lundi 30 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (8)

Vu que la philosophie déterministe n'est pas vraie, mais seulement vraisemblable, comme la philosophie indéterministe, comment justifier qu'on la défende, elle, plutôt qu'une autre ? Ou, du moins,  dans le cadre d'une réflexion sur les manières de vivre correspondant aux diverses croyances philosophiques, pourquoi donc la privilégier ?

On peut donner l'explication génétique suivante, reposant sur l'idée que la manière de vivre causerait l'adhésion à cette philosophie : ainsi, prenant conscience d'une vie jugée ratée, on défendrait le déterminisme pour la supporter, par exemple par la diminution, voire la suppression des regrets et remords qu'il devrait entraîner. Dans un tel cas, cette philosophie, à première vue désenchantante, serait embrassée, comme on adhère à une illusion. En un sens, le déterministe, dans ce cadre, prendrait ses désirs pour la réalité : désireux de ne pas avoir loupé de bons choix possibles passés, il croit que les seuls choix qu'il a faits étaient inévitables, nécessaires, pas forcément bons, mais inéluctables. Dit autrement, le déterministe n'aurait pas de bonnes raisons de défendre ses croyances, les causes effectives de ses croyances étant dans son état affectif et non dans une connaissance vraie qu'il détiendrait.

La réponse à apporter à cette première explication est la suivante : la valeur d'une philosophie, ou plus encore d'une connaissance vraie, est indépendante des conditions psychologiques qui y mènent. Imaginons qu' Euclide ait construit sa géométrie en vue de clouer le bec à son rival oublié, Peuclide, son objectif étant de l'humilier au maximum : doit-on en conclure que sa géométrie est fausse ou biaisée ? Non, car les circonstances fantaisistes qu'on vient d'imaginer appartiennent à ce qu'on appelle le contexte de découverte d'une croyance. Or, en faisant la genèse de la naissance de la croyance dans l'esprit, on n'aborde pas la justification de son contenu, plus largement le contexte de justification. Cette croyance a-t-elle ou non des bons arguments en sa faveur ? Si elle a pour elle de bons arguments, que tel déterministe la défende pour soulager ses malheurs n'enlève à la croyance aucune valeur cognitive. On peut même faire l'hypothèse que la conscience d'une vie heureuse empêche malheureusement quelquefois l'accès à la philosophie déterministe, parce que la philosophie indéterministe, en augmentant le mérite des actions, donne un surplus de plaisir d'amour-propre à qui l'embrasse.

Mais quel argument donner en faveur de la philosophie déterministe ? C'est la connaissance scientifique qui vient au premier plan : qu'il s'agisse des mathématiques ou de la physique (je ne prendrais pas ici la question de savoir si la physique quantique est ou non déterministe), on a affaire à la nécessité : nécessité logique dans le cadre des mathématiques, nécessité nomologique dans le cadre de la physique (nomos = loi, les faits étudiés obéissent à des lois, permettant la prévision des faits futurs - pensons au calcul des marées par exemple). C'est bien sûr la seconde nécessité qui sert de modèle au déterministe évoqué dans ces billets. Cette seconde nécessité s'applique-t-elle ou non à l'homme, vu que les sciences humaines (psychologie, économie, histoire, sociologie, ethnologie etc.) n'arrivent jamais complètement à une connaissance de type nomologique ? Ce fait doit-il être jugé comme un échec provisoire, accidentel ou comme la limite essentielle d'un savoir sur les hommes ? C'est ici qu'on peut invoquer le libre-arbitre humain qui ferait de l'homme un être irréductiblement différent de tous les autres êtres vivants sur terre. La croyance dans le libre-arbitre est-elle vraie ? C'est toute la question. Dit autrement, les hommes sont-ils des réalités exceptionnelles parce que dotées du libre-arbitre (sous forme d'une volonté libre qui cause des effets mais qui n'est pas elle-même effet) ou sont-ils des réalités plus complexes que celles étudiées à l'échelle de la physique et de la chimie ?

Face à cette alternative, on peut essayer de s'orienter en prenant au sérieux l'athéisme et l'évolutionnisme à la fois : si la croyance en Dieu est illusoire, quelle que soit la religion, naturelle ou positive, qui la justifie, et si l'être humain est un animal humain, formé par " le hasard et la nécessité ", pourquoi donc lui donner le pouvoir, digne d'un petit Dieu, d'initier une série causale sans autre cause que le mystérieux libre-arbitre ?

