vendredi 30 avril 2010

Montaigne : les limites de l'art.

Après avoir présenté un cas de douleur trop intense pour être exprimée, Montaigne dans l’essai II du livre I traite la question de sa représentation par un artiste. Sans être directe, sa thèse est qu’elle n’est pas représentable artistiquement.
C’est d’abord la question de la représentation picturale qui est évoquée :
« A l’aventure reviendrait à ce propos l’invention de cet ancien peintre, lequel, ayant à representer au sacrifice de Iphigenia le dueil des assistants, selon les degrez de l’interest que chacun apportoit à la mort de cette belle fille innocente, ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand se vint au père de la fille, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvait représenter ce degré de dueil. »
Il me semble que Montaigne suggère moins ici une limite personnelle et accidentelle du peintre, en l’occurrence le grec Timante, qu’une limite essentielle de la peinture, et plus généralement des arts plastiques.
Le texte de Cicéron (De Oratore) qui est, d’après Villey, une des sources possibles de ce passage, est assez clair : « summum illum luctum penicillo non posset imitari » qui peut se traduire par : « ce deuil extrême ne peut pas être imité avec le pinceau ». Quintilien dans les Institutions oratoires (XII 13) défend à première vue cette même position dans le cadre cette fois du discours et il l’illustre curieusement par l’exemple de la peinture de Timante : « Non in oratione operienda sunt quaedam, sive ostendi non debent sive exprimi pro dignitate non possunt ? » qu’on peut traduire ainsi : « Ne faut-il pas dans le discours cacher ces choses qui ne doivent pas être montrées ou qui ne peuvent pas être représentées en raison de la dignité ? » La suite du texte de Quintilien va se rapporter de nouveau à la dignité : « consumptis adfectibus non reperiens quo digne modo patris vultum posset exprimere, velavit eius caput et suo cuique animo dedit aestimandum. », ce qui donne : « ayant épuisé tous les sentiments, ne trouvant pas de quelle manière il pouvait représenter dignement le visage du père, il lui voila la tête et laissa chacun apprécier en son âme et conscience ».
Ces lignes paraissent répondre à une question venant à l’esprit et concernant l’impossibilité de représenter plastiquement l’extrême chagrin : pourquoi ne pas représenter picturalement les comportements que les mots de Montaigne décrivent précisément, Psammenite, « les yeux fichez en terre » ou Raïsciac qui se tient « sans espandre ny vois ny pleurs, debout sur ses pieds, ses yeux immobiles, le regardant fixement » ?
Je lis dans ce passage de Quintilien l’idée qu’une telle représentation est techniquement possible mais inapte à rendre convenablement, comme il faut (digne) la douleur en question. Mais pourquoi donc ? Peut-être parce que l’interprétation juste du masque suppose la connaissance de ce qui vient après, je veux dire, l’explosion de douleur de Psammenite à la vue d’un de ses proches conduit au supplice, la mort foudroyante de Raïsciac. Dois-je supposer que le cinéma en revanche serait à la hauteur de la situation, non parce qu’il serait plastiquement plus fidèle que la peinture (ou la photographie, le dessin, la sculpture etc.) mais parce qu’il donnerait à voir les images à venir, qui mettent en perspective ce qui, isolé, pourrait être pris pour indifférence, fatigue, torpeur, que sais-je ?
  • Il est intéressant de mettre en rapport ce texte de Montaigne avec un article de Voltaire tiré du Dictionnaire Philosophique et consacré au mérite des Anciens et des Modernes :
« Si le peintre Timante venait aujourd’hui présenter à côté des tableaux du Palais-Royal son tableau du sacrifice d’Iphigénie, peint de quatre couleurs; s’il nous disait: « Des gens d’esprit m’ont assuré en Grèce que c’est un artifice admirable d’avoir voilé le visage d’Agamemnon, dans la crainte que sa douleur n’égalât pas celle de Clytemnestre, et que les larmes du père ne déshonorassent la majesté du monarque; » il se trouverait des connaisseurs qui lui répondraient: « C’est un trait d’esprit, et non pas un trait de peintre; un voile sur la tête de votre principal personnage fait un effet affreux dans un tableau: vous avez manqué votre art. Voyez le chef-d’oeuvre de Rubens, qui a su exprimer sur le visage de Marie de Médicis la douleur de l’enfantement, l’abattement, la joie, le sourire, et la tendresse, non avec quatre couleurs, mais avec toutes les teintes de la nature. Si vous vouliez qu’Agamemnon cachât un peu son visage, il fallait qu’il en cachât une partie avec ses mains posées sur son front et sur ses yeux, et non pas avec un voile que les hommes n’ont jamais porté, et qui est aussi désagréable à la vue, aussi peu pittoresque qu’il est opposé au costume: vous deviez alors laisser voir des pleurs qui coulent, et que le héros veut cacher; vous deviez exprimer dans ses muscles les convulsions d’une douleur qu’il veut surmonter; vous deviez peindre dans cette attitude la majesté et le désespoir. Vous êtes Grec, et Rubens est Belge; mais le Belge l’emporte. »
Voltaire y défend clairement la position que la peinture n’est pas limitée essentiellement dans la représentation de l’humain. À noter qu’il donne à Agamemnon une identité différente de celle que le contexte permet de lui attribuer dans l’essai de Montaigne. Ce n’est plus un homme accablé, mais un stoïcien imparfait et un monarque honteux non de sacrifier sa fille mais d'en pleurer - c'est une autre piste pour interpréter la référence à la dignitas dans le texte de Quintilien -

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