jeudi 7 juin 2012

Recension d'un livre de Lucien Jerphagnon (1921-2011).

Je l'ai cité plusieurs fois sur ce blog, on trouve désormais sur www.nonfiction.fr la recension que j'ai faite de ses ultimes entretiens

Locke rend justice à un des premiers philosophes cyniques, Antisthène, mais pas aux stoïciens.

Dans le paragraphe 4 du chapitre 12 du livre IV de l' Essai sur l'entendement humain(1689), John Locke soutient qu' il est dangereux, prenant les mathématiques comme modèle, de bâtir sur des principes. Plus particulièrement il est dangereux moralement de fonder sa conduite sur des principes théoriques faux. C'est pour illustrer ce péril qu'il fait comme un tour d'horizon, certes incomplet mais peu importe cela, de la philosophie antique :
" Qu'on reçoive comme certain et indubitable ce principe de quelques anciens philosophes, que tout est matière, et qu'il n'y a aucune autre chose, il sera aisé de voir par les écrits de quelques personnes qui de nos jours ont renouvelé ce dogme, dans quelles conséquences il nous engagera. Qu'on suppose avec Polémon que le monde est Dieu, ou avec les stoïciens que c'est l'éther ou le Soleil, ou avec Anaximène que c'est l' air ; quelle théologie, quelle religion, quel culte aurons-nous ! Tant il est vrai que rien ne peut être si dangereux que des principes qu'on reçoit sans les mettre en question, ou sans les examiner, surtout s'ils intéressent la morale, qui a une si grande influence sur la vie des hommes, et qui donne un cours particulier à toutes leurs actions. Qui n'attendra avec raison une autre sorte de vie d'Aristippe, qui faisait consister la félicité dans les plaisirs du corps, que d'Antisthène qui soutenait que la vertu suffisait pour être heureux ? De même, celui qui avec Platon placera la béatitude dans la connaissance de Dieu élèvera son esprit à d'autres contemplations que ceux qui ne portent point leur vue au-delà de ce coin de Terre et des choses périssables qu'on y peut posséder. Celui qui posera pour principe avec Archélaüs que le juste et l'injuste, l'honnête et le déshonnête sont uniquement déterminés par les lois et non pas par la nature, aura sans doute d'autres mesures du bien et du mal moral, que ceux qui reconnaissent que nous sommes sujets à des obligations antérieures à toutes les constitutions humaines." (trad. Coste, Livre de Poche, p 931-932)
Spontanément je suis étonné par la mauvaise connaissance que Locke paraît avoir ici du stoïcisme en lui attribuant la croyance qu'une partie du monde est Dieu et par la vue en revanche sur ce qu'est le cynisme, ne cédant pas à la caricature (mais, à la fin du 17ème en Angleterre, diffusait-on une image caricaturale et mutilée du cynisme ?)

mercredi 6 juin 2012

Un danger de l'analyse conceptuelle.

