires et communes qui les conditionnent. Même une certaine vanité philosophique ne permet pas de ramener le philosophe à l'énième cas illustrant les lois de la biologie :
" Je vous entends, ils se flattent qu'un jour on les nommera, et que leur mémoire sera éternellement honorée parmi les hommes. Je le veux ; mais qu' a de commun cette vanité héroïque avec la sensibilité physique et la sorte de récompense abjecte que vous en déduisez ?
- Ils jouissent d'avance de la douce mélodie de ce concert lointain de voix à venir et occupées à les célébrer, et leur coeur en tressaille de joie.
- Après ?
- Et ce tressaillement du coeur ne suppose-t-il pas la sensibilité physique ?
- Oui, comme il suppose un coeur qui tressaille ; mais la condition sans laquelle la chose ne peut être en est-elle le motif ? Toujours, toujours le même sophisme."
Diderot est très attentif aussi à prendre en compte la spécificité des raisons personnelles et l'irréductibilité de celles-ci aux raisons communes. Ainsi ce sont des raisons proprement leibniziennes qui éclairent les actions de Leibniz :
" Croyez que quand Leibniz s'enferme à l'âge de vingt ans, et passe trente ans sous sa robe de chambre, enfoncé dans les profondeurs de la géométrie ou perdu dans les ténèbres de la métaphysique, il ne pense non plus à obtenir un poste, à coucher avec une femme, à remplir d'or un vieux bahut, que s'il touchait à son dernier moment. C'est une machine à réflexion, comme le métier à bas est une machine à ourdissage (on remarque ici que prendre en compte des raisons singulières n'implique pas un rejet du matérialisme : il reste sensé de comparer Leibniz à une machine à réflexion) ; c'est un être qui se plaît à méditer ; c'est un sage ou un fou, comme il vous plaira, qui fait un cas infini de la louange de ses semblables, qui aime le son de l'éloge comme l'avare le son d'un écu ; qui a aussi sa pierre de touche et son trébuchet pour la louange, comme l'autre a le sien pour l'or, et qui tente une grande découverte pour se faire un grand nom et éclipser par son éclat celui de ses rivaux, l'unique et le dernier terme de son désir.
Vous, c'est la Gaussin (célèbre actrice), lui, c'est Newton, qu'il a sur le nez.
Voilà le bonheur qu'il envie et dont il jouit.
- Puisqu'il est heureux, dites-vous, il aime les femmes.
- Je l'ignore.
- Puisqu'il aime les femmes, il emploie le seul moyen qu'il ait de les obtenir.
- Si cela est, entrez chez lui, présentez-lui les plus belles femmes et qu'il en jouisse, à la condition de renoncer à la solution de ce problème ; il ne le voudra pas.
- Il ambitionne les dignités.
- Offrez-lui la place du premier ministre, s'il consent de jeter au feu son traité de l' Harmonie préétablie ; il n'en fera rien.
(...)
- Il est avare, il a la soif ardente de l'or.
- Forcez sa porte, entrez dans son cabinet, le pistolet à la main, et dites-lui : ou ta bourse, ou ta découverte du Calcul des fluxions...et il vous livrera la clef de son coffre-fort en souriant. Faites plus : étalez sur sa table toute la séduction de la richesse, et proposez-lui un échange ; et il vous tournera le dos avec dédain" (p.569-570)
Ce texte lu, la célèbre phrase de Robert Musil : "Les philosophes sont des violents qui, faute d'armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système" ne perd-elle pas de son fascinant pouvoir de démystification ?

Commentaires

1. Le jeudi 16 décembre 2010, 22:05 par 
De Diderot rappelant Leibniz, à Musil (l'homme sans qualité...), d'excellents ingrédients pour un message très agréable à lire et méditer.
2. Le mardi 21 décembre 2010, 08:00 par 
de Robert Musil : "l'homme sans qualités" (avec mes excuses).
3. Le mardi 21 décembre 2010, 19:57 par Philalèthe
Merci pour les deux messages !

Une autre caverne diderotienne : la métaphore de l'intériorité.

