Comme vous nous avez habitués à labourer les territoires stoïciens, on pourrait se demander s'il y a des liens de Ramon avec le stoïcisme. Ses greguerias sonnent plutôt sceptique, ou tragique.
Écrire des greguerías ou, à défaut, en lire, pourrait-il être vu comme un entraînement au stoïcisme ? Dans quelques cas, c'est possible. Par exemple, voyez la 102 : un objet sacré est réduit à un ustensile de cuisine, à moins que ce ne soit la saucière qui soit élévée à la dignité d'objet rituel. Dérision, la greguería pourrait aussi bien être un divertissement cynique. La perception qu'elle encourage certes n'est pas celle de l'essence de la chose mais, à multiplier les apparences, elle pousse à ne pas prendre les choses trop au sérieux. Elle rabaisse les choses nobles et élève les riens. Aussi peut-elle aider l'apprenant stoïcien à mettre le monde à distance, à n'y adhérer qu'avec une modération ironique.
Pour Ramón, tout était fiction, texte, citation. La littérature peut-elle et doit-elle délivrer une vérité et une réalité en dehors d'elle-même ? La maxime morale peut aussi se retourner comme un gant, dans un véritable jeu formel de salon. Ramón recherche toujours la singularité qui révèle un paradoxe, qu'il semble cultiver pour lui-même et qui a un statut de vérité a priori. En bon surréaliste, il répondra à l'injonction célèbre du directeur des Ballets Russes au poète : "Étonne -moi !". Dans cette gregueria, Ramón reprend ses observations naturelles. Il humanise toujours l'animal. Cela semble fantaisiste et inspiré d'une forme de science "populaire". Neanmoins, dans les années 1940, l'éthologie a montré la continuité existant entre espèces animales et espèce humaine.
Je suis plutôt porté à penser que c'est un observateur très fin autant de la société que de la nature. Si beaucoup de greguerías m'étonnent, c'est parce qu' à leur façon elles sont vraies... Imagine-t-on par exemple un stoïcien s'étirer paresseusement comme un chat ? Il a bien trop conscience de son destin.
" Cuando se ve cómo vienen empujando los que hay detrás de nosotros en la vida, es cuando en el tranvía el guarda grita insistentemente : "¡ Pasen más adelante !"
" Là où on voit comment arrivent en poussant ceux qui sont derrière nous dans la vie, c'est quand dans le tramway l'employé crie avec insistance : " Allez plus devant ! "
" La sombra del niño es tan seria como la del hombre."
" L'ombre de l'enfant est aussi sérieuse que celle de l'homme adulte "
Lisant cette greguería, je me suis dit que les prisonniers de la caverne platonicienne ne pouvaient juger les autres qu'à partir de leurs actions et de leurs paroles.
" Resulta gracioso en el avestruz el ver cómo se arrodilla al revés. Esa absurda postura le quita la gracia esbelta que tiene cuando está en pie."
" C'est amusant chez l'autruche de voir comment elle s'agenouille à l'envers. Cette posture absurde lui enlève la grâce svelte qu'elle a quand elle est debout."
Commentaires
1. Le dimanche 28 juillet 2019, 18:46 par gerardgrig
Ramón crée la surprise, en notant toujours ce que personne ne voit, ni ne dit. Dans le cas de l'autruche, il n'a pas d'explication humoristique pour la tête dans le sable. Il n'aborde pas la rapidité de la course, qui compense l'étrange incapacité à voler, ni la tueuse au coup de patte mortel, quand on empiète sur son territoire. L'autruche manque de grâce parce qu'elle ne fait pas comme tout le monde dans la nature, et Ramón ne lui concède ni le mérite de l'exception, ni celui de l'originalité. Mais ce faisant Ramón a-t-il de l'esprit, ou bien fait-il de l'esprit ?
" El sillón cómodo y encretonado que sirvió para la larga enfermedad de la abuela ha quedado ya con la sombra de un perfil proyectado por una de las aletas en que reposó tanto su cabeza."
" Le confortable fauteuil en cretonne qui servait pour la longue maladie de la grand-mère a désormais gardé l'ombre du profil qui apparaissait quand si souvent elle se reposait à l'appuie-tête."
Parmi les lecteurs de Ramón, les baby-boomers seront les derniers qui comprendront le sens de certaines greguerias. Chez les parents et les grands-parents, il y a eu naguère une façon abusive et traumatisante pour les jeunes générations de vivre la vieillesse et la mort, en sombrant littéralement de toutes les façons, et en laissant partout des traces physiques d'eux, sur les meubles et jusque sur les murs. Cela a produit de grands artistes maudits, des névrosés et des psychotiques. Dans le roman, c'est le thème scandaleux du parent indigne qui a fait son apparition, comme dans "Les Frères Karamazov" de Dostoïevski. Dans un milieu clos et étouffant, Fiodor Karamazov entraîne sa famille dans sa déchéance physique et morale. D'une façon plus banale, c'était la grand-mère de Ramón qui mettait en scène sa mort avec une certaine indécence, que la société trouvait normale, et qui laissait à sa famille un sentiment de tristesse et d'horreur, matérialisé par une ombre spectrale sur un fauteuil. Autrefois, les parents et les grands-parents étaient ce qu'Ibsen appelait des Revenants.