On dira que le déterministe dont je parle fait la part belle à la science. Si cela veut dire qu'il ne croit pas  que les connaissances scientifiques sont à mettre sur le même plan que les idéologies, les mythologies, les fictions, alors oui, c'est vrai, il privilégie les sciences. Mais si cela veut dire qu' il ne prêche que la connaissance scientifique ou le silence, cette série de billets montre qu'il n'en est rien.

dimanche 29 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (7)

Dans la lettre que Spinoza écrit à Henri Oldenburg le 7 février 1676, on lit :

" De même, en effet, qu'il serait absurde qu'un cercle se plaigne que Dieu ne lui ait pas donné les propriétés de la sphère, ou un petit enfant souffrant de la pierre, qu'il ne lui ait pas donné un corps sain, de même, aussi, un homme ayant l'âme impuissante ne saurait se plaindre que Dieu lui ait refusé la force d'âme et la vraie connaissance et l'amour de Dieu, et qu'il lui ait donné une nature à ce point débile qu'il ne puisse contenir ni maîtriser ses désirs." (ibid., p.1064)

Bien sûr ce passage vaut pour tous ceux qui se plaignent de Dieu et qui mettent en doute sa justice (la théodicée = la justice de Dieu), certains allant même jusqu'à tirer argument des souffrances des innocents (ici le petit enfant malade) pour nier la réalité de Dieu. Mais surtout ces lignes sont utiles pour disqualifier la plainte métaphysique, je veux dire celle dirigée contre la fortune, le sort, le destin ou plus vaguement la réalité : en effet il va de soi que la plainte juridique (" vous commettez quelque chose d'illégal ") ou la plainte morale (" vous êtes méchant ") ne sont pas prises en compte ici puisqu'elles peuvent être défendues comme un recours en vue d'un futur meilleur, si le tribunal prend une mesure en faveur du plaignant ou si la personne accusée de méchanceté décide pour cette raison de mieux se conduire (ce recours est exigible, non parce que le passé aurait pu être autre, mais pour que le futur ne soit pas tel qu'on le craint, c'est-à-dire à l'imitation du passé). Mais se plaindre de la réalité sans incriminer une ou plusieurs personnes, mais seulement le fait du passé ?

Pour le déterministe, qu'il soit spinoziste ou non, le passé n'a jamais pu être autrement qu'il ne fut. Que des parents, par exemple, souffrent extrêmement de la mort d'un enfant, c'est une chose, mais qu'ils souffrent à cette occasion, en plus, d'un sentiment d'injustice, c'en est une autre. 
L'objection à faire à ce sentiment d'injustice varie en fait, selon que le déterminisme est finalisé ou non (j'ai centré jusqu'à présent ces billets sur un déterminisme sans finalité, sans cause finale). En effet, dans le cadre de la philosophie stoïcienne, il y a déterminisme, plus finalité : tout événement ne peut pas arriver autrement qu'il n'arrive (c'est le devoir de la nécessité) et en plus, il ne doit pas (c'est le devoir de l'obligation) arriver autrement qu'il n'arrive ; dans le spinozisme et dans tout déterminisme qui généralise au plan global ce que les sciences supposent au plan régional, disparaît la croyance que le réel est aussi le meilleur, pas pour y mettre à la place la croyance qu'il est le pire mais parce que le bien et le mal n'ont pas d'application en dehors du cadre juridique (le mal est l'illégal) ou du cadre moral, rationnel ou non (le mal est ce qui nuit ou ce qui est jugé nuisible à la personne). 
On voit donc que, dans le cadre du stoïcisme, la réponse faite au sentiment d'injustice par rapport à la réalité passée est la suivante : " Réfléchissez et vous comprendrez qu'au fond ce qui a eu lieu est juste, même si vous ne pouvez pas dans le détail réaliser pourquoi précisément c'est juste ". Quant au spinoziste, il dira : " Ce n'est ni juste, ni injuste car le réel est tout à fait neutre moralement, il n'est commandé ni par un dieu bon, ni par un diable ! Ne vous moqueriez-pas de quelqu'un qui dirait que c'est injuste qu'il pleuve le jour où il a organisé un pique-nique ? ".
On voit bien que cette position principielle du déterministe n'est en rien relative à l'ampleur des faits jugés injustes par ceux qui récriminent. Elle est liée à une conception humaniste des valeurs qui fait de celles-ci des croyances humaines, sans pour autant les rejeter dans l'inutile ou les réduire à des illusions. Et, comme le dit le passage de Spinoza, l'impuissance à comprendre ce déterminisme et à vivre en accord avec lui, sans plainte et bien sûr sans gratitude vis-à-vis du passé, n'est rien de moins que la puissance de le comprendre et d'accorder sa vie avec lui : une caractéristique psychologique nécessaire et intégralement explicable par le passé du monde et l'histoire de la personne qu'elle caractérise.


