"Recevoir une communication, c'est avoir une expérience élargie et transformée. Nous participons à ce qu'un autre a pensé et senti, et partant notre propre attitude s'en trouve plus ou moins modifiée ; d'ailleurs, celui qui communique s'en trouve lui-même affecté. Essayez de faire part, avec précision et aussi complètement que possible (with fullness and accuracy), d'une expérience à quelqu'un d'autre, surtout si ce que vous avez à communiquer est quelque peu compliqué, et vous découvrirez que votre propre attitude à l'égard de votre expérience en sera changée : autrement vous aurez recours à des explétifs (expletives) et à des exclamations (ejaculations). L'expérience doit être formulée pour être communiquée. Pour la formuler, il faut s'en dégager, la voir comme quelqu'un d'autre la verrait, examiner quel point de contact elle a avec la vie d'un autre, de manière à l'exprimer en permettant à ce dernier d'en apprécier la signification. Sauf s'il s'agit de lieux communs et de clichés (catch phrases), il nous faut assimiler par l'imagination une partie de l'expérience d'un autre pour être en mesure de lui parler intelligemment de notre propre expérience. Toute communication est de l'art." (John Dewey, Démocratie et éducation, 1916, Armand colin, 2011, p. 83-84)
lundi 29 août 2016
samedi 27 août 2016
Un monde peuplé presque intégralement de stoïciens (un rêve de La Bruyère)
"Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d’une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l’esprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos : pernicieuse pour les grands, qui diminuerait leur cour, ou plutôt le nombre de leurs esclaves, qui ferait tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, et les réduirait presque à leurs entremets et à leurs équipages ; qui les priverait du plaisir qu’ils sentent à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner ; qui les traverserait dans le goût qu’ils ont quelquefois à mettre les sots en vue et à anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner ; qui bannirait des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie ; qui ferait d’une cour orageuse, pleine de mouvements et d’intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient que les spectateurs ; qui remettrait de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la sérénité, sur leurs visages ; qui étendrait leur liberté ; qui réveillerait en eux, avec les talents naturels, l’habitude du travail et de l’exercice ; qui les exciterait à l’émulation, au désir de la gloire, à l’amour de la vertu ; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux à la république, en ferait ou de sages économes, ou d’excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officiers, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes ; et qui ne leur attirerait à tous nul autre inconvénient, que celui peut-être de laisser à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples." (Du mérite personnel, 11)
Ne pas oublier cependant la critique sévère que La Bruyère fait de la philosophie stoïcienne.
mercredi 24 août 2016
Figures du cygne chez Platon et Baudelaire.
Dans le texte platonicien de l'allégorie de la caverne, l'évasion du prisonnier est une sortie vers les hauteurs du Bien. En revanche l'évasion est sans issue vraiment libératrice dans ces trois strophes extraites du Cygne de Baudelaire :
" Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :
" Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ?"
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :
" Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ?"
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu."
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu."
Comme il est différent ce cygne baudelairien des cygnes platoniciens, tant reliés ici-bas à l'au-delà qu'ils chantent en mourant :
" Eux, dès qu'ils sentent qu'il leur faut mourir, le chant qu'ils chantaient déjà auparavant, ils le chantent alors de façon plus fréquente et plus éclatante, tout à la joie d'aller retrouver le dieu qu'ils servent." (Phédon 85a)
Oiseaux d'Apollon, ils partagent avec Socrate la prescience des biens qu'ils trouveront après la mort (ibid., 85b).
Entre le cygne baudelairien, définitivement loin du ciel, et le cygne socratique, qui y est déjà en pensée, peut-être la mouche wittgensteinienne occupe-t-elle une place intermédiaire, se butant contre les parois du piège mais potentiellement libérée..
Certes le ciel de la mouche wittgensteinienne n'est pas le Ciel.
Entre le cygne baudelairien, définitivement loin du ciel, et le cygne socratique, qui y est déjà en pensée, peut-être la mouche wittgensteinienne occupe-t-elle une place intermédiaire, se butant contre les parois du piège mais potentiellement libérée..