" Voulez-vous savoir l'histoire abrégée de presque toute notre misère ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel ; et il s'est élevé dans la caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantôt l'homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l'homme moral et artificiel ; et, dans l'un et l'autre cas, le triste monstre est tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse gémissant, sans cesse malheureux, soit qu'un faux l'enthousiasme de gloire le transporte et l'enivre, ou qu'une fausse ignorance le courbe et l'abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l'homme à sa première simplicité " (Supplément au voyage de Bougainville, p.511, Oeuvres philosophiques, Classiques Garnier, 1972)
J'ose blasphémer et faire bondir, entre autres, les freudiens. Le maître a appelé l'homme naturel l'inconscient, l'homme artificiel, le surmoi, et a introduit un troisième combattant, le moi.

vendredi 10 décembre 2010

Roberto Saviano et la République de Platon

" Aujourd’hui dans ce pays, les gens se lancent en politique en déclarant : «Je descends sur le terrain», reprenant à leur compte l’expression que Berlusconi avait employée quand il a commencé à faire de la politique en 1994. Tous utilisent cette expression footballistique détestable qui signifie que l’électeur est un supporteur, un tifoso qui ne participe pas à la vie politique. Il est avec un camp ou l’autre. Dans l’Italie d’aujourd’hui, personne ne décide de faire de la politique s’il n’a pas quelque chose à gagner. Je ne dis pas que le politique doit être une figure mystique, qui ne doit rien gagner, comme s’il sortait tout droit de «la République» de Platon (c'est moi qui souligne). L’ambition, la volonté de gagner, d’avoir des responsabilités sont évidemment nécessaires. Mais l’ambition doit servir à faire des choses justes, à être un bon ministre de l’Intérieur, un dirigeant de parti, un député, etc." in Libération Mag du 11/12/10

lundi 6 décembre 2010

La caverne diderotienne ou l'invention de Dieu par l'homme du ressentiment.

Dans l' allégorie platonicienne de la caverne, le lieu de l'erreur est précisément la caverne. Si la sortie en plein jour coûte au prisonnier, ce dernier est néanmoins certain de découvrir dans le monde extérieur le lieu exclusif de la vérité. Entre les deux univers, c'est le jour et la nuit. Certes il y a bien quelque chose du monde à l'air libre dans le monde sous terre : en effet chaque ombre vue par les prisonniers est l'ombre d'une chose souterraine qui ressemble à une chose extérieure. Mais il n'y a rien du monde souterrain dans le monde d'en haut - le prisonnier passe de l'un à l'autre sans en exporter quoi que ce soit, même pas ses erreurs.
Or, Diderot a imaginé une caverne qui est encore le lieu de la production du faux mais d'un faux qui, diffusé à l'air libre, conquiert le monde extérieur. Ce texte curieux est une de ses Pensées philosophiques. Le voici :
" Un homme avait été trahi par ses enfants, par sa femme et par ses amis ; des associés infidèles avaient renversé sa fortune et l'avaient plongé dans la misère. Pénétré d'une haine et d'un mépris profond pour l'espèce humaine, il quitta la société et se réfugia seul dans une caverne (par rapport à Platon, il y a ici une exacte inversion : une personne dans la caverne, la société au dehors). Là, les poings appuyés sur les yeux, et méditant une vengeance proportionnée à son ressentiment (chez Platon, le dispositif à produire des illusions est installé dans la caverne, ici il est pensé à l'intérieur et réalisé à l'extérieur), il disait : " Les pervers ! Que ferais-je pour les punir de leurs injustice, et les rendre tous aussi malheureux qu'ils le méritent ? Ah ! S'il était possible d'imaginer ... de les entêter d'une grande chimère à laquelle ils missent plus d'importance qu'à leur vie, et sur laquelle ils ne pussent jamais s'entendre !..." À l'instant il s'élance de la caverne en criant : " Dieu ! Dieu !..." Des échos sans nombre répètent autour de lui : " Dieu ! Dieu ! " Ce nom redoutable est porté d'un pôle à l'autre et partout écouté avec étonnement. D'abord les hommes se prosternent, ensuite ils se relèvent, s'interrogent, disputent, s'aigrissent, s'anathématisent, se haïssent, s'entr'égorgent, et le souhait fatal du misanthrope est accompli. Car telle a été dans le temps passé, et telle sera dans le temps à venir, l'histoire d'un être toujours également important et incompréhensible " (Addition aux pensées philosophiques, p. 72, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1964)
Avant Nietzsche (Généalogie de la morale I 14), Diderot avait donc renversé ironiquement le dispositif platonicien.

Diderot, lecteur de Marc-Aurèle, ou d'un usage libertin d'une définition stoïcienne.

