vendredi 6 octobre 2006

Sur l'ironie du fourbe.

Eironeia, c’est le concept qu’Aristote utilise dans l’Ethique à Nicomaque (II 7 1108 a 22) pour un des deux excès relativement à la conduite à tenir concernant le vrai. Tricot le traduit par « réticence » : celui qui la pratique dit moins que la vérité, à l’inverse donc du vantard qui dit plus que la vérité. Seul l’homme véridique occupe la position moyenne et optimale : il dit la vérité telle quelle.
Eironeia, c’est aussi le titre du premier des Caractères de Théophraste. Tricot propose dans une note de son édition de l’Ethique à Nicomaque de le traduire alors par affectation d’humilité ; l’eiron est le dissimulé ; dans la traduction de M.P. Loicq-Berger, il est devenu le fourbe.
Mais il y a affectation d’humilité et affectation d’humilité ; quand l’eiron est Socrate, l’eironeia devient ironie (que ce terme est décidément trompeur) et dissimulation requise pour engendrer chez l’interlocuteur ainsi mis en confiance la prise de conscience de ses erreurs. Rien de tel en effet que de proclamer bien haut qu’on ne sait rien pour qu’alors s’étale sans gêne l’insuffisance notoire des pseudo-savants.
Mais c’est au portrait du méchant fourbe que s’est attaché Théophraste :
" La fourberie, pour le dire en un mot, pourrait bien être une feinte humilité en actes et en paroles.
Le fourbe est quelqu'un du genre à aborder ses ennemis et à vouloir causer avec eux au lieu de les haïr. Il louange en leur présence ceux qu'il a attaqués en secret et témoigne de la compassion aux gens avec qui il est en procès, dès lors qu'ils sont perdants. Il pardonne à ceux qui médisent de lui et se rit des propos tenus à son encontre. Des gens s'indignent-ils d'avoir été lésés, il leur tient des propos feutrés. Il n'avoue rien de ce qu'il fait, mais affirme qu'il en est encore à se consulter, fait semblant de n'être là que depuis un moment, dit qu'il est bien tard et qu'il s'est senti souffrant.
Des gens cherchent-ils à emprunter ou à faire une collecte, il affirme qu'il est à court d'argent; lorsqu'il veut vendre, il soutient qu'il ne vend pas, et lorsqu'il ne veut pas vendre, il prétend qu'il vend. A-t-il entendu quelque chose, il fait semblant que non; a-t-il vu, il affirme n'avoir rien vu; a-t-il conclu un accord, il prétend ne pas s'en souvenir. En certains cas, il assure qu'il se réserve d'examiner la chose, en d'autres, qu'il ne sait pas, ou bien qu'il s'étonne, ou encore que lui-même avait déjà conclu en ce sens.
En général il est habile à utiliser ce genre de formule : "je ne crois pas", "je n'imagine pas", "j'en suis bien étonné" "tu veux dire qu'il est tout différent !", "ce n'est vraiment pas ce qu'il me racontait", "l'affaire, pour moi, est inattendue", "va le dire à quelqu'un d'autre", "comment ne pas te croire, toi, ou comment le condamner, lui ? Je suis bien embarrassé !", "vois tout de même si tu ne t'y fies pas un peu vite...".
Inventer ce genre de formules, embrouilles et contradictions, c'est bien le propre des fourbes. Ces caractères qui ne sont pas simples, mais insidieux, il faut s'en garder plus que des vipères.» Traduction de Marie Paule Loicq-Berger (http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Theo/00-09.html)
Faisons un peu la synthèse de cette énumération légèrement déconcertante : d'abord la conduite du fourbe est exclusivement linguistique et consiste généralement à ne pas dire ce qu’il pense ; il veut éviter d’avoir à défendre ses positions et s’y prend toujours de manière à ce qu’on ne puisse jamais se confronter à lui. Il est insaisissable et fuyant. A celui qui ne le connaît guère, il peut paraître le meilleur des hommes. Car il ne veut se mettre dans aucun camp de crainte d’avoir à répondre de son alliance aux partisans du camp adverse, d’où son souci constant de désamorcer les conflits, de déminer le terrain tant il a peur de prendre part à la bataille. On pourrait dire de lui qu’il met de l’huile dans les rouages humains mais il veut avant tout ne pas être pris dans l’engrenage d’une polémique où il aurait à se confronter à l’opposition des autres. Aussi, quand la pression est trop grande, il se range à l’avis dominant comme si ça allait de soi et pour de ce fait exclure à l'avenir toute mise en question susceptible de le mettre dans l’inconfort . « Je ne crois pas » dans sa bouche n’est pas prise de position, mais manifestation d’une incertitude qui décourage la confrontation. Quand il dit « je suis bien étonné », on peut parier que son interlocuteur l’est. On pourrait au fond le décrire comme un timide qui n’a pas confiance en lui.
Mais j’ai du mal à comprendre pourquoi Théopraste conclut qu' il faut s’en garder plus que des vipères; loin d’être dangereux, il ne fait jamais obstacle, voire soutient et se rallie. Ce peureux est trop embarrassé pour être même embarrassant.

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