C’est dans la Consolation à Marcia (XXII 2) que Sénèque mentionne Socrate pour la première fois. Il s’agit pour lui de défendre la thèse suivante : en mourant jeune, le fils de Marcia a échappé à des maux innombrables dont il aurait eu à souffrir, même en étant un homme irréprochable. Au personnage de Socrate est associé le malheur de l’emprisonnement :
« Ajoute les incendies, les écroulements d’édifices, les naufrages et les tortures que vous infligent les médecins lorsqu’il vous déchirent vivants pour aller chercher vos os, plongent leurs mains dans vos chairs palpitantes, ou soignent vos parties honteuses au prix de souffrances sans nombre. Et puis il y a l’exil : ton fils n’était pas plus intègre que Rutilius ; la prison : il n’était pas plus sage (sapiens) que Socrate ; le suicide : il n’était pas plus vertueux que Caton » (p.35 éd. Veyne).
L’association Socrate / prison va régulièrement être reproduite au cours de l’œuvre : Consolation à Helvia (XIII 4), La vie heureuse (XXVI 4), La tranquillité de l’âme (XVI 1) Lettres à Lucilius (III 24 4, VIII 71 16-17). Elle reste néanmoins peu fréquente et en concurrence avec l’association Socrate / poison (La providence III 4, 12-13, Lettres à Lucilius III 13 14, VII 67 7, XVI 98 12). On peut s’étonner de la pauvreté des références aux malheurs de Socrate, mais à l'image de ce qu'il fait dès le premier texte dans la Consolation à Marcia, Sénèque ne prend Socrate que comme un exemple parmi d’autres du type « homme irréprochable accablé par la Fortune » (à part Caton et Rutilius déjà mentionnés, les autres compagnons d’infortune de Socrate sont par ordre chronologique d’apparition : Mucius – le feu -, Fabricius –la pauvreté -, Régulus –la torture -, Pompée et Cicéron : l’exécution, Métellus – l’exil -)
On devinera qu’une telle référence à Socrate prend bien vite l’allure d’une ritournelle un peu ennuyeuse. De l’ensemble, je tire cependant deux passages convergents qui méritent d’être connus.
Le premier est extrait de la Consolation à Helvia :
« Vois cependant Socrate : du même visage qui naguère à lui seul avait annulé trente tyrans, il franchit le seuil de sa prison, séjour d’ignominie, qu’il allait purifier de sa présence. Car une prison où était Socrate, ce n’était plus une prison (c’est ainsi que Noblot a traduit : « Socrates tamen eodem illo vultu quo triginta tyrannos solus aliquando in ordinem redegerat carcerem intravit, ignominiam ipsi loco detracturus ; neque enim poterat carcer videri in quo Socrates erat ») – on trouve le texte français dans l’éd.Veyne p.64-65.
Le second appartient à La vie heureuse :
« Voici que Socrate, de cette prison qu’il a purifiée en y entrant (ex illo carcere quem intrando purgavit) et qu’il a rendue plus honorable que tout sénat (omnique honestiorem curia reddidit) proclame etc " - Sénèque lui fait alors prendre position contre les supersitions religieuses.
Sénèque défend donc la thèse suivante : la valeur d’un lieu (carcer = la prison, curia = le sénat) ne lui est pas intrinsèque, elle est relative à la valeur des occupants de ce lieu. Ou plus précisément chaque lieu a deux valeurs : l’une fixée par la valeur ordinaire de ses occupants ordinaires, l’autre fixée par la valeur extraordinaire de ses occupants extraordinaires. Ce qui permet occasionnellement de penser la prison comme un lieu honorable et le sénat comme un lieu infâme. Je reconnais que je brutalise un peu le texte car Sénèque se contente d’affirmer que la prison socratique a plus de valeur que le sénat, ce qui ne revient pas à soutenir que sénat et prison échangent leur valeur. Reste que le lecteur, fidèle au raisonnement de Sénèque, est porté à penser que les lieux institutionnellement nobles peuvent donc être aussi humainement ignobles.
Ces deux passages sont les seuls dans toute l’œuvre où Sénèque se réfère ainsi à la dimension transfiguratrice de la présence physique de Socrate (à ma connaissance il ne dote aucun autre grand homme de cette propriété). Je pense cependant qu’une condition nécessaire de cette opération est le fait que Socrate soit seul dans la prison.
Pour dire cela, je m’appuie sur un passage de la septième lettre à Lucilius auquel j’ai déjà consacré un billet. Sénèque y insiste sur la fragilité de Socrate, qu’il partage avec d’autres hommes excellents :
« Un Socrate, un Caton, un Lélius auraient pu, sous la poussée d’une multitude, à eux si peu semblable, quitter leurs principes » (éd Veyne p.614)
La fonction purgative s’exerce donc de la personne au lieu et non de la personne aux autres personnes. Même si la présence du maître éclaire de manière décisive par son mode de vie les disciples (cf la lettre VI 6), leur transformation n’est en aucun cas – à la différence de celle du lieu – immédiate : elle requiert l’effort continu de se hisser à sa hauteur.