Dans Le raisonnement de l’ours (2007), portant l’enquête en direction des sens possibles de « philosophie pratique », Vincent Descombes écrit :
« Il est vrai aussi que, au rayon philosophique d’une librairie, on pourra trouver des livres qui prétendent proposer une sagesse pratique (…). Nous vous offrons, annoncent-ils, une philosophie utile, nous allons vous dire comment réussir votre vie ou comment conserver votre sérénité en toutes circonstances. Hélas cette littérature déçoit forcément. Il y aurait un art du bonheur ou une technique de l’humeur tranquille si l’on pouvait mettre le doigt sur la chose, l’unique chose, qui suffit à rendre les hommes heureux et légers. Le lecteur ne trouvera donc pas dans ces livres les recettes et les méthodes qu’il espérait peut-être découvrir, mais seulement des préceptes formels : pour réussir, ne fais rien que tu risques d’avoir un jour à regretter d’avoir fait – pour être serein, n’attache d’importance qu’aux choses qui sont vraiment dignes de retenir ton attention. On pense à la mésaventure de l’abbé de Saint-Pierre que rapporte Jean Paulhan pour illustrer le fait que ce qui pour l’un est pensée profonde n’est qu’une formule creuse pour l’autre :
L’abbé de Saint-Pierre avait beaucoup réfléchi à la vanité des jugements humains. Il en était venu à dire, toutes les fois qu’il approuvait quelque chose : « Ceci est bon, pour moi, à présent. » Il passa en proverbe sur cette manie. Mais comme on le plaisantait un jour sur sa formule : « Malheureusement ! s’écria-t-il, une formule ! C’est une vérité que j’ai mis trente ans à découvrir. »
A la lecture de ce passage, deux questions hétérogènes me viennent à l’esprit :
1) Doit-on lire ce passage comme dénonçant aussi la vanité du stoïcisme et de l’épicurisme en tant qu' ils visent comme d’autres « sagesses », elles bien douteuses, à conduire au bonheur leurs disciples, même s’ils ne sont pas réductibles à cette fin ? A dire vrai, qu’ils ne soient pas réductibles à une fonction thérapeutique illusoire n’est pas très rassurant si on est porté à penser que leur métaphysique, leur épistémologie, leur psychologie sont dépassées. Que restent-ils alors de solide en eux ?
2) Qu’est-ce qui transforme une formule creuse en pensée profonde ? Le fait qu’on mette du temps à la trouver par soi-même en réfléchissant sur son expérience – ce que suggère l’anecdote relative à l’abbé de Saint-Pierre - ? Mais alors n’importe quelle puérilité est profonde aux yeux de l’imbécile laborieux…Le fait qu’elle a du poids dans les délibérations personnelles auxquelles on la mêle, à la différence des phrases qui ne servent qu’à donner des leçons aux autres mais qu’on est les premiers à ne pas prendre en compte au moment d’agir ? Mais pourquoi un précepte prend-il du poids ? Il ne suffit certainement pas de répondre : parce qu’on a vu son importance ! Donner de l’importance à une formule suffit-il à la rendre profonde ? Non, je fais l’hypothèse qu’en le voyant vivre les amis de l’abbé réalisaient bien que sa formule était profonde. Elle n’était pas seulement profonde pour lui.