samedi 28 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (6)

Dans la lettre que Spinoza écrit à Oldenburg le 11 janvier 1676, on lit :

" Que ce soit nécessairement ou de façon contingente que nous faisons ce que nous faisons, il n'en reste pas moins que ce sont l'espérance et la crainte qui nous mènent." (Oeuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, p. 1060)

Certes, mais que changent les croyances déterministes à l'espérance ou à la crainte ? J'espère par exemple que ce billet sera lu et apprécié, je crains qu'il ne soit ignoré ou négligé. Mais qu'est-ce qu'une espérance de déterministe ? C'est manifestement, comme celle de l'homme sans convictions philosophiques, une espérance causée entre autres par l'ignorance de l'avenir. On n'espère pas qu'on ne mourra pas, parce qu'on sait qu'on mourra. On espère par exemple qu'on ne mourra pas de manière horrible, parce qu'on juge possible d'avoir à mourir de cette manière (d'autres, en masse, sont morts ainsi). C'est précisément la pensée d'une telle possibilité qui, en fonction de sa probabilité estimée, fait passer de la crainte à l'espérance et inversement. Mais dans un monde déterministe, les probabilités sont un produit de l'ignorance : on dit au malade qu'il a 80% de chances de guérir, il espère ; 20%, il craint. Mais ce sont des vues d'esprits incapables de connaître la manière dont la maladie de ce malade-là évoluera. Et si le malade est déterministe, ça lui fera une belle jambe de savoir que son espérance, comme sa crainte, sont causées par l'ignorance. Certes, le sachant, il pourra diminuer cette ignorance : il gagnera alors une espérance ou une crainte fondée sur de bonnes raisons mais toujours enracinée dans l'ignorance. Si le savoir détruisait l'ignorance, il métamorphoserait l'espérance en soulagement (on sait que le possible espéré se réalisera) et la crainte en désespoir (on sait que le possible craint se réalisera).
Mais attention, l'espérance et la crainte du déterministe ne sont pas celles d'un fataliste. En effet le premier sait que son espérance ou sa crainte par leurs effets causent aussi son avenir. La crainte d'entendre le médecin faire un diagnostic inquiétant peut causer la mort par incapacité à fréquenter les médecins. L'espérance de guérir peut se nourrir d'actions maximisant précisément les chances de guérir.
Cela dit, en agissant ainsi, le déterministe n'a pas une conduite différente de celle d'un homme sans couleur philosophique ou d'un indéterministe qui met toutes les chances de son côté. 
On pourrait même dire que la force d'une espérance est d'autant plus grande qu'on croit que, par exemple, elle peut magiquement faire pencher la balance, parmi tous les possibles réalisables, en faveur de la réalisation du possible espéré. On pourrait alors ajouter qu' en revanche la conscience vive du lien entre ignorance et espérance, en subjectivant radicalement l'espérance, la prive de sa vigueur et des effets de sa vigueur. Affaiblissant l'espérance, cette conscience vive affaiblirait aussi la crainte ? À supposer que ce soit le cas, est-ce un gain, si la force de la crainte cause des actions diminuant la probabilité estimée ou réelle du fait craint ?
Une chose est sûre : le craintif et l'espérant déterministes ne peuvent pas prier le Ciel ; un secours magique en moins. On peut se demander si, une fois nourrie leur espérance ou calmée leur crainte, ils n'ont pas intérêt à chercher à penser à autre chose, peut-être convaincus que leur philosophie déterministe, par la lucidité qu'elle leur apporte relativement aux causes de leur espérance et de leur crainte, ajoute un trouble inquiétant à leurs premiers mouvements, sans être pour autant en mesure de faire autre chose que de leur faire voir leur espérance et leur crainte du point de vue de Sirius certes, mais tout en les laissant, de fait, les pieds sur Terre, mariner dans leur espérance et leur crainte.

vendredi 20 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (5)