Dans le chapitre 7 du livre IV de l 'Essai sur l'entendement humain, Locke traite des axiomes (qu'il appelle aussi maximes) , et précisément des axiomes logiques, comme ce que nous appelons le principe d'identité : "ce qui est est". Il les étudie à la fois génétiquement et épistémologiquement, à chaque fois dans le même esprit : réviser à la baisse leur valeur. Génétiquement, ils les dérivent de propositions particulières et épistémologiquement il les prive de tout intérêt heuristique : ils ne servent pas à découvrir la vérité mais à la communiquer et aussi à mettre fin aux chicanes. Pire, le strict respect de la logique peut conduire à soutenir des thèses fausses. C'est ce qu'il argumente dans le paragraphe 12 (trad. Coste, p.880, Livre de poche ) auquel il donne le titre suivant, Si l'on ne prend pas garde à l'usage qu'on fait des mots, ces maximes peuvent prouver des contradictions. Exemple dans le vide :
" Une autre chose qu'il ne sera pas, je crois, mal à propos d'observer sur ces maximes générales, c'est qu'elles sont si éloignées d'avancer, ou de confirmer notre esprit dans la vraie connaissance, que, si nos notions sont fausses, vagues ou incertaines, et que nous attachions nos pensées au son des mots, au lieu de les fixer sur les idées constantes et déterminées des choses, ces maximes générales serviront à nous confirmer dans des erreurs ; et selon cette méthode si ordinaire d'employer les mots sans aucun rapport aux choses, elles serviront même à prouver des contradictions. Par exemple, celui qui avec Descartes se forme dans son esprit une idée de ce qu'il appelle corps, comme d'une chose qui n'est qu'étendue, peut démontrer aisément par cette maxime, ce qui est, est, qu'il n'y a point de vide, c'est-à-dire d'espace sans corps. Car l'idée à laquelle il attache le mot de corps n'étant que pure étendue, la connaissance qu'il en déduit, que l'espace ne saurait être sans corps, est certaine. Car il connaît clairement et distinctement sa propre idée d'étendue, et il fait qu'elle est ce qu'elle est, et non une autre idée, quoiqu'elle soit désignée par ces trois noms étenduecorps et espace : trois mots qui signifiant une seule et même idée, peuvent sans doute être affirmés l'un de l'autre avec la même évidence et la même certitude que chacun de ces termes peut être affirmé de soi-même : et il est aussi certain que tandis que je les emploie tous pour signifier une seule et même idée, cette affirmation, le corps est espace, est aussi véritable et aussi identique dans sa signification que celle-ci, le corps est corps l'est tant à l'égard de sa signification qu'à l'égard du son."
Qu'on ne croie pas après cette lecture que Locke est hostile par principe à l'analyse conceptuelle. Au contraire, s'il pense que la morale peut être démonstrative, c'est précisément parce qu'il fait de l'analyse conceptuelle des concepts moraux (que Locke désigne du nom de modes mixtes) le point de départ d'une telle démonstration. En revanche, ce qu'il met ici en relief, c'est que, dès que l'analyse conceptuelle est considérée comme le moyen de connaître la réalité, il suffit qu'elle explicite le contenu de concepts qui ne se réfèrent à aucun objet réel mais que l'analyste croit à tort pouvoir rapporter à des objets réels pour que l'analyse conceptuelle en question, en ne faisant qu'expliciter l'ensemble des idées fausses tenues pour vraies par l'analyste, donne l'impression trompeuse de l'exploration impeccable d'une nécessité logique. La position de Locke peut être présenté ainsi : tant que l'analyse conceptuelle explicite des modes mixtes, elle va au fond des choses puisqu'un mode mixte, comme le concept d'une figure géométrique ou comme ceux de justice ou de triomphe, n'est rien de plus que les idées que l'esprit a combinées entre elles. En revanche si le concept se rapporte à une substance (Locke entend par là une réalité décomposable ultimement en particules physiques) de manière générale comme le concept de corps ou particulière comme celui de soleil, alors l'analyse conceptuelle est tout à fait inutile si l'on recherche non la clarification de ce qu'on a à l'esprit mais la découverte de la réalité.

mardi 5 juin 2012

Les Grecs antiques, un peuple de stoïciens, qui ne prenait pas au sérieux toute la nature humaine ?