Certes le ciel de la mouche wittgensteinienne n'est pas le Ciel.
mardi 23 août 2016
Bloguer n'est pas semer.
"Disséminer est autre chose qu'éparpiller au loin. On sème les graines non en les jetant n'importe comment, mais en les distribuant de sorte qu'elles prennent racine et aient une chance de pousser." (John Dewey, Le public et ses problèmes, 1927)
lundi 15 août 2016
Malheurs animaux, malheurs humains.
On sait que le stoïcisme est un providentialisme : aussi c'est un spécisme, au sens de Singer, car les espèces animales y sont mises par nature au service des hommes. Reste un point commun : hommes et animaux sont identiquement massacrés.
Épictète vient de soutenir que, si Ménélas n'avait pas jugé que c'était un bien pour lui de partir en guerre pour récupérer sa femme, Hélène, alors on n'aurait pas eu l' Iliade, pas plus que l'Odyssée (Pascal n'aurait donc pas dû écrire "Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé." mais " Le nez de Cléopâtre : si Marc-Antoine n'avait pas jugé aimable le nez de Cléopâtre, etc."). Mais revenons au dialogue entre Épictète et son élève, c'est ce dernier qui dit :
Épictète vient de soutenir que, si Ménélas n'avait pas jugé que c'était un bien pour lui de partir en guerre pour récupérer sa femme, Hélène, alors on n'aurait pas eu l' Iliade, pas plus que l'Odyssée (Pascal n'aurait donc pas dû écrire "Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé." mais " Le nez de Cléopâtre : si Marc-Antoine n'avait pas jugé aimable le nez de Cléopâtre, etc."). Mais revenons au dialogue entre Épictète et son élève, c'est ce dernier qui dit :
" - Des faits aussi considérables dépendent donc d'une si petite chose ?
- Qu'appelles-tu "faits aussi considérables" ? Des guerres, des séditions, la mort d'un grand nombre d'hommes, la destruction de cités ? Qu'y a-t-il de grands dans tout cela ?
- Ce n'est rien ?
- Mais qu'y a-t-il de grand dans la mort d'une multitude de moutons, dans l'incendie et la destruction d'une grande quantité de nids d'hirondelles ou de cigognes ?
- Les deux choses sont-elles semblables ?
- Tout à fait semblables. Ici ce sont des corps humains qui périssent, là des corps de boeufs et de moutons. Incendies de pauvres habitations humaines ici, de nids de cigogne là. Qu'y a-t-il de grand ou de terrible ? Ou alors montre-moi la différence qu'il y a, en tant qu'habitation, entre une maison d'homme et un nid de cigogne.
- Dans ce cas, la cigogne et l'homme sont semblables ?
- Que veux-tu dire ? Pour le corps, tout à fait semblables. La seule différence, c'est que l'un construit sa maisonnette avec des poutres, des tuiles et des briques, et l'autre avec des branches et de la boue.
- Un homme n'est donc pas différent d'une cigogne ?
- Loin de moi cette idée, mais ce n'est pas en cela qu'ils diffèrent.
- En quoi alors l'homme est-il différent ?
- Cherche et tu trouveras que la différence est ailleurs. Vois si elle n'est pas en ce que l'homme a une conscience refléchie de ce qu'il fait, vois s'il n'est pas différent par la sociabilité, la loyauté, la réserve, la sûreté (du jugement), l'intelligence." (Entretiens, I, 28, trad. Muller, Vrin, p.133-134)
- Qu'appelles-tu "faits aussi considérables" ? Des guerres, des séditions, la mort d'un grand nombre d'hommes, la destruction de cités ? Qu'y a-t-il de grands dans tout cela ?
- Ce n'est rien ?
- Mais qu'y a-t-il de grand dans la mort d'une multitude de moutons, dans l'incendie et la destruction d'une grande quantité de nids d'hirondelles ou de cigognes ?
- Les deux choses sont-elles semblables ?