Je ne cherche pas à justifier théoriquement la croyance dans le déterminisme mais à explorer les conséquences pratiques d'une telle croyance. On a vu combien c'est contradictoire de se juger soi-même déterminé, tant l'illusion du libre-arbitre est inhérente à l'action. En revanche, si je juge autrui déterminé, dépourvu de tout libre-arbitre, que se passe-t-il ?
Puis-je communiquer à autrui ma croyance le concernant ? Si c'est aisé de lui transmettre ma conception déterministe en général et aussi bien ma conception déterministe d'autrui, c'est délicat de l'appliquer à lui-même en tant que personne singulière : " Votre vie a été, est, sera toujours déterminée par une infinité de causes qui, elles-mêmes, sont des effets déterminés d'une infinité d'autres causes, etc." En effet, vu que chacun se plaît à se penser comme doté d'un supplément  qui le met au-dessus des autres réalités (non-vivantes et vivantes), l'en priver, c'est le rabaisser. 
Certes chacun est prêt à reconnaître que son corps est déterminé par des causes physiques, chimiques, biologiques (internes et externes), mais la croyance générale alors est que, par l'action libre appliquée à son corps (par exemple, on choisit de faire un sport ou un régime), chacun fait sortir son corps d'une soumission passive au déterminisme. Inscrire donc l'esprit d'autrui dans une chaîne causale psychologique et/ou sociologique, c'est donc blessant pour son amour-propre.
C'est, en plus, risquer de faire face à l'objection suivante : " si nous sommes tous déterminés sans exception, comme vous l'assurez, vous êtes donc tout aussi bien déterminé à croire dans le déterminisme et à chercher à me transmettre cette croyance ! ". Je ne peux qu'acquiescer mais, que l'esprit du petit esclave du Ménon soit déterminé (entre autres, par l'habileté de Socrate) à trouver la solution du problème de la duplication de la surface du carré, n'implique pas que cette solution soit fausse. On peut aisément justifier la rigueur d'un raisonnement, même dans un cadre déterministe : il s'agit de savoir si le raisonnement en question dans sa progression est justifié par de bonnes raisons (c'est-à-dire des raisons contraignantes logiquement et /ou empiriquement fondées). Certes le raisonneur ne peut pas faire autrement que raisonner comme il le fait, mais le raisonnement n'est pas apprécié en fonction du degré de libre-arbitre (à supposer que le libre-arbitre n'obéisse pas à une logique du tout ou rien), mais en fonction de la valeur des raisons sur lesquelles il s'appuie.
On dira que la précipitation, la croyance impulsive et plus généralement le manque de maîtrise de soi poussent à l'erreur, empêchent le doute et la suspension salutaire du jugement. C'est un fait, mais qui pense que la croyance dans le déterminisme supprime la réalité de la patience, de la retenue, de la lenteur prudente ? C'est un vieil argument (Voltaire, entre autres, le formule clairement) qui n'a rien perdu de sa valeur de soutenir que, plus on peut déterminer les causes des conduites épistémiquement vertueuses (et moralement vertueuses aussi d'ailleurs), plus on est en mesure de les reproduire, de les enseigner, de les transmettre, alors que, si chacune de ces conduites avait pour cause une décision libre et contingente du libre-arbitre, la pédagogie perdrait de son pouvoir et se réduirait à un appel à la liberté imprévisible  de l'élève.
Certes le pédagogue déterministe devrait se priver d'une rhétorique payante de type existentialiste (cf par exemple L'existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre qui, enseigné, gonfle les élèves à bloc, en leur faisant croire que tout ou presque est possible, s'ils se projettent dans l'avenir en tenant pour radicalement fausse la philosophie déterministe appliquée à l'homme), sauf à penser, un peu cyniquement que la croyance dans le libre-arbitre est un facteur déterminant et facilitant le succès de son travail pédagogique (tel un médecin sachant que son patient va mourir mais jugeant justifié médicalement de le persuader qu'il ne va pas mourir). On ne se privera donc pas d'insister sur le mérite de l'élève ni de recourir au conditionnel passé (quel entraîneur sportif par exemple peut se passer de jugements du type : " tu n'aurais pas dû etc." ?). Ce conditionnel ne décrit pas une possibilité réalisable et malheureusement non réalisée, mais indirectement donne une règle du genre : " à l'avenir, si x, alors fais y ", dit autrement, alimente la prudence et la concentration en rapport avec les choix à faire (on a bien compris que la croyance déterministe n'invalide en rien la référence au choix : nous sommes des êtres vivants en mesure d'agir selon les meilleures raisons, que ce choix soit pratique ou théorique).


