Jon Elster, dans un article de 1983 States that are essentially by-products (Le laboureur et ses enfants Minuit 1986), se centre sur les effets essentiellement secondaires qu'il définit ainsi:
" Certains états mentaux et sociaux semblent avoir pour propriété de ne pouvoir se réaliser qu'en tant qu'effets secondaires d'actions entreprises à d'autres fins" (p.17)
Par exemple, la spontanéité (une spontanéité artificielle n'est pas une spontanéité réelle).
Le passage qui retient mon attention correspond à une argumentation destinée à soutenir la thèse que la croyance est un effet essentiellement secondaire.
Elster commence par citer un texte de Tocqueville tiré De la démocratie en Amérique et venant selon lui à son appui:
" Un grand homme a dit que l'ignorance était aux deux bouts de la science. Peut-être eût-il été plus vrai de dire que les convictions profondes ne se trouvent qu'aux deux bouts, et qu'au milieu est le doute. On peut considérer, en effet, l'intelligence humaine dans trois états distincts et souvent successifs. L'homme croit fermement, parce qu'il adopte sans approfondir. Il doute quand des objections se présentent. Souvent, il parvient à résoudre tous ces doutes, et alors il recommence à croire. Cette fois, il ne saisit plus la vérité au hasard et dans les ténèbres; mais la voit face à face et marche directement à sa lumière. (...) On peut compter que la majorité des hommes s'arrêtera toujours dans l'un de ces deux (premiers) états : elle croira sans savoir pourquoi, ou ne saura pas précisément ce qu'il faut croire. Quant à cette autre espèce de conviction réfléchie et maîtresse d'elle-même qui naît de la science et s'élève du milieu même des agitations du doute, il ne sera jamais donné qu'aux efforts d'un très petit nombre de l'atteindre."
Sans prétendre que les deux premières Méditations métaphysiques de Descartes soient visées par ce passage, je crois possible cependant de donner, en me référant à elles, ce philosophe comme exemple d'homme qui accède au savoir à partir des "agitations du doute".
Je suis donc surpris de lire le commentaire que fait Elster du texte de Tocqueville:
" Ce passage suggère que la deuxième forme, adulte, de la croyance est un effet essentiellement secondaire de l'apprentissage et de l'expérience. Il m'est impossible d'imaginer quelqu'un qui induirait le doute en lui-même pour atteindre la croyance réfléchie, car une personne si subtile n'accepterait pas de croire naïvement et dogmatiquement en premier lieu. Si la solution est à la portée de la main, alors le problème n'existe pas." (p.37-38)
Or, ne peut-on pas dire que Descartes a bel et bien induit le doute en lui-même pour atteindre la croyance réfléchie ?
Il me semble que l'argumentation d'Elster est double. En effet, vu que dans la suite il compare le désespoir au doute en soutenant à juste titre qu'un désespoir voulu n'est pas un désespoir authentique, un premier argument revient à défendre que le doute voulu n'est pas un doute authentique (il me semble que cet argument s'inspire de Wittgenstein). Ceci dit, dans le texte cité, l'argumentation est autre puisqu'un tel doute n'est pas identifié à un faux doute mais à un doute psychologiquement improbable: la personne subtile qui produirait le doute à des fins de connaissance ne peut pas être caractérisée, à cause de sa subtilité même, par les erreurs dont elle vise à se débarrasser au moyen du doute. Mais revenons à Descartes: en aucun moment, il n'a accepté de croire naïvement et dogmatiquement; il réalise seulement qu'autrefois il a cru naïvement. Le problème existe donc parce que le mal et sa solution ne sont pas contemporains.
Dans le cas de Descartes, on peut faire l'hypothèse de l'existence de deux doutes: un doute involontaire qui naît à la sortie de son éducation par l'expérience du décalage entre ce qui est transmis à l'école et ce qui est découvert dans l'investigation scientifique; plus un doute volontaire, prolongeant en un sens le premier mais qui est moins l'expérience d'une incertitude qu'une argumentation destinée à faire voir le certain sous l'aspect de l'hypothétique.
On peut soutenir que Descartes a induit le doute en lui-même pour savoir. Il n'a pas dans un premier temps douté puis dans un deuxième temps eu accès à la vérité comme effet non intentionnel de l'expérience du doute.
En revanche c'est défendable de dire qu'il n'a pas douté pour avoir accès au cogito. La croyance dans le cogito peut-elle donc être identifiée, elle, à un effet essentiellement secondaire ?
Si c'est le cas, l'enseignement de Descartes ne peut en aucune manière être fidèle à l'ordre que le philosophe a génétiquement suivi: en effet si on fait douter hyperboliquement les élèves, c'est dans l'intention de leur donner un accès indirect à une vérité inaccessible directement. En revanche, tant qu'on fait douter les élèves pour les faire parvenir à de l'indubitable, on reproduit à la lettre la démarche cartésienne.