 Tête de Christ (musée du Louvre)
Dans L'art religieux de la fin du Moyen-Âge (1908), Émile Mâle écrit à propos des Grecs anciens :
" Raconter l'agonie d'un Dieu, montrer un Dieu épuisé, meurtri, couvert d'une sueur de sang, une telle entreprise eût fait reculer les Grecs du Vème siècle. Leur conception héroïque de la vie les rendait peu sympathiques à la douleur. Pour eux, la souffrance, qui détruit l'équilibre du corps et de l'âme est servile ; c'est un désordre que l'art ne doit pas éterniser. Seules, la beauté, la force, la sérénité doivent être proposées à la contemplation des hommes : ainsi l'oeuvre d'art devient bienfaisante, ainsi elle offre à la cité le modèle de la perfection où elle doit tendre. Ce peuple de dieux et de héros de marbre dit au jeune homme : "Sois fort, et, comme nous, domine la vie." Voilà la leçon que donne et donnera sans cesse l'antiquité. Grande leçon, assurément, et qui, depuis la Renaissance, a fait hésiter les âmes. Michel-Ange eut beau être chrétien, il fut subjugué par l'héroïsme antique.
Son Christ de la Minerve, beau comme un athlète, porte la croix comme un triomphateur : nulle trace de souffrance sur son visage impassible. Michel-Ange, comme un Grec, méprise et enseigne à mépriser la douleur. Instruits par son exemple, les Français, vers 1540, commencèrent à avoir honte d'exprimer la souffrance.
Le Christ à la Colonne de Saint-Nicolas de Troyes est un héros que ne sauraient atteindre les outrages des esclaves. L'artiste qui l'a sculpté n'imite pas seulement les procédés de Michel-Ange, il participe à son esprit. Car ce qui rend si dramatique l'histoire de l'art de la Renaissance, en France et dans toute l' Europe, c'est que c'est l'histoire de la lutte de deux principes, de deux conceptions de la vie.
Que voulaient dire nos vieux maîtres ? Ils voulaient dire que la douleur existe et qu'il ne sert à rien de la nier quand on la sent mêlée à la trame des choses. Au fond, ils avaient raison. Une religion, un art, où la douleur n'a pas sa place, n'expriment pas toute la nature humaine. La Grèce, elle-même, lassée de ses belles légendes qui ne consolaient pas, se mit à pleurer avec les femmes de Syrie la mort d' Adonis.
Il faut que les larmes longtemps contenues s'ouvrent un passage." (Colin, 1925, p.95-96)
Terminons par ces lignes de Nietzsche, qui mettent en relief en-deçà de leurs différences la parenté entre l'art hellénique (qu'on me pardonne la grossière généralité...) et l'art gothique :
L'au-delà dans l'art. Ce n'est pas sans un profond chagrin qu'on s'avoue que les artistes de tous les temps, dans leurs aspirations les plus hautes, ont rapporté précisément ces représentations à une transfiguration céleste que nous connaissons aujourd’hui pour fausse : ils sont les glorificateurs des erreurs religieuses et philosophiques de l'humanité, et ils n'auraient pu l'être sans la foi en leur vérité absolue. Or, si la foi en une telle vérité diminue, les couleurs de l'arc-en-ciel pâlissent autour des fins extrêmes de la connaissance et de l'illusion humaine : ainsi cette espèce d'art ne peut plus refleurir, qui, comme la divina commedia, les tableaux de Raphaël, les fresques de Michel-Ange, les cathédrales gothiques, suppose non seulement une signification cosmique, mais encore une signification métaphysique des objets de l'art. Il se fera une émouvante légende de ce qu'il ait pu exister un tel art, une telle foi d'artistes." (Humain, trop humain, I, 220, éd. Lacoste & Le Rider, p.555)
À la différence d' Émile Mâle, Nietzsche inclut le christianisme dans la légende.

lundi 4 juin 2012

Un peintre hegélien ou une image non cartésienne de la jeunesse.

C'est Émile Mâle qui écrit dans L'art religieux de la fin du Moyen-âge en France (Colin, 1925, p.48) :
" Dans l'art italien du XVème siècle, le type de saint-Jean encore enfant, mais déjà visité par l' Esprit, n'est pas rare ; il a inspiré quelques belles oeuvres aux sculpteurs florentins. C'était une entreprise hardie de marquer du sceau de Dieu un front naïf et une bouche candide. Qui ne connaît le jeune visage fiévreux du Saint-Jean de Donatello
Unir l'innocence à la science suprême , un pareil problème a ravi Léonard, sorte de philosophe hegélien, qui réconcilie les contraires dans une harmonie supérieure. Son Saint Jean-Baptiste du Louvre, qui sourit sur un fond de ténèbres, est l'oeuvre la plus étonnante qu'ait inspirée l'enfance du Précurseur."

dimanche 3 juin 2012

Les amants comme modèles des philosophes.