J'ai déjà maintes fois cité la définition "objective" que Marc-Aurèle a donnée de l'amour physique dans Les Pensées (VI, 13). Là voici encore une fois, dans la traduction du regretté Pierre Hadot :
" C'est un frottement de ventre avec éjaculation, dans un spasme, d'un liquide gluant "
Diderot reprend le texte et en fait un usage très anti-chrétien dans son Addition aux pensées philosophiques :
" À entendre un théologien exagérer l'action d'un homme que Dieu fit paillard, et qui a couché sa voisine, que Dieu fit complaisante et jolie, ne dirait-on pas que le feu a été mis aux quatre coins de l'univers ? Eh ! mon ami, écoute Marc-Aurèle, et tu verras que tu courrouces ton Dieu pour le frottement illicite et voluptueux de deux intestins " (p. 68, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1964)
Paul Vernière assure dans une note que " Diderot connaît Marc-Aurèle par la traduction de Dacier, réimprimée en 1742 par de Jolly. Mais, vérification faiteAnne Dacier a censuré le passage, le limitant aux trois exemples innocents : la viande, le vin de Phalerne et la pourpre.
Laissons là l'énigme. Ce qui est intéressant ici, c'est que la réduction de l'acte sexuel à sa dimension biologico-physique sert une fin différente de celle que le stoïcisme lui avait donnée. En effet destinée dans cette philosophie grecque à pointer le délire passionnel qui se greffe sur l'action physique, ici, elle innocente l'amour tout entier et le met à l'abri des condamnations morales.
Addition du 11/12/10 :
" Écrivez tant qu'il vous plaira sur des tables d'airain, pour me servir de l'expression du sage Marc-Aurèle, que le frottement voluptueux de deux intestins est un crime, le coeur de l'homme sera froissé entre la menace de votre inscription et la violence de ses penchants" (Supplément au voyage de Bougainville, p. 510, ibid.)

dimanche 5 décembre 2010

Descartes et Diderot : tomber dans l'eau comme métaphore de l'entrée dans le scepticisme.

On connaît les premières lignes de la Méditation seconde de Descartes :
" La Méditation que je fis hier m'a rempli l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus."
Il est courant, je crois, d'évoquer pour éclairer cette métaphore l'homme qui se noie. Mais on peut penser aussi bien aux premiers instants d'une chute, quand, même sachant nager, on est sous la surface et sans point d'appui dans l'eau. L'interprétation, moins morbide, annonce la remontée prochaine à l'air libre - sauf à voir au fond de l'eau comme un sol ferme permettant la remontée. Quoi qu'il en soit, c'est dire que le doute sceptique est asphyxiant et irrespirable.
Or, dans la 28ème de ses Pensées philosophiques(1746), Diderot a recours à la même métaphore pour désigner le scepticisme :
" Les esprits bouillants, les imaginations ardentes ne s'accommodent pas de l'indolence du sceptique. Ils aiment mieux hasarder un choix que de n'en faire aucun ; se tromper que de vivre incertains ; soit qu'ils se méfient de leur bras, soit qu'ils craignent la profondeur des eaux, on les voit toujours suspendus à des branches dont ils sentent toute la faiblesse, et auxquelles ils aiment mieux demeurer accrochés que de s'abandonner au torrent " (p. 26, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1972)
Métaphore étrange de ce torrent bouillonnant craint par les esprits bouillants et qui emporte les sceptiques indolents. Il n'est pas indifférent que ce soit une eau dont le courant puissant entraîne. Les dogmatiques n'ont pas le courage d' abandonner les certitudes infondées auxquelles ils s'accrochent car ils craignent de perdre pied sans elles. Mais le sceptique se laisse aller, il garde quand même la tête hors de l'eau mais reste largement passif :
" J'ai vu des individus de cette espèce inquiète qui ne concevaient pas comment on pouvait allier la tranquillité d'esprit avec l'indécision. " Le moyen de vivre heureux sans savoir qui l'on est, d'où l'on vient, où l'on va, pourquoi l'on est venu !"
Le sceptique cartésien boit la tasse alors que celui imaginé par Diderot respire aisément. Les deux restent soumis plus ou moins à quelque chose de plus fort qu'eux.
Ce que cette métaphore a de dérangeant vient de ce qu'on se représente ordinairement le plus fort comme celui qui échappe au courant en saisissant une branche. Ici c'est inversé car c'est en effet un signe de courage de ne pas résister à un doute, plus justifié, pour Diderot, que les illuminations censées apporter un havre de paix. Le philosophe ne condamne pas ici le déisme (au contraire que d'argumentations pro-déiste dans ces pages !) mais plutôt les croyances superstitieuses des Églises.
J'aimerais savoir quels sont les plus anciens textes où se trouve l'association du doute à l'eau.

mercredi 1 décembre 2010

Le Cercle de Vienne, pro-sophiste et pro-épicurien.