- Tout à fait semblables. Ici ce sont des corps humains qui périssent, là des corps de boeufs et de moutons. Incendies de pauvres habitations humaines ici, de nids de cigogne là. Qu'y a-t-il de grand ou de terrible ? Ou alors montre-moi la différence qu'il y a, en tant qu'habitation, entre une maison d'homme et un nid de cigogne.
- Dans ce cas, la cigogne et l'homme sont semblables ?
- Que veux-tu dire ? Pour le corps, tout à fait semblables. La seule différence, c'est que l'un construit sa maisonnette avec des poutres, des tuiles et des briques, et l'autre avec des branches et de la boue.
- Un homme n'est donc pas différent d'une cigogne ?
- Loin de moi cette idée, mais ce n'est pas en cela qu'ils diffèrent.
- En quoi alors l'homme est-il différent ?
- Cherche et tu trouveras que la différence est ailleurs. Vois si elle n'est pas en ce que l'homme a une conscience refléchie de ce qu'il fait, vois s'il n'est pas différent par la sociabilité, la loyauté, la réserve, la sûreté (du jugement), l'intelligence." (Entretiens, I, 28, trad. Muller, Vrin, p.133-134)
Manifestement c'est le massacre des hommes qui est révisé à la baisse et identifié à un massacre de bêtes. Loin de défendre que les animaux souffrent autant que les bêtes, Épictète transmet l'idée qu'on doit voir les guerres entre hommes comme un phénomène aussi naturel que les destructions des animaux. Le Bien n'est pas dans la paix entre les hommes (Épictète n'envisage même pas qu'on puisse faire la paix avec les animaux, qu'elle soit celle de l'abolitionnisme ou du welfarisme). Les malheurs humains sont aussi insignifiants que les malheurs animaux :
"La grande défaite d'Alexandre, était-ce quand, suivant la légende, les Grecs lancèrent leur attaque et saccagèrent Troie, quand ses frères périrent ? Pas du tout; car on ne subit jamais de défaite par l'action d'autrui. Ce n'était là que saccage de nids de cigogne (...)
- Ainsi quand les femmes sont enlevées, les enfants emmenés en captivité, les hommes égorgés, ce ne sont pas là des maux ?"
- Ainsi quand les femmes sont enlevées, les enfants emmenés en captivité, les hommes égorgés, ce ne sont pas là des maux ?"
De fait il n'y a de ruine que mentale et intérieure :
" Voilà les défaites humaines, voilà le siège et la ruine de la cité : lorsque les jugements sont renversés, quand ils sont détruits."
dimanche 14 août 2016
Le courtisan et le saint.
" Qui considérera que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints." (Les caractères ou les moeurs de ce siècle, De la cour, 75)
C'est une pensée inattendue. La Bruyère dénonce généralement la cour et la vanité des courtisans, mais ici il note un point commun entre l'homme vain et le saint (pour La Bruyère, le saint n'est confondu ni avec le clerc, ni avec le dévot, ni même avec l'homme de bien : tantôt le mot désigne l'excellence morale et religieuse, tantôt l'être sanctifié et prié par les vivants) : quoique l'un soit accaparé par un bien imaginaire et l'autre éclairé par le Bien, tous deux partagent la même propriété d'être rendu heureux par la vue de ce qu'ils tiennent pour le Bien, l'un à tort, l'autre à juste titre. Du coup on ne peut pas distinguer Dieu du prince par l'effet qu'ils produisent sur ceux qui les honorent, sauf à opposer peut-être bonheur terrestre à bonheur céleste. Le prince et Dieu ne se distinguent dans ces quelques lignes que par leur valeur intrinsèque, indépendante de ce qu'ils produisent (des réalités incommensurables produisent donc des effets psychologiques qui se ressemblent). À noter que Hobbes, à l'inverse de La Bruyère, oppose le bonheur strictement humain à la béatitude surnaturelle, il écrit en effet dans le Léviathan (Chapitre VI) :
"De quelle sorte est la félicité que Dieu destine à ceux qui l'honorent dévotement, on ne peut pas le savoir avant le moment d'en jouir : il s'agit en effet de joies qui sont pour l'heure aussi incompréhensibles qu'est inintelligible l'expressions scolastique de vision béatifique."