dimanche 15 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (4)

Ne plus utiliser le conditionnel passé pour décrire ce qu'on a vécu, c'est difficile mais c'est faisable. En revanche on ne peut pas se passer du conditionnel présent quand on délibère à propos de ce qu'on doit faire, que ce " doit " renvoie à une réflexion prudentielle (on cherche à agir efficacement en vue d'atteindre ses buts) ou à une réflexion morale (on cherche à agir bien). En effet, en fonction des hypothèses imaginées, on formule ses actions au conditionnel présent (" je ferais x si a ou je ferais y si b, etc "). Ce qui veut dire qu'on imagine une multiplicité d'actions possibles réalisables,  dans l'ignorance de la seule action déterminée à se réaliser.

Naturellement, sauf à tomber dans une sorte de fatalisme paresseux et faux, la délibération est une des causes nécessaires de l'action qui se réalisera. Cause précieuse comme en témoigne l'appel à réfléchir avant d'agir. Mais alors il faut accepter le fait que croire faussement dans une multiplicité de possibles réalisables est une condition du succès pratique. Ne pas y croire serait paralysant. 

On notera  que, s'il m'est indispensable de croire que je dois choisir parmi une multiplicité d'actions également réalisables, le succès de l'action choisie est, lui, conditionné par la connaissance des déterminations qui la rendent efficace.  Prenons un exemple simple : cuisinier, je délibère sur l'opportunité de faire tel ou tel plat pour telle occasion mais, une fois élu, le plat n'est faisable correctement que si j'ajuste mon action à ses lois de production.

Pour résumer, vivre en déterministe au quotidien coûte des efforts quand il s'agit de penser à ses actions passées (un d'entre eux est de supporter la blessure d'amour-propre causée par la disparition de l'aura héroïque du libre-arbitre) mais n'est pas faisable au moment de décider de ses actions à venir. La croyance dans la contingence de ses actions à venir apparaît comme essentielle à l'action humaine. Or, d'un point de vue déterministe,  elle est fausse  car il est incohérent  de croire dans la nécessité de mes actions passées et dans la contingence de mes actions futures.

La comparaison esquissée à la fin du billet précédent entre la vue naïve sur soi - croire qu'on est doté d'un libre-arbitre - et la vue naïve sur le soleil - croire qu'il tourne autour de la Terre - doit être affinée. En effet perdre l'illusion concernant le soleil est un gain pour la pensée et l'action, alors que perdre l'illusion concernant le libre-arbitre,  gain pour la pensée, revient à rendre impossible l'action humaine (réussie ou non).

Ainsi le déterministe radical, à la différence de l'indéterministe, est-il condamné à penser doublement et contradictoirement son action. Au cœur de l'action, il croit avoir à sa disposition une multiplicité de possibles réalisables, parmi lesquels il en promouvra un,  le hissant du statut de réalisable à celui  de réalisé. Après l'action, il sait que cette croyance est à la fois fausse et indispensable à l'action et plus généralement à la vie.

samedi 14 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (3)

Vivre en déterministe oblige donc à ne pas prendre au sérieux le conditionnel passé. En effet je n’ai fait que ce que  je pouvais faire. « J’aurais pu faire ce que je n’ai pas fait » est un énoncé faux. Autant dire qu’il aurait pu hier ne pas faire le temps qu’il a fait. Certes, de même qu’on imagine rétrospectivement plusieurs temps possibles pour hier, on imagine aussi bien plusieurs journées d’ hier qu’on n’a pas vécues, les liant peut-être avec la météo : « S’il avait fait moins chaud, je serais sorti plus tôt ». Est-ce également faux ? C’est seulement invérifiable, vu qu’aucune loi scientifique ne peut permettre de faire une expérience de pensée relativement au rapport entre la chaleur extérieure et mes sorties. Bien sûr on peut formuler des énoncés où la relation entre la condition et la conséquence est nécessaire : ainsi est-il vrai que si j’avais eu la varicelle, j’aurais eu des boutons. Mais le point important dans le cadre déterministe où je me situe, c’est que je ne pouvais pas avoir la  varicelle. 