C'est un lieu commun de la philosophie, en tout cas de la philosophie antique, de disqualifier l'amour. Or, Locke réhabilite ici le discours de ceux qui s'aiment dans un chapitre où il donne des remèdes aux imperfections du langage. Un des remèdes est d'avoir "des idées distinctes et conformes aux choses à l'égard des mots qui expriment des substances". C'est le cas des amants, plus généralement de tous ceux qui s'entendent, en un sens large de l'expression, pour faire leur cuisine :
" Les marchands, les amants, les cuisiniers, les tailleurs, etc. ne manquent pas de mots pour expédier leurs affaires courantes. Les philosophes et les controversistes pourraient aussi terminer les leurs, s'ils avaient envie d'entendre nettement, et d'être entendus de même." (Essai sur l'entendement humain, III, 11, 10, trad. Coste, p.761)
Platon, lui, ne prenait pas le cuisinier comme modèle. Le cuisinier est un type de flatteur. La flatterie " n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et c'est en agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au piège la bêtise, qu'elle l'égare, au point de faire croire qu'elle est plus précieuse que tout. Ainsi la cuisine s'est glissée sous la médecine, elle en a pris le masque. Elle fait donc comme si elle savait quels aliments sont meilleurs pour le corps." (Gorgias, 464 c-d)
Dans l'esprit de ce texte, c'est défendable de voir aussi les marchands, les amants et les tailleurs comme des flatteurs. Les marchands tromperaient sur la marchandise et sur les besoins des acheteurs, les amants sur eux-mêmes et qui ils aiment et enfin pour les tailleurs cela va de soi, ils masquent le corps et le donnent à voir avantageusement.
Ceci dit, le point de vue platonicien et celui de Locke ne sont pas incompatibles : quand plusieurs flatteurs s'y mettent pour flatter, ils doivent s'entendre sur ce qu'ils veulent dire. C'est par la transparence des mots échangés qu'ils parviennent à troubler l'esprit de qui les croit.

Compte-rendu du livre de Jacques Schlanger : Du bon usage de Montaigne (2012)

On peut trouver ici la recension d'un livre dont le titre m'a fait rêver...

Commentaires

1. Le samedi 2 juin 2012, 18:05 par julien benda
Ai je besoin de dire mon sentiment pour le scepticisme de Montaigne, en tant qu'il a pour mobile cardinal de vivre en paix parmi les conflits idéologiques des hommes, causes de ces guerres civiles qui gênaient sa tranquillité,en même temps que de supprimer ces conflits afin précisément de vivre en paix, et dans lequel je vois encore la volonté de ne point adopter un idéal avec netteté et donc exclusivisme de manière à n'avoir point à la défendre ni à attaquer ceux qui veulent le détruire et à éviter les ennuis qu'impliquent de telles allures. Quant l'éloquent docteur souhaite la justice, l'humanitarisme, la liberté de conscience, c'est surtout qu'il y voit des avantages pour sa commodité personnelle; je ne le sens nullement disposé à se mobiliser pour le triomphe de ces valeurs et à porter la responsabilité de son enseignement par un fier Me adsum qui feci. J'ai même le sentiment que si d'autres prêchent des valeur contraires, il pense qu'il faut les laisser faire pou ne pas troubler la paix, c'est à dire sa chère quiétude. Sa morale réside assez bien dans le mot d'Horace : in propria pelle quiescere. Au surplus il assure qu'il n'y a pas une idée qui vaille de tuer un homme ni de se faire tuer pour elle, ce qui montre le cas qu'il fait d'une conviction morale. e somme ce scepticisme, fondé sur la dépréciation des engagements moraux et la terreur de leurs conséquences, me paraît fort méprisable.
Julien Benda, exercice d'un enterré vif 1944
2. Le samedi 2 juin 2012, 20:10 par Philalèthe
Cher Julien Benda,
Sans doute n'auriez-vous pas cru de votre vivant à la possibilité de votre résurrection.
Mais elle est un fait et je m'en réjouis.
Et je vois votre malice à m'envoyer un texte d'un enterré précisément tout à fait vif.
Je n'ai pas le souvenir d'avoir lu des lignes vôtres sur Montaigne mais je dois l'avouer, votre mépris de son scepticisme trop accommodant ne me surprend pas. Les valeurs ont, je crois, pour vous une réalité objective et l'action comme la pensée doivent s'y subordonner. Je ne sais pas si vous avez écrit sur Descartes et Leibniz mais j'imagine que vous avez pris parti pour le Dieu de Leibniz, parce qu'il ne crée pas les valeurs mais s'y conforme.
Enfin, je ne veux pas vous lasser. Sachez quand même que votre présence vivante me trouble et me ferait presque croire, horribile dictu, au miracle.
Cher maître, recevez l'expression de mon profond respect.
3. Le vendredi 31 août 2012, 16:57 par Philalèthe
Cher Julien Benda,
Je lis la Préface écrite par Étiemble en 1958 à votre Trahison des Clercs. Il y met Montaigne sur le même plan que Montesquieu, Voltaire, et Zola :
" Montaigne s'oppose aux procès de sorcellerie, au massacre des Caraïbes, au pillage des Indes Orientales "
Ne devez-vous pas donner raison à un des rares hommes qui de votre vivant vous a défendu ? Ne voyez-vous pas un seul aspect de Montaigne, celui qui précisément vous déplaît tant ?
Infiniment respectueusement vôtre.