" Tout est accessible à l'homme, et l'homme est la mesure de toutes choses. Ici la parenté avec les sophistes, non avec les platoniciens, devient évidente ; avec les épicuriens, non avec les pythagoriciens ; avec tous ceux qui plaident pour l'être terrestre et l'ici-bas" (Manifeste du cercle de Vienne, 1929, p.111, Vrin).
Deux autres références, plus attendues, à l'Antiquité dans ce texte fondateur :
" La mise en oeuvre de telles recherches (celles que promeut le Manifeste) montre très vite que la logique traditionnelle, aristotélico-scolastique, est pour cette fin tout à fait insuffisante" (p.114)
" Il n'y a pas de royaume des Idées au-dessus ou au-delà de l'expérience" (p.122)
Ce texte, qui a tant enthousiasmé, a été depuis longtemps beaucoup critiqué. Il reste intéressant, malgré des contradictions, comme celle-ci :
" On - les membres du Cercle - n'établit aucun "énoncé philosophique" au sens propre, on ne fait que clarifier des énoncés, à savoir des énoncés de la science empirique " (p.122)
Mais la dernière phrase de ce texte-culte, soulignée par les auteurs, est :
"La conception scientifique du monde sert la Vie et la Vie la reçoit"
Il faut moins entendre ici la vie dans un sens biologico-vitaliste que dans un sens historico-marxiste (la vie du monde en mouvement). En effet avant le marxisme analytique (Gerald Cohen), il y a eu le marxisme très spécial aussi de certains membres du Cercle de Vienne.

samedi 27 novembre 2010

Un texte anti-cartésien de Russell sur le langage.

" Les animaux émettent des cris de douleur, et les enfants, avant de savoir parler, peuvent exprimer la rage, l'inconfort, le désir, la délectation, et toute une gamme de sentiments par des cris et des roucoulements de divers types. Un chien de berger émet des ordres à l'intention de son troupeau par des moyens qu'il est difficile de distinguer de ceux employés par le berger. Entre ces bruits et la parole, on ne peut pas tracer de limite précise. Quand le dentiste vous fait mal, il se peut que vous émettiez un grognement involontaire : cela ne compte pas comme parole. Mais s'il dit : "Dites moi si je vous fais mal", et que vous produisiez exactement le même son, ce dernier devient une parole, plus encore, une parole de l'espèce destinée à transmettre une information. Cet exemple illustre le fait que, dans le langage comme à d'autres égards, il y a une gradation continue de comportement animal à celui de l'homme de science le plus pointilleux, et des bruits pré-linguistiques à la diction étudiée du lexicographe" (La connaissance humaine, sa portée, ses limites, 1948, trad. de Nadine Lavant, 2002, p.94, Vrin)
Le 5 Avril 1951, Wittgenstein écrit :
" Je veux considérer l'homme ici comme animal ; comme un être primitif à qui l'on accorde l'instinct, mais non le raisonnement. Comme un être dans un état primitif. Car nous n'avons pas avoir honte d'une logique qui suffit à un moyen de communication primitif. Le langage n'émerge pas du raisonnement." (475, De la certitude, trad. de Danièle Moyal-Sharrock, 2006, Gallimard)
" Ich will den Menschen hier als Tier betrachten ; als ein primitives Wesen, dem man zwar Instinkt, aber nicht Raisonnement zutraut. Als ein Wesen in einem primitiven Zustande. Denn welche Logik für ein primitives Verständigungsmittel genügt, deren brauchen wir uns auch nicht zu schämen. Die Sprache ist nicht aus einem Raisonnement hervorgegangen"