On a l’impression que certains événements ont failli nous arriver : « j’ai failli me faire écraser ». Il n’en est rien : la voiture qui n’est passée qu’à quelques millimètres de moi ne pouvait pas passer plus près. Ma frayeur rétrospective est nécessaire psychologiquement mais elle n’est porteuse d’aucune vérité. Oui, j’imagine facilement un monde où la voiture m’aurait gravement blessé, voire m’aurait tué, mais ce monde est autant une fiction que celui où je n'aurais pas commis les fautes (morales ou non) que j’ai commises et qui ont eu des conséquences néfastes sur ma vie.

On dit souvent que porter un tel regard sur son passé est dangereux moralement, au sens où la reconnaissance du déterminisme incline à l’inaction, plus précisément n’incline pas à agir pour se corriger, ici moralement. Pensons alors à Ulysse : c’est parce qu’il sait qu'il ne peut pas résister seul au chant des sirènes qu’il parvient à ne pas y céder en se faisant attacher au mât du bateau par ses compagnons. Dit autrement, même si je sais que j’ai une disposition irréversible à agir immoralement, ce n’est pas la connaissance de ce déterminisme qui implique l’inaction, c’est juste l’absence d’un désir éclairé de me transformer. Par désir éclairé, j’entends un désir instruit par la connaissance des nécessités en jeu. Tel le désir du bon médecin de  soigner.

Cela  dit, même si on sépare la connaissance du déterminisme des accusations d’immoralité personnelle qu’on lui associe, on peut objecter que la pratique d’une conception déterministe  de son propre passé, en atténuant la douleur par la suppression de la justification du remords (en effet je ne pouvais pas ne pas commettre la faute en question), affaiblit le désir de se corriger. On peut répondre qu’un tel mécanisme psychologique n’a rien d’universel et correspond à un processus parmi d’autres, sans pour autant minorer le fait que la connaissance vraie du déterminisme peut en effet contribuer à des situations non désirables moralement.

On dira de manière plus justifiée que cette subjectivisation du conditionnel passé - qui perd ainsi toute portée gnoséologique – n’est vraiment pas intuitive et demande un retour réflexif pénible sur son passé. Mais cela est le prix à payer  pour tout accroissement de la lucidité,  qu’il s’agisse de son propre passé ou de la situation de la Terre par rapport au soleil.


vendredi 13 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (2)

Quel sens donner à l’emploi du conditionnel présent (je ferais) ou passé (j’aurais fait) si les seuls possibles correspondent aux choses nécessaires ? X est possible si et seulement si x est nécessaire, ce qui donne 3 types de possibilités : la possibilité des choses qui ont eu lieu (vu que x a eu lieu, x était possible et nécessaire ; celle des choses qui ont présentement lieu (il est possible et nécessaire que j’écrive présentement ces mots qui apparaissent sous mes yeux) ; celle des choses qui auront lieu : il est possible et nécessaire que je mon corps ait vieilli dans un an, s’il est possible et nécessaire que je vive encore dans un an.

Le dernier possible dont je viens de parler correspond au futur de la nécessité sue. Je sais nécessaire que le corps s’altère avec le passage du temps. Mais, pour la plupart des événements à venir dont la nécessité ne peut pas être connue dès aujourd’hui, ce qui est nécessaire, c’est que se réalise ou non tel fait : par exemple il est nécessaire qu’il pleuve ou non le 28 août 2044 à Dijon. Le fait de la pluie ou de la non-pluie sur Dijon à cette date sera nécessité par le passé du monde, mais notre esprit ne peut connaître lequel des deux possibles imaginables est actuellement réel. Un des deux possibles pensés est en réalité ontologiquement impossible, mais la faiblesse de notre connaissance ne permet pas de déterminer lequel. Avec le temps qui passe, le possible réel sera connu d’abord comme probable, voire comme nécessaire (si par exemple la présence d’un anticyclone sur toute la France le 27 août 2044 permet dès ce jour de savoir qu’il ne pleuvra pas le lendemain).

On voit qu’à partir de cette finitude constitutive de l’esprit humain, on peut ou non poser l’existence d’un esprit infini caractérisé par le savoir éternel de toute la nécessité passée, présente et à venir . Il faut en effet rajouter à l’ignorance de la nécessité future, celle de la nécessité passée (il pleuvait ou non sur la pointe du Raz le 27 août 1744, mais aucune archive, aucun témoignage, aucun prélèvement ne permet de le savoir) et celle de la nécessité présente (à cet instant précis, il y a nécessairement par exemple un certain nombre fini et précis de personnes dans les limites administrative de la commune de  Paris mais ce nombre est inconnaissable).