samedi 2 juin 2012

L'invasion allemande de 1940 comme métaphore de la fin de l' Empire Romain ou déménager pendant la débâcle.

Lucien Jerphagnon consacre le chapitre XV de son Histoire de la pensée (Tallandier) à "la fin de tout", entendez les grandes invasions qui détruisirent l'Empire Romain :
" Pour évoquer ce drame qui aujourd'hui encore m'obsède, une analogie me vient, image sans grandeur ni noblesse, mais par là même disant mieux l'absolu de l'absurde aux dimensions d'un monde. Imaginez donc un déménagement, le vôtre, coïncidant par malchance avec la débâcle de juin 1940. Et voilà le camion brinquebalé d'un côté et de l'autre de la ligne de démarcation, puis englué dans les mouvements de l'armée d'occupation, passant et repassant les frontières sous les bombardements. La guerre finie, votre mobilier se trouve éparpillé en différents garde-meubles, et vous finissez par récupérer ici le plus gros de votre piano, là une chaise sans dossier et un dossier sans chaise, ailleurs encore le fauteuil Louis XV de votre grand-mère, mais un bricoleur a remplacé un pied cassé par un autre, procédant d'un guéridon 1925. Une vitrine de salon, longtemps garde-manger pour quelque réfugié, vous rappelle par son vide les bibelots de votre enfance. C'est tout. Et c'est à partir de ces membra disjecta que rentrant vous-même de guerre, vous devez vous refaire un foyer, complétant à mesure les manques avec des meubles de sapin tout droit sortis d'une fabrique réouverte. Vous vous bercez de souvenirs, mais pour votre enfant, nés après la tourmente, tout cela sera le cadre familier de leur jeunesse. Cauchemar d'un surréaliste saoul ? Que non ! Imaginez la chose à l'échelle de sept siècles, et vous approcherez l'idée de ce qu'il advint de la culture gréco-latine d' Occident entre 430 et mettons : l'an 1100" (p.366-367)
Je reprendrai un passage de la métaphore : les philosophies de l'Antiquité, vitrines dévastées et passablement vides, n'offrent souvent plus grand chose à voir mais certains qui pensent moins à connaître qu'à satisfaire leurs besoins y entreposent, en s'imaginant qu'elles ont été faites pour cela, tous les biens nécessaires à leur salut. Réfugiés poussés par le malheur, ils appellent les philosophes antiques à leur secours. D'autres considèrent que ces vitrines étaient d'abord de belles et riches vitrines, offertes en premier lieu à la contemplation des oeuvres contournées qu'elles abritaient. Ils sont donc prompts à s'indigner quand ils voient les premiers se jeter sur elles pour en saisir les maigres en-cas qu'ils se sont eux-mêmes plus ou moins confectionnés.

mercredi 30 mai 2012

Locke : que voulaient donc dire les philosophes antiques ? Les interpréter vaut-il la peine ?