Ignorant que La Bruyère est un penseur catholique et hostile aux esprits forts, on pourrait à tort lire en athée ce chapitre 75 à la lumière de ce qu'écrivait Georges Duby concernant la position de la prière :
"De son Dieu, le chrétien entend être le "fidèle" - et c'est pourquoi la posture du vassal prêtant hommage, à genou, tête nue, mains jointes, devient à cette époque celle de la prière." (Le temps des cathédrales, l'art et la société, 980-1420, Gallimard, 1976, p.61)
Dieu serait alors imaginé à partir du prince. Mais il ne s'agit pas de cela ici. On relèvera pour finir que si le plaisir du courtisan est autant lié à l'activité (voir) qu'à la passivité (être vu), il découle en toute rigueur de l'analogie que le plaisir du saint est aussi d'être vu de Dieu : en cela il se distingue de l'homme de mérite mais ressemble au glorieux ("Il coûte à un homme de mérite de faire assidûment sa cour, mais par une raison bien opposée à celle que l’on pourrait croire : il n’est point tel sans une grande modestie, qui l’éloigne de penser qu’il fasse le moindre plaisir aux princes s’il se trouve sur leur passage, se poste devant leurs yeux, et leur montre son visage : il est plus proche de se persuader qu’il les importune, et il a besoin de toutes les raisons tirées de l’usage et de son devoir pour se résoudre à se montrer. Celui au contraire qui a bonne opinion de soi, et que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût à se faire voir, et il fait sa cour avec d’autant plus de confiance qu’il est incapable de s’imaginer que les grands dont il est vu pensent autrement de sa personne qu’il fait lui-même." Du mérite personnel, 14). Il se distingue tout autant par ce trait du prisonnier platonicien qui d'abord contemple une Réalité qui ne peut pas le voir et qui ensuite ne prend pas de plaisir à la contemplation elle-même mais à la conscience du changement dont cette contemplation est l'aboutissement (Platon dans le récit de l'allégorie décrit les progrès du prisonnier d'un point de vue cognitif et non du point de vue du bonheur).
Par leur dépendance à l'égard d'un visage, attribut d'un être jugé supérieur, le saint et le courtisan tiennent aussi de la femme ( "Une femme est aisée à gouverner, pourvu que ce soit un homme qui s’en donne la peine. Un seul même en gouverne plusieurs ; il cultive leur esprit et leur mémoire, fixe et détermine leur religion ; il entreprend même de régler leur cœur. Elles n’approuvent et ne désapprouvent, ne louent et ne condamnent, qu’après avoir consulté ses yeux et son visage." Des femmes, 45)
Par leur dépendance à l'égard d'un visage, attribut d'un être jugé supérieur, le saint et le courtisan tiennent aussi de la femme ( "Une femme est aisée à gouverner, pourvu que ce soit un homme qui s’en donne la peine. Un seul même en gouverne plusieurs ; il cultive leur esprit et leur mémoire, fixe et détermine leur religion ; il entreprend même de régler leur cœur. Elles n’approuvent et ne désapprouvent, ne louent et ne condamnent, qu’après avoir consulté ses yeux et son visage." Des femmes, 45)
On retiendra finalement de cette pensée de La Bruyère que la fréquentation des endroits où les vices s'étalent permet une connaissance approchée de ce que les vertus rendent possible.
samedi 13 août 2016
Épictète et La Bruyère sur la Cour.