Cette nécessité dont la connaissance est limitée par notre finitude  est sue en tant que nécessité mais reste indéterminable épistémiquement bien que déterminée ontologiquement.

Si on se limite à la connaissance de la nécessité de notre vie personnelle, on est frappé par sa pauvreté : 

a) La connaissance de notre passé se réduit à celle des faits dont je n’ai aucune bonne raison de douter : concernant la vie de mon corps, comme concernant celle de mon esprit je dispose de miettes dont je sais donc, si je suis déterministe, qu’elles ne pouvaient pas être autres qu’elles n’ont été (par exemple il était nécessaire que je développe telle maladie et que j’en prenne connaissance tel jour de telle année dans telles conditions)

b) La connaissance de mon présent varie selon ce que je pose comme moment présent (cette heure ou cette minute) mais reste limitée par la direction et l’intensité de mon attention ou de celle d’autrui portée sur moi, mais aussi grande que soit cette attention, elle ne portera que sur une petite partie des faits qui ont lieu (par exemple la description vraie de mon cœur pendant l’échographie laisse dans l’ombre les autres organes). Quant à celle de mon esprit, elle reste suspendue à la croyance ou à la non-croyance dans une vie inconsciente de l’esprit, et est relative au choix de la terminologie et donc de la théorie psychologique permettant de me décrire mentalement.

c) Quant à celle de mon avenir, la seule chose que je sais de manière indubitable est que je dois mourir, les modalités en étant inconnues (dans le cas du suicide, la connaissance des modalités ne peut dépasser le probable : il est très probable, si je suis efficace, que  je meure des suites des actions que je fais en vue de mourir).




jeudi 12 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (1)

Être déterministe revient entre autres à considérer que les seuls possibles qui ne soient pas réductibles à l’activité de notre imagination sont ceux qui se sont réalisés. Comme cette réflexion a comme but d’avoir des conséquences sur ma vie personnelle, je vais toujours rester à l’échelle d’une vie individuelle.

Si j’applique à l’échelle de la vie individuelle la position qui ouvre cette réflexion, je tiens donc pour vrai que, avant même que je ne sois né, disons le jour précédent ma naissance, ma vie possible est la vie que j’ai menée réellement jusqu’à l’instant où j’écris ces lignes. 

Mes parents ont dû imaginer une vie pour moi qu’ils préféraient à d’autres qu’ils jugeaient possibles mais pas préférables, voire détestables ; l’imagination de chacun d’entre eux était déterminée par leur propre vie (leurs habitudes, leurs goûts, leurs idéaux, etc) – on découvre ici que l’imagination est tout autant déterminée par le passé de la personne (il faudra revenir sur cette formule trop simple) que n’importe quelle autre réalité -.

Reste que les vies possibles que mes parents imaginaient pour moi, comme celle que j’imagine pour moi maintenant, n’étaient que des représentations déterminées par leur ignorance des causes qui allaient déterminer mon existence. 

Pour dire les choses autrement, le seul possible qui ne soit pas un simple produit de la fantaisie est ce qui est déterminé à exister par les causes antérieures qui le nécessitent.  Prenons un exemple : après le repas de midi, je ne savais pas que j’allais me mettre aujourd’hui à écrire ce texte, dont j’ai l’idée depuis quelque temps. Si on m’avait demandé ce qui était possible pour moi, j’aurais répondu spontanément sans me soucier de rigueur philosophique : « beaucoup de choses sont possibles ! ». L’image spontanée de mon avenir correspondait à la représentation de multiples possibles existant, attendant que je choisisse l’un d’entre eux pour le faire passer à l’état de réel, comme des candidats concurrents en vue de l’accès à la réalité avec moi dans le rôle de l’arbitre. Ce moi n’est pas forcément la volonté, car même si j’agis machinalement ou impulsivement, un des candidats est sélectionné au titre de possible réalisable et réalisé.

Or, cette image de mon avenir suppose un avenir indéterminé, que je détermine.

Cette image semble correcte et décrire le fait que nous causons une partie de ce qui devient la réalité présente : par exemple, avec les mouvements de mes doigts et ma réflexion, je cause les phrases qui s’écrivent au fur et à mesure où ce texte avance. On touche un point important ici de la position déterministe : dans l’ensemble des causes qui déterminent le présent, il y a mon activité, que je sois un homme d’État d’envergure internationale ou un citoyen dépourvu de pouvoir, je modifie la réalité par mon action (par exemple, faisant mes courses ce matin, j’ai dégarni des rayons de magasins de certains produits, mais j’ai aussi, moins visiblement, modifié ma respiration la composition de l’air, usé mes semelles de chaussure, etc.). Le problème est de savoir si cette activité présente, aux effets modestes ou non, est déterminée par mon passé (et celui du monde) ou indéterminée. 