Commentaires

1. Le dimanche 5 décembre 2010, 00:41 par Augustin
Ce qu'on pourrait aussi déduire de l'Ethique de Spinoza ainsi. Tout sentiment est une idée, or, mon chat a des sentiments, donc mon chat a des idées. Mon chat n'est-il pas joyeux de jouer avec cruauté avec sa souris en peluche?
2. Le dimanche 5 décembre 2010, 11:46 par Philalèthe
Merci d'évoquer Spinoza. Vous avez raison. À la différence de Descartes, il a accordé aux animaux un esprit. Permettez-moi de rappeler ce texte très clair à ce sujet, qui est le début du scolie de la proposition LVII du livre III de l'Éthique ("n'importe quel affect de chaque individu discorde de l'affect d'un autre, autant que l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre"):
" De là suit que les affects des animaux que l'on dit privés de raison (car, que les bêtes sentent, nous ne pouvons absolument plus en douter, maintenant que nous connaissons l'origine de l' Esprit) diffèrent des affects des hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine. Cheval et homme, c'est vrai, sont tous deux emportés par le Désir de procréer ; mais l'un, c'est un Désir de cheval, et l'autre, d'homme. De même aussi les Désirs et les Appétits des insectes, des poissons et des oiseaux doivent être chaque fois différents" (trad. Pautrat)
Reste que Spinoza partage l'idée cartésienne que les animaux doivent être mis par les hommes à leur service, comme le prouve le scolie 1 de la proposition XXXVII de l'Éthique :
" Parce que le droit de chacun se définit par sa vertu ou puissance, les hommes ont un droit bien plus grand sur les bêtes que celles-ci n'en ont sur les hommes. Je ne nie pas pour autant que les bêtes sentent ; mais je nie que, pour cette raison, il nous soit interdit de veiller à notre utilité et d'user d'elles à notre guise, en les traitant de la manière qui nous convient le mieux ; puisqu'elles ne conviennent pas avec nous en nature, et que leurs affects, de nature, sont différents des affects humains (voir le scol. Prop.57)"
Ce chat qui joue avec la souris, à vous de jouer avec lui, d'en faire le meilleur usage possible, mais sans cruauté, cela va de soi. Reste que vous rêvez - spinozistement parlant bien sûr ! - si vous pensez en faire un ami :
" À part les hommes, nous ne connaissons pas, dans la nature, de singulier dont l'Esprit puisse nous donner du contentement, et que nous puissions nous lier d'amitié ou de quelque genre de relation ; et par suite tout ce qu'il y a dans la nature des choses en dehors des hommes, la règle de notre utilité ne commande pas de le conserver ; mais elle nous enseigne, en vue d'usages divers, à la conserver, à le détruire, ou à l'adapter à notre usage de quelque façon que ce soit " (IV Appendice chap 26)
3. Le samedi 11 décembre 2010, 15:50 par Tseing Gompo
La theorie du droit selon la vertu me parait abracadabrante. Penser l espece humaine comme plus vertueuse que les rossignols me semble d un narcissime absolu se transformant en pulsion d emprise et menant a la torture et l esclavage massif des animaux au 21eme siecle, ou l on a peut etre jamais autant torture et prive de le librte les etres...
cf www.petatv.com
Ceux qui croient a la metempsychos, peuvent redouter le pire...
Non?
4. Le samedi 11 décembre 2010, 16:40 par Philalèthe
Spinoza identifie la vertu à la puissance et c'est vrai alors que l'espèce humaine a une plus grande puissance que les rossignols.
5. Le mercredi 22 décembre 2010, 21:37 par 
La référence à la cinquième partie du Discours donnera longtemps à réfléchir (""il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, [qui] ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours [...] : et qu'au contraire, il n'y a point d'autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable" (Discours de la méthode, coll. de Poche, p. 147).
Dans les faits, on observe que les partitions d'Opéra imposent parfois aux divas de bien difficiles ornements dits "trilles" qui sont les caractéristiques du chant naturel des rossignols. Les perroquets, quant à eux, caricaturent parfois de manière étonnante les paroles de leurs maîtres et n'ont peut-être pas cette compétence. Il existe aussi des mimétismes humains de parole dont on se demande s'ils ne sont pas destinés à évacuer l'intention même d'une pensée (pas de soucis, pas de soucis, etc.)
Hume contre Descartes ?
Il y a aussi la question du rire, phénomène humain par excellence, et inconnu chez les animaux (sauf peut-être des singes, mais je trouve leur humour un peu bête...)
Merci en tout cas pour votre blog très stimulant.
6. Le jeudi 30 décembre 2010, 23:55 par Augustin
Cher Philalèthe,
Merci de votre long développement spinoziste. Il se trouve que je suis spinozien, pas spinoziste. - Il m'a toujours semblé absurde d'insister sur la discontinuité homme animal.
Spinoza dit: "à la conserver, à le détruire, ou à l'adapter à notre usage de quelque façon que ce soit ", en sorte que le premier verbe peut être dit primer sur les autres. Conserver les animaux peut être considéré comme utile,
Le problème de Wittgenstein ici est le ton un peu méprisant qu'il semble adopter, un peu comme Héraclite - Bréhier en parle à propos d'Héraclite, qui comparait les hommes en général aux singes au regard du démiurge.
Certes, l'homme possède un langage primitif, puisqu'il se déroule dans le temps, hors de l'intuition du troisième genre de connaissance, qui se rapproche de l'intuition.
Mais qu'est- ce que l'intuition? Brice Parain en parle quelque part, dans son Sur la dialectique. Pourquoi ne parleriez - vous pas de Brice Parain? Je serais heureux de vous lire sur lui.