"Comment se fait-il qu'on devienne instantanément un homme sensé lorsque César vous a préposé à sa chaise percée ? Comment pouvons-nous dire sur le champ : "Félicion m'a parlé avec beaucoup de bon sens" ? Je voudrais qu'il fût chassé de son tas d'excrément pour qu'il te parût aussi sot qu'avant ! Épaphrodite avait à son service un cordonnier, qu' il vendit parce qu'il n'était bon à rien. Par chance, un affranchi de César l'acheta et il devint cordonnier de l'empereur. Tu aurais vu alors comme Épaphrodite lui manifestait son estime ! "Comment va le bon Félicion ? Que je t'embrasse !" Puis, si l'un de nous posait la question : "Que fait le maître ?", on lui répondait . " Il consulte Félicion sur une affaire." Mais ne l'a-t-il pas vendu parce qu'il n'était bon rien ? Qui donc en a soudain fait un homme sensé ?" (Entretiens, I, 19)
"Que d'amis, que de parents naissent en une nuit au nouveau ministre ? Les uns font valoir leurs anciennes liaisons, leur société d'études, les droits du voisinage ; les autres feuillettent leur genéalogie, remontent jusqu'à un trisaïeul, rappellent le côté paternel et le maternel ; l'on veut tenir à cet homme par quelque endroit, et l'on dit plusieurs fois le jour que l'on y tient ; on l'imprimerait volontiers : c'est mon ami, et je suis fort aise de son élévation ; j'y dois prendre part, il m'est assez proche. Hommes vains et dévoués de la fortune, fades courtisans, parliez-vous ainsi il y a huit jours ? Est-il devenu, depuis ce temps plus homme de bien, plus digne du choix que le prince en vient de faire ? Attendiez-vous cette circonstance pour le mieux connaître ?" (De la cour, 57)
Jean Brun dans un de ses cours : "Y en a qui bandent seulement quand ils serrent la main des puissants"
vendredi 12 août 2016
Portrait du philosophe en sacrificateur.
Épictète se rapporte dans les lignes qui suivent à un des "pères fondateurs" du stoïcisme :
"Si nous avons besoin de Chrysippe, ce n'est pas pour lui-même, c'est pour prendre clairement conscience de la nature. Nous n'avons pas davantage besoin du sacrificateur pour lui-même, mais parce que nous croyons que par son intermédiaire nous allons connaître l'avenir et les signes envoyés par les dieux ; nul besoin non plus des entrailles pour elles-mêmes, mais parce que c'est par elles que les signes sont donnés ; et nous n'admirons ni le corbeau, ni la corneille, mais le dieu qui, par eux, nous envoie des signes." (Entretiens, I,17)
On découvre ici que la science sur laquelle repose l'éthique stoïcienne est pensée en termes réalistes : le savoir scientifique fait connaître la Réalité. Les prétendants au titre de stoïciens contemporains devront donc non seulement batailler contre le savoir scientifique contemporain (en désaccord avec le providentialisme stoïcien) mais aussi contre les conceptions anti-réalistes de la science (on ne peut pas en toute logique être idéaliste et stoïcien à la fois).
Cette éthique grandiose repose sur une conception de la science comme connaissance grandiose d'un univers lui-même grandiose.
Elle ne résiste pas à la transformation de la science en connaissance modeste d'un univers dépourvu intrinsèquement de toute valeur.
Cette éthique grandiose repose sur une conception de la science comme connaissance grandiose d'un univers lui-même grandiose.
Elle ne résiste pas à la transformation de la science en connaissance modeste d'un univers dépourvu intrinsèquement de toute valeur.
jeudi 11 août 2016
Que faut-il faire avant de prendre soin de son âme ?
Dans les Entretiens (I, 17), Épictète pose le problème de l'analyse de la raison : par quoi peut-elle être analysée sinon par elle-même ? En effet si c'est une autre raison qui doit analyser la raison, on entre dans une régression à l'infini. Mais Épictète s'imagine interrompu par un disciple avide de "conseils de vie" :
"Oui, mais il est plus urgent de prendre soin de son âme " et autres propos du même genre." (trad. Muller, Vrin, p. 97)
Épictète rétablit alors la priorité de la logique sur l'éthique (dit autrement, aucune éthique ne peut être sérieusement défendue tant qu'on ne dispose pas des moyens de connaître la vérité et de vérités justifiant la valeur de l'éthique en question) :
"Veux-tu m'entendre sur cette question ? Écoute. Supposons que tu me dises : " J'ignore si ton argumentation est vraie ou fausse ", ou bien que, dans le cas où j'emploierais un mot ambigu, tu me demandes : " Distingue les significations "; eh bien, je ne supporterai pas non plus tes interruptions et je te répondrai : "Mais il y a plus urgent !". C'est la raison pour laquelle je pense, on place la logique en tête, tout comme nous commençons par examiner la mesure quand nous mesurons le blé."