Locke consacre la chapitre IX du livre III de l' Essai sur l'entendement humain à l'imperfection des mots. Il vient de souligner combien les mots qui signifient les idées morales sont confus tant ils véhiculent des idées variables selon les locuteurs. Puis viennent ces lignes sur les philosophes de l'Antiquité :
" Il serait inutile de faire remarquer quelle obscurité doit avoir été inévitablement répandue par ce moyen (Locke se réfère à la confusion du vocabulaire moral) dans les écrits des hommes qui ont vécu dans des temps reculés, et en différents pays. Car le grand nombre de volumes que de savants hommes ont écrit pour éclaircir ces ouvrages, ne prouve que trop quelle attention, quelle étude, quelle pénétration, quelle force de raisonnement est nécessaire pour découvrir le véritable sens des anciens auteurs. Mais comme il n’y a point d’ouvrages dont il importe extrêmement que nous nous mettions fort en peine de pénétrer le sens, excepté ceux qui contiennent, ou des vérités que nous devons croire, ou des lois auxquelles nous devons obéir, et que nous ne pouvons mal expliquer ou transgresser sans tomber dans de fâcheux inconvénients, nous sommes en droit de ne pas nous tourmenter beaucoup à pénétrer le sens des autres auteurs qui n’écrivent que leurs propres opinions, qu’ils le sont de savoir les nôtres. Comme notre bonheur ou notre malheur ne dépend point de leurs décrets, nous pouvons ignorer leurs notions sans courir aucun danger. Si donc en lisant leurs écrits, nous voyons qu’ils n’emploient pas les mots avec toute la clarté et la netteté requise, nous pouvons fort bien les mettre à quartier sans leur faire aucun tort, et dire en nous-mêmes :
''Pourquoi se fatiguer à pouvoir te comprendre, si tu ne veux te faire entendre ?'' ( 10, trad. Coste, Livre de Poche, p.717-718)
On notera néanmoins avec intérêt et étonnement que quelques pages plus loin, l'auteur propose sur le même sujet une argumentation plus mesurée et plus précise aussi :
" 22. Cette incertitude de ces mots nous devrait apprendre à être modérés, quand il s'agit d'imposer aux autres le sens que nous attribuons aux anciens auteurs,
Une chose au moins dont je suis assuré, c'est que dans toutes les langues la signification des mots dépendant extrêmement des pensées, des notions, et des idées de celui qui les emploie, elle doit être inévitablement très incertaine dans l'esprit de bien des gens du même pays et qui parlent la même langue. Cela est si visible dans les auteurs grecs, que quiconque prendra la peine de feuilleter leurs écrits, trouvera dans presque chacun d'eux un langage différent, quoiqu'il voie partout les mêmes mots. Que si à cette difficulté naturelle qui se rencontre dans chaque pays, nous ajoutons celles que doit produire la différence des pays, et l'éloignement des temps dans lesquels ceux qui ont parlé et écrit ont eu différentes notions, divers tempéraments, différentes coutumes, allusions, et figures de langage, etc. chacune desquelles choses avait quelque influence sur la signification des mots, quoique présentement elles nous soient tout à fait inconnues, la raison nous obligera à avoir de l'indulgence et de la charité les uns pour les autres à l'égard des interprétations ou des faux sens que les uns ou les autres donnent à ces anciens écrits ; puisqu' encore qu'il nousimporte beaucoup de les bien entendre, ils renferment d' inévitables difficultés, attachées au langage, qui, excepté les noms des idées simples et quelques autres fort communs, ne sauraient faire connaître d'une manière claire et déterminée le sens et l'intention de celui qui parle, à celui qui écoute, sans de continuelles définitions des termes. Et dans les discours de religion, de droit et de morale, où les matières sont d'une plus haute importance, on y trouvera aussi de plus grandes difficultés." (trad. Coste p.728)

samedi 26 mai 2012

Les sceptiques, les Chewong et les cyniques : voir ou ne pas voir l'animal pour ce qu'il est.

