Dans la lettre 88 à Lucilius, Sénèque parle ainsi d’Homère :
« Tantôt on en fait un stoïcien n’ayant d’estime que pour la force d’âme, abhorrant le plaisir et ne s’écartant pas de l’honnête au prix même de l’immortalité ; tantôt on en fait un épicurien louant l’état d’une cité paisible où la vie s’écoule parmi les festins et les chants de fête ; c’est un péripatéticien qui présente une division tripartite des biens ; enfin c’est un académicien qui dit que tout cela n’est qu’incertitude. La preuve qu’il n’est rien de tout cela, c’est qu’il est tout cela, ces systèmes se trouvant incompatibles. » (éd. Veyne, p. 883-884)
C’est aussi ce que pense Ésope, tel que Fontenelle le fait parler, et précisément à Homère en personne :
« (…) Tous les savants de mon temps le disoient ; il n’y avoit rien dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, à qui ils ne donnassent les allégories les plus belles du monde. Ils soutenoient que tous les secrets de la Théologie, de la Physique, de la Morale, et des Mathématiques même étoient renfermés dans ce que vous aviez écrit. Véritablement, il y avoit quelque difficulté à les développer ; où l’un trouvait un sens moral, l’autre en trouvoit un physique : mais après cela, ils convenoient que vous aviez tout su et tout dit à qui le comprenoit bien. » (Nouveaux dialogues des morts, dialogue V)
Homère proteste, il n’a pas écrit au second degré :
« Sans mentir, je m’étois bien douté que de certaines gens ne manqueroient point d’entendre finesse où je n’en avois point entendu. Comme il n’est rien tel que de prophétiser des choses éloignées, en attendant l’évènement, il n’est rien tel aussi que de débiter des fables, en attendant l’allégorie »
Ésope se réjouit que l’allégorie, bien que non intentionnelle, soit venue relever le texte homérique et d’en parler à peu près comme le Platon de La République :
« Quoi, ces Dieux qui s’estropient les uns le autres ; ce foudroyant Jupiter qui, dans une assemblée de Divinités, menace l’Auguste Junon de la battre ; ce Mars qui étant blessé par Diomède, crie, dites-vous, comme neuf ou dix mille hommes et n’agit pas comme un seul (car au lieu de mettre tous les Grecs en pièces, il s’amuse à s’aller plaindre de sa blessure à Jupiter) ; tout cela eût été bon sans allégories ? »
Alors Homère-Fontenelle, sans faire l’éloge du faux, lui donne la place qui lui revient dans la psychologie humaine :
« Pourquoi non ? Vous vous imaginez que l’esprit humain ne cherche que le vrai, détrompez-vous. L’esprit humain et le faux sympathisent extrêmement. »
Deux arguments empiriques à l’appui de la thèse, tous deux centrés sur le plaisir :
a) « Si vous avez la vérité, vous ferez fort bien de l’envelopper dans des fables ; elle en plaira beaucoup plus (…) Ainsi, le vrai a besoin d’emprunter la figure du faux pour être agréablement reçu dans l’esprit humain. » . On pense aux fables platoniciennes, aux allégories.
b) « Si vous voulez dire des fables, elles pourront bien plaire, sans contenir aucune vérité (…) le faux y (dans l’esprit humain) entre bien sous sa propre figure ; car c’est le lieu de sa naissance et de sa demeure ordinaire, et le vrai y est étranger. »
Le premier argument ne conduit pas à désespérer qui voit dans la littérature, dans l’art en général des moyens d’augmenter notre connaissance de la réalité. Mais en revanche, du second, l’Homère fontenellisé tiré une conséquence dévastatrice :
« Quand je me fusse tué à imaginer des fables allégoriques, il eût bien pu arriver que la plupart des gens auroient pris la fable comme une chose qui n’eût point trop été hors d’apparence, et auroient laissé là l’allégorie ; et en effet, vous devez savoir que mes Dieux, tels qu’ils sont, et tous mystères à part, n’ont point été trouvés ridicules."
On comprend désormais ce que veut dire « l’esprit et le faux sympathisent extrêmement ». L’esprit n’aime pas le faux en tant que faux, il l’aime en tant qu’il le prend pour le vrai. On se serait réjoui d’un esprit qui prend plaisir à la fiction, on s’inquiète quand il prend pour réel l’imaginaire et l’inventé. D’où la peur d’ Ésope :
« Cela me fait trembler ; je crains furieusement que l’on ne croie que les bêtes aient parlé, comme elles font dans mes Apologues. »
Homère le rassure, en effet l’amour du faux est limité par l’amour-propre !
« Voilà une plaisante peur.
Esope : Hé quoi, si l’on a bien cru que les Dieux aient pu tenir les discours que vous leur avez fait tenir, pourquoi ne croira-t-on pas que les bêtes aient parlé de la manière dont je les ai fait parler ?
Homère : Ah ! ce n’est pas la même chose. Les hommes veulent bien que les Dieux soient aussi fous qu’eux ; mais il ne veulent pas que les bêtes soient aussi sages. »
Aujourd’hui, on n’en finit pas de philosopher contre l’amour-propre : les dieux déclinent, les bêtes montent à l’horizon.
Commentaires
- Si l'histoire est "l'histoire de la lutte des classes" la vérité peut être atteinte par la classe qui _fait_ l'histoire. Au moment où Marx écrivait, il soutenait que c'était le prolétariat qui faisait (ou était au moins appelé à faire) l'histoire...
Connaître la vérité de l'histoire et de la domination de classe impliquait donc de pouvoir adopter le point de vue du prolétariat.
Mais comment adopter "le point de vue du prolétariat" quand on n'en fait pas partie, comme Marx et surtout Engels, lui-même "chef d'entreprise" ?
Question non négligeable puisqu'elle implique la possibilité de la célèbre "avant-garde éclairée du prolétariat"...
De nombreux marxistes ont forgé le concept d' "intellectuel déclassé" pour justifier que des penseurs puissent adopter le "point de vue du prolétariat"...
A ma connaissance (très lacunaire...), Bourdieu ne s'est pas livré à ce type de contorsion...
Tout ceci est au conditionnel car c'est une connaissance du premier genre dirait Spinoza ; "Il y a quelqu'un qui m'a dit" chanterait Carla Bruni...
Bourdieu aurait répondu : "il faut que quelqu'un ait intérêt à la connaissance de la vérité du système de domination".
Selon vos termes, des "agents ont un intérêt personnel à produire des textes objectifs, impersonnels, c'est-à-dire qui résistent aux efforts intéressés des autres agents (du même champ) en vue de mettre en relief les insufffisances du point de vue de la vérité des textes en question".
Mais cela suppose un certain type d'Etat qui, comme le dit Bourdieu lui-même à la p. 51 de l'article communiqué par lena plagesc, laisse une liberté (relative) aux sciences sociales. Il faut que celles-ci soient préparées à en user contre lui.
Si j'ai bien compris, mais je vais lire "Sciences de la science et réflexivité", le point d'appui du doute bourdieusien se trouve, en dernière instance, selon une des expressions favorites d'Althusser, dans l'existence d'un Etat qui a _intérêt_ à modeler nos structures cognitives ET à nous laisser, au moins partiellement, la liberté de construire une connaissance objective se retournant contre lui...
C'est (presque) du Lénine :
« Le capitalisme est tellement cupide qu’il nous vendra la corde pour le pendre ».
- "l' État est le Malin Génie de Pierre Bourdieu"
- "l' existence d'un Etat qui a _intérêt_..."
- "l'État a décidé de substituer l'aide à la personne à l'aide à la pierre"
http://www.vodkaster.com/Films/Un-T...