On pense d'abord à Andersen, et à la métaphore de l'allumette comme brièveté et potentiel magique de la vie humaine. Neanmoins, Ramón vit dans l'âge réflexif de la littérature et ce n'est pas un hasard si Paul Valéry le classait dans les grands écrivains du siècle. Cette gregueria célèbre la magie de la fiction qui transfigure l'objet banal et usé, bon à jeter. Comme René Char, Ramón faisait la poésie de la poésie.
Mais cette greguería porte sur des allumettes dans un boîte, pas sur un texte portant sur des allumettes ! La réflexion prend comme objet la réalité...
Ramón ne craint pas de déconstruire la mythologie du printemps. En avril-mai, tout le monde est au fond de la dépression saisonnière, qui a commencé en automne. On n'a envie de rien, sinon de faire grève et de manifester. Il faut beaucoup d'autosuggestion pour surmonter le printemps. Ramón a le pessimisme de la littérature naturaliste, pour qui chacun va de mal en pis. La réalité du printemps, c'est un malheureux garçonnet abandonné sur un manège qui ne doit même pas tourner.
Je suis plus naïf que vous... C'est une vue mélancolique du printemps, dont je ne suis pas sûr qu'elle vise à déconstruire la célébration de cette saison. Certes il y a des touches naturalistes, mais de quoi n'y a-t-il pas de touches dans ces greguerías ? Et puis rien ne dit que le manège ne tourne pas et que l'enfant est tristounet...
À la jupe banane de Joséphine Baker, qui est l'icône des Années Folles, Ramón préfère le jupon laitue. Comme toujours, il opère un léger décalage, un changement de point vue imperceptible, pour mieux faire voir le sujet réel dont il traite. Il aide à comprendre la dialectique subtile de l'art de Joséphine Baker, sur fond d'érotisme, entre vie "sauvage" et vie "civilisée", humour et glamour, ingénuité et construction savante de soi.
2. Le vendredi 26 juillet 2019, 16:26 par Philalethe
Mais le jupon en question ici n'est pas fait de laitue ! Quant à savoir si la greguería végétalise le jupon ou érotise le légume... Cela doit dépendre largement de nos inclinations imaginatives. Spontanément j'y vois plutôt une désérotisation du jupon...
" La verdadera plomada es una rata muerta agarrada por el rabo."
" Le vrai fil à plomb est un rat mort tenu par la queue."
Commentaires
1. Le mercredi 24 juillet 2019, 17:32 par gerardgrig
Faut-il voir dans cette gregueria une provocation anti-maçonnique ? Ramón n'ignore pas le symbolisme du Fil à Plomb, qui signifie l'élévation, la descente en soi et l'invitation à changer le plomb en or, dans le rituel maçonnique. L'image nihiliste du rat mort tenu par la queue, comme une abolition de la virilité obscène, pour contrôler la verticale d'on ne sait trop quoi, de façon sinistre, donne un haut-le-cœur. On est dans la thématique transgressive de Georges Bataille ("Histoire de rats").
On pourrait être plus modéré dans son interprétation. Ramón est un moraliste classique, qui traque la vanité humaine sous toutes ses formes, même s'il emprunte des images fortes à la modernité. Il semble dire que les plus beaux monuments, aux perpendiculaires parfaites, finiront en ruines jonchées de cadavres d'animaux nuisibles.
3. Le vendredi 26 juillet 2019, 16:21 par Philalethe
Voir comme un fil à plomb un rat mort qu'on saisit par la queue pour s'en débarrasser pourrait être aussi une redescription embellissante en vue de faire l'action sans émotion (cf la fonction des redescriptions dégradantes dans le stoïcisme). C'est la fonction éthique des métaphores que je pointe ici.
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on pourrait se demander s'il y a des liens de Ramon avec le stoïcisme.
Ses greguerias sonnent plutôt sceptique, ou tragique.
Dans cette gregueria, Ramón reprend ses observations naturelles. Il humanise toujours l'animal. Cela semble fantaisiste et inspiré d'une forme de science "populaire". Neanmoins, dans les années 1940, l'éthologie a montré la continuité existant entre espèces animales et espèce humaine.
Imagine-t-on par exemple un stoïcien s'étirer paresseusement comme un chat ? Il a bien trop conscience de son destin.