Les sceptiques ont été minutieusement attentifs aux différences entre les humains et les animaux. En s'appuyant sur elles, ils ont défendu la relativité des biens et des maux, variables en effet selon les espèces et leurs organes sensoriels :
" Les feuilles de l' olivier sont comestibles pour la chèvre, elles sont amères pour l'homme ; la cigüe est une nourriture pour la caille, elle est mortelle pour l'homme ; le fumier est comestible pour le porc, non pour le cheval ", écrit Diogène Laërce (IX, 79)
Pour en rester au porc, citons encore Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes (Livre I, 14, 56 ) :
" Les porcs trouvent plus agréable de se laver dans la fange la plus puante que dans une eau claire et pure " (trad. Pellegrin, Points, p. 85)
On doit ainsi aux sceptiques d'avoir promu une connaissance non anthropomorphique des animaux.
D' une connaissance anthromorphique de l'animal et plus précisément de ses goûts et dégoûts, on trouve un bon exemple dans la société Chewong (groupe ethnique de langue môn-khmère vivant en Malaisie) :
" Le chien qui mange des excréments sous les maisons est persuadé de dévorer des bananes, tandis que les éléphants se voient les uns les autres comme des humains (...) un Chewong qui endosse le "vêtement" d'un tigre continuera à voir le monde comme humain." (Par-delà nature et culture, p. 46-47, 2005)
Philippe Descola explicite le type de cosmologie en jeu en citant une formule d'une autre ethnie, les Bedamuni, vivant eux en Nouvelle-Guinée :
" Lorsque nous voyons des animaux, nous pourrions penser qu'il s'agit seulement d'animaux, mais nous savons qu'ils sont en réalité comme des humains." (ibid. p.48)
Les sceptiques, eux, ont su penser - et avec raison - qu'il s'agit seulement d'animaux. Et les cyniques ?
Sans former une ethnie (!), les cyniques me paraissent par endroits plus proches des Chewong que des sceptiques. C'est ce que me porte à penser l'anecdote rapportant quel profit Diogène tira de l'exemple d’une souris :
" C'est parce qu'il avait, à en croire Théophraste dans son Mégarique, vu une souris qui courait de tous côtés, sans chercher de lieu de repos, sans avoir peur de l'obscurité ni rien désirer de ce qui passe pour des sources de jouissance, que Diogène découvrit un remède aux difficultés dans lesquelles il se trouvait." (Diogène Laërce, VI, 22)
La version de la même histoire rapportée par Élien est encore plus claire du point de vue qui m'intéresse ici :
" Diogène de Sinope, abandonné de tout le monde, vivait isolé. Trop pauvre pour recevoir personne chez lui, il n'était reçu nulle part à cause de son humeur chagrine qui le rendait le censeur continuel des paroles et des actions d'autrui. Réduit à se nourrir de l’extrémité des feuilles des arbres, sa seule ressource, Diogène commençait à perdre courage, lorsqu'une souris, s'approchant de lui, vint manger les miettes de pain qu'il laissait tomber. Le philosophe, qui observait avec attention le manège de l'animal, ne put s'empêcher de rire : sa tristesse se dissipa, la gaieté lui revint. "Cette souris, dit-il, sait se passer des délices des Athéniens; et toi, Diogène, tu t'affligerais de ne point souper avec eux !" Il n'en fallut pas davantage pour rétablir le calme dans l’âme de Diogène " (Histoires diverses, trad. Dacier, 1827) - on laissera de côté la relative incohérence de ce récit : si Diogène ne mange que des feuilles, pourquoi consomme-t-il aussi du pain ? -
Certes je ne prête pas à Diogène de Sinope la croyance que la souris est un humain en vêtement de souris, mais si le philosophe cynique prend comme modèle la souris, c'est précisément qu'il ne la voit pas comme une souris, instance d'un type différent du type humain, mais comme un homme doté de vertus enviables. Dans d'autres anecdotes, ce sera plus difficile de savoir si la souris exemplifie une vertu ou un vice mais elle continuera d'être vue comme un homonculus :
" Devant les souris qui couraient sur sa table, il dit : " Tiens ! Voilà que même Diogène nourrit des parasites !" (VI, 40)
Je ne prétends pas, cela va de soi, que le cynique n'ait pas eu connaissance de l'animalité de l'animal. Reste que dans l'usage philosophique qu'il en fait, il illustre plus l'anthropomorphisme des Chewong que la reconnaissance lucide et sceptique de l' altérité de l'animalité.