Ce billet vient à l'appui d'un précédent, destiné comme celui-ci à rappeler que l'éthique était pensée par les stoïciens comme fondée sur une connaissance vraie de la réalité (d'où une conséquence : l'ontologie stoïcienne, étant détruite par la science, au premier plan l'évolutionnisme, l' éthique qui en dépend ne peut pas être conservée avec l'idée qu'elle a une indépendance par rapport aux prétendues connaissances qui étaient censées la justifier).
Ressusciter le stoïcisme aujourd'hui passerait par un combat perdu d'avance contre le savoir sur l'univers dont nous disposons.
La morale stoïcienne était en un sens une morale scientifique.
Ressusciter le stoïcisme aujourd'hui passerait par un combat perdu d'avance contre le savoir sur l'univers dont nous disposons.
La morale stoïcienne était en un sens une morale scientifique.
mercredi 27 juillet 2016
Le fondamentalisme : contre-coup d' une politique moralement minimaliste ?
" Demander aux citoyens démocratiques de laisser au vestiaire leurs convictions morales et religieuses au moment d'entrer dans l'espace public peut apparaître comme un moyen sûr de garantir tolérance et respect mutuels dans la discussion. En pratique cependant, l'inverse peut être vrai. Traiter d'importantes questions publiques tout en prétendant le faire dans des conditions de neutralité qui ne peuvent pas être obtenues est le meilleur moyen de s'assurer des retours de bâton et du ressentiment. Le politique vidé de tout engagement moral substantiel entraîne un appauvrissement de la vie civique. C'est aussi la porte ouverte aux moralismes étriqués et intolérants. Les fondamentalistes appuient fortement là où les libéraux craignent d'avoir la main trop lourde." (Michael J.Sandel, Justice, Albin Michel, 2016, p.357)
Commentaires
- 1. Le jeudi 28 juillet 2016, 17:48 par Elias
- Cela me semble faire écho à certaines considérations qu'on lit actuellement à propos du rôle de la laïcité dans l'explication de la surreprésentation des francophones parmi les djihadistes. Voir par exemple ce texte récent d'Olivier Roy"La surreprésentation des francophones parmi les djihadistes est déterminante, non pas parce que ceux-ci auraient souffert de la laïcité française, puisque la plupart d’entre eux n’avaient pas de pratiques religieuses avant de devenir djihadistes, mais parce que l’espace francophone a un problème de déculturation bien plus grand que les autres, que ce soit en France, en Belgique ou même au Maghreb.
Le fondamentalisme vient d’abord de la déculturation du religieux, qui est porteuse de violence symbolique susceptible de se transformer en violence réelle. [...] La laïcité française n’arrange pas les choses, non pas à cause de sa pratique autoritaire, mais parce qu’elle participe de la déculturation du religieux en refusant sa pratique publique."
source : http://cjpp5.over-blog.com/2016/07/... - 2. Le mercredi 3 août 2016, 10:43 par Philalèthe
- Merci de ce rapprochement !
Éthicien de la vertu, Sandel défend la valeur d'une politique de la vertu, d'un Droit positif vertueux. Prendre en compte aussi les religions (et pas seulement les réflexions philosophiques) dans "une politique de l'engagement moral" n'est pas justifié par un souci de n'exclure aucune culture mais par l'effort de déterminer avec les religions la vie bonne, qu'il comprend de manière absolutiste mais aussi faillibiliste, en dehors de tout relativisme culturaliste mais aussi en dehors de tout intérêt pour une restauration, fût-elle aristotélicienne.
