dimanche 24 avril 2005

Pyrrhon, disciple d'Anaxarque (1)

C’est à Pyrrhon que je vais désormais m’intéresser mais sans me détourner de cette source bien- aimée que sont les Vies et doctrines des philosophes illustres que Diogène Laërce a écrite au début du 3ème siècle et qui est publiée à la Pochothèque dans une édition magnifique par son exactitude et sa précision. Après les Épicuriens, les Cyniques et les Stoïciens, c’est le temps de quelques chroniques consacrées au scepticisme. Cependant, avant de me concentrer sur les faits et gestes du fondateur du scepticisme, je dois quelques lignes à la vie exemplaire d’un de ses deux maîtres : Anaxarque (de l’autre, Bryson , fils ou disciple de Stilpon, on ne sait rien). Sa pensée nous est inconnue, même si, comme le dit Jacques Brunschwig (qui est le traducteur des textes que je vais commenter librement), « il représente un chaînon intéressant entre la tradition démocritéenne et Pyrrhon » (p.1038). Comme le même Brunschwig en fait l’hypothèse, c’est sans doute par sa tenue morale qu’il s’est fait du jeune Pyrrhon un disciple. Voyez plutôt :
« Notre Anaxarque, donc, fut le compagnon d’Alexandre ; il était dans sa pleine maturité pendant la cent-dixième Olympiade. Il se fit un ennemi de Nicocréon, tyran de Chypre. Un jour, dit-on au cours d’un banquet, Alexandre lui ayant demandé ce qu’il pensait du dîner, il répondit : « Tout est somptueux, ô roi ; à ceci près qu’il aurait fallu y servir la tête d’un certain satrape » ; ce qui était une pique contre Nicocréon. Ce dernier lui en garda une rancune durable : après la mort du roi, Anaxarque ayant été, au cours d’un voyage en mer, jeté contre son gré à Chypre, Nicocréon s’empara de sa personne, le fit jeter dans un mortier et meurtrir avec des pilons de fer. Mais lui, sans se soucier de la torture, prononça le mot célèbre : « Broie le sac d’Anaxarque ; mais Anaxarque, tu ne le broies pas. » Nicocréon ayant alors ordonné qu’on lui coupât la langue, on raconte qu’il se la coupa avec ses dents et la lui cracha au visage. » (IX, 58-59)
Cracher sa langue au visage d’un tyran, c’est aussi ce qu’a fait Zénon d’Elée (IX, 27), en devançant le supplice qui attend celui qui n’a pas su tenir sa langue. L’un et l’autre, sans être stoïcien, illustrent hyperboliquement ce détachement par rapport au corps, idéal antique qui dépasse largement le stoïcisme. Cela ne revient pas nécessairement à penser constamment son corps comme n’étant rien de plus qu’un sac ; cette pensée qui vide le corps de la personne se présente comme une arme dans le contexte d’une attaque où le corps est pris pour la personne (quoi de plus naturel d’ailleurs ?). Alors le philosophe se retire de son corps, au point que se défaire de sa propre langue n’est pas se priver de manière surhumaine de la possibilité de parler mais juste donner à celui qui le veut un morceau de cadavre.(1) Cette fin sanglante inspire à Diogène Laërce le poème suivant :
« Broyez donc, Nicocréon, et broyez encore plus fort : ce n’est qu’un sac. Broyez toujours : Anaxarque est depuis longtemps chez Zeus. Et toi, Perséphone te déchirera un moment avec ses pointes de fer, En te disant ces mots : « Puisses-tu crever, meunier de malheur ! » (ibid.)
Je relève ce bonheur d’expression « meunier de malheur » : on pourrait qualifier ainsi tous les tortionnaires si l’on parvenait à penser qu’ils ne détruisent que des sacs de peaux et d’os. Mais pour nous ce sont des personnes qui souffrent et ces textes ne nous offrent que de belles et illusoires fins, de ces fins qui n’en sont pas car celui qui finit a jusqu’au bout le dernier mot même s’il y perd …la langue.
(1) Ajout du 26-10-14 : " Quiconque n'est pas inférieur au plaisir, à la peine, à la réputation, à la richesse, et qui peut s'en aller lorsqu'il lui plaît, en crachant son corps entier à la face de quelqu'un, de qui est-il l'esclave ? À qui est-il soumis ?" (Épictète, Entretiens, III, XXiV, 71, La Pléiade, p.1028)

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