Voici les presque dernières lignes du livre :" Certains considèrent comme une transgression civique tout engagement public sur des questions relatives à la vie bonne ; ils y voient un outrepassement des limites de la raison publique libérale. Nous pensons souvent qu'il faudrait soustraire la politique et le droit aux considérations morales et religieuses parce que ces dernières autoriseraient la contrainte et encourageraient l'intolérance, C'est une inquiétude légitime. Dans les sociétés pluralistes, il existe des désaccords moraux et religieux entre les citoyens. Même si, comme j'y ai insisté, la neutralité de l´État en la matière est impossible, cela implique-t-il nécessairement que la politique menée s'affranchisse de l'exigence de respect mutuel ?
Je crois qu'à cette question l'on peut répondre non. Il nous faut cependant pour cela une vie civique plus dense et plus engagée que celle à laquelle nous nous sommes accoutumés. Au cours des dernières décennies, nous en sommes venus à supposer que c'est respecter les convictions morales et religieuses de nos concitoyens que de les ignorer (au moins à des fins politiques) afin de ne pas les perturber et de conduire notre vie publique - autant que possible sans s'y référer. Mais cette attitude d'évitement traduit une forme de respect trompeuse. Souvent elle implique la suppression du désaccord moral plus que son évitement. Cela peut entraîner des retours de bâton et nourrir le ressentiment."Du livre se dégage l'idée que ce que nous appelons laïcité (le concept n'apparaît pas dans l'ouvrage) repose sur une idée particulière de la vie bonne et n'est en rien neutre éthiquement. Dans une telle conception, soit le Droit positif repose sur une idée de la vie bonne implicite (même s'il est défini comme indépendant de l'éthique), soit il va de pair avec une explicitation de la base éthique qui justifie l'accord au sein du droit positif de tel ou tel droit subjectif. Mais une idée de la vie bonne peut ne pas être conforme à ce qu'est la vie bonne (d'où ma référence à l'absolutisme et au faillibilisme). - 3. Le jeudi 11 août 2016, 18:41 par Angela Cleps
- Tout le problème est de savoir ce que "laisser au vestiaire leurs convictions morales et religieuses au moment d'entrer dans l'espace public"Cela veut-il dire : les abandonner ? ou bien : en faire abstraction ?la laïcité n'a jamais voulu dire le premier, mais le second. Le second est très difficile; il suppose une éducation , à laquelle la plupart de ceux qui ont des convictions religieuses et des pratiques du même ordre ont bien du mal à se débarrasser. Mais c'est arrivé : bien des juifs, des catholiques et des protestants en France dans le passé ont gardé leurs convictions religieuses, mais les ont mises non pas au vestiaire , mais en sourdine, ce qui veut dire qu'ils ont éprouvé bien des dilemmes et des tensions. Cela demande une éducation. Cela a pris en gros deux siècles en France.
Pas clair que l'Islam ait atteint ce niveau , et puisse faire le même chemin, et c'est tout le problème. - 4. Le vendredi 12 août 2016, 11:18 par Astwin
- "Mais une idée de la vie bonne peut ne pas être conforme à ce qu'est la vie bonne (d'où ma référence à l'absolutisme et au faillibilisme)." Ces deux conceptions s'affrontent et peuvent difficilement trouver d'accord, même par l'éducation à la laïcité à la française. En effet, ceux qui ont une conception absolutiste peuvent avoir le plus grand mal à accepter que le Droit positif puisse contredire leur spiritualité et ainsi poser des difficultés quant à la cohérence de leur propre vie au risque même de considérer que la société se dégrade. A contrario, cette conception absolutiste peut être vue comme une menace du bien-vivre ensemble par ceux qui ne la partagent pas en s'inquiétant éventuellement du prosélytisme qui pourrait s'en dégager et qui heurterait leurs convictions personnelles.
- 5. Le vendredi 12 août 2016, 11:23 par Philalèthe
- Oui, accepter pour un croyant la laïcité revient à voir sa religion doublement, en termes absolus quand il la pratique, et, en termes relatifs quand, en tant que citoyen, il la place sur le même plan quant à sa valeur que les autres religions, l'agnosticisme, l'athéisme, etc. Cette position qui revient à être dedans la religion et en dehors à des moments différents repose sur la subordination de la morale religieuse à la morale laïque, rationnelle, et nécessairement à une révision à la baisse de la religion à laquelle on adhère. Une telle révision à la baisse, liée à la transformation des croyances religieuses en croyances privées est certes conditionnée par une éducation mais elle s'est constituée aussi dans un contexte de déchristianisation qui a aussi bien conduit sous les coups de boutoir des sciences à une lecture non-littérale des textes sacrés.
- 6. Le samedi 13 août 2016, 02:09 par Angela Cleps
- je ne vois pas pourquoi le croyant ne pourrait pas , même en régime laïque - c'est à dire même en ne manifestant pas sa croyance publiquement - voir sa religion en termes absolus. L'habit ne fait pas le moine.
En revanche, dans un monde sécularisé, le croyant aura du mal dans des décisions quant aux rapports entre les sexes, quant à la vie et la mort, etc.
Pourquoi devrait il renoncer à sa morale religieuse ? - 7. Le samedi 13 août 2016, 09:36 par Philalèthe
- à Angela :Voir sa religion seulement en termes absolus revient à ne pas confiner sa valeur à la sphère privée et à exiger que l'espace public soit organisé en fonction d'elle. Il ne suffit pas qu'elle règle les rapports entre les sexes, avec la vie et la mort etc. Mais je suis d'accord avec vous si vous voulez dire que dans le cadre de la laïcité, dans la vie privée la religion fournit des normes inconditionnelles. Mais, "sorti de chez lui", le croyant éclairé, pour parler comme Bouveresse, relativisera la valeur de cela même à quoi il conférait une valeur indiscutable.
- 8. Le samedi 13 août 2016, 09:43 par Philalèthe
- à AstwinD'accord mais ce que laisse penser Sandel est que la laïcité repose sur une idée de la vie absolument bonne et que sa neutralité morale est totalement illusoire. Et le problème qu'il soulève est le suivant : une vie, où le religieux et le spirituel sont confinés dans l'espace privé, est-elle une vie réellement bonne ? Il va de soi que chez Sandel ne se cache pas derrière la formulation du problème l'exigence d'un fondamentalisme religieux particulier.
- 9. Le samedi 13 août 2016, 18:10 par angela
- Je ne vois pas pourquoi le croyant, même éclairé , devrait relativiser la valeur de sa religion et son engagement, une fois entré dans l'espace public. Il peut faire ce qu'ont fait les chrétiens dans l'empire romain: faire semblant de respecter les dieux et César. Evidemment, quand il exigera que César obéisse au christianisme, il y aura du rififi .
- 10. Le dimanche 14 août 2016, 09:40 par Philalèthe
- à Angela :Mais le croyant que vous décrivez là n'a rien d'éclairé, si être éclairé veut dire concevoir que d'autres religions et aussi bien l'athéisme peuvent aller avec valeur spirituelle et morale (cf Bouveresse in Que peut-on faire de la religion ? "Pour le croyant l'espace de sa religion a cessé largement de coïncider non seulement avec l'espace de la religion tout court qu'il accepte de voir occupé également par d'autres religions, mais aussi avec l'espace de la spiritualité, qu'il est capable de partager sans conflit avec bon nombre d'incroyants.").
Le croyant qui fait semblant n'est juste qu'un absolutiste prudent, convaincu dans son for intérieur que la bonne politique devrait se subordonner aux normes et valeurs religieuses. Le croyant sincèrement laïque navigue, comme le dit encore Bouveresse. entre un point de vue "engagé" qui s'exprime dans sa vie privée et un point de vue "désengagé" où il se voit occupant parmi les autres un point de vue parmi d'autres (voir sa religion de ce point de vue "désengagé" fait d'ailleurs courir le risque de n'y voir qu'une tradition culturelle, à laquelle on tient seulement par conditionnement social).
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Commentaires
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.