C’est à ce niveau que l’expérience semble faire une différence entre des actions causées par le passé et des actions non causées par le passé ou libres. Si je suis un ivrogne et que comme tous les matins je ne cesse de boire des canons, j’ai le sentiment, et les autres tout autant, que je suis déterminé par quelque chose en moi qui s’est construit dans le passé et qu’on appelle souvent l’habitude. Si je suis un ivrogne impénitent, je me dirai que je suis cloué par l’habitude, ce qui revient à dire que ma vie a une évolution fixée par son cours antérieur. Mais supposons qu’un matin je me lève avec la résolution de cesser de boire et de prendre les médicaments que mon généraliste m’a donnés afin de souffrir moins de cette résolution : il y a lors deux manières d’expliquer la résolution en question.

Je commence par la plus flatteuse pour mon amour-propre : je me décris comme rompant avec mes habitudes grâce à ma force de volonté. Quant à cette soi-disant « force de la volonté », je la vois comme quelque chose qui non seulement me donne de la valeur mais aussi signale mon indépendance par rapport au passé : je m’imagine que si je n’avais pas mis en œuvre cette force de volonté, j’aurais continué comme tous les matins d’obéir au passé, de le reproduire.

Le déterministe pense ce que j’ai appelé la force de ma volonté sur le modèle de n’importe quelle réalité naturelle : prenons un nuage. Il se peut que le nuage dont je parle soit un nuage exceptionnel, rare (par son volume, sa beauté, son évolution, etc), mais ce nuage ne tombe pas du ciel, si on me permet l’expression : il y a des causes physico-chimiques, en relation ou non avec l’activité humaine, qui expliquent sa genèse et son évolution. Bien sûr les causes dont nous parlons (disons, telle dépression, tel vent etc) sont aussi bien des effets de causes qui à leur tour sont des effets, et ceci indéfiniment. Ce nuage lui-même aura des effets qui causeront des effets, etc. 

Pour en rester un instant encore au nuage, par exemple celui que je vois en ce moment et qui est d’une beauté étonnante, on peut être assuré qu’aucun climatologue, spécialiste des nuages ou non, aucun physicien, aucun chimiste, aussi savant soit-il, ne pouvait hier à la même heure, à l’endroit où je suis ou ailleurs dans le monde, n’en prédire les contours précis qu’il a aujourd’hui à l’instant t. On est donc en présence d’un phénomène inconnaissable par avance mais que nous avons de bonnes raisons de penser intégralement déterminé par de multiples causes interagissant. 

Si on pense la force de volonté sur le modèle du nuage, elle est aussi explicable par des multiples causes, disons pour simplifier, psychologiques qui elles-mêmes sont des effets de causes antérieures. Au fond il n’y a pas de différence radicale entre une éruption volcanique brutale et une rupture brutale causée par exemple dans une vie par une conversion. Quand on disposait de croyances mythologiques, on pouvait assimiler les deux phénomènes en les faisant dépendre tous deux de la volonté. Disposant désormais de connaissances scientifiques, c’est légitime d’assimiler les deux phénomènes à des phénomènes nécessaires, vu le passé du monde.


lundi 14 avril 2025

Trois états de l'âme : délirante ou barricadée ou fugitive. Lire Céline comme si c'était un philosophe !

C'est un défaut professionnel : quand je lis de la littérature, j'y trouve toujours de la philosophie (et réciproquement).
Par exemple, je pense au Phédon de Platon en lisant quelques lignes du Voyage au bout de la nuit. Socrate en effet dit dans le dialogue en question :

" L'âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent le perturber ni audition, ni vision, ni douleur, ni plaisir aucun ; quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même et envoie poliment promener le corps ; quand, rompant autant qu'elle en est capable toute association comme tout contact avec lui, elle aspire à ce qui est." (65c, éd. Luc Brisson, p. 1181, Flammarion)

Ou bien, un peu plus loin :

" Tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons." (66b)

Dans un tel esprit, le point de vue sur le monde que j'ai grâce à ce que je perçois par mes sens n'a strictement aucune valeur cognitive : il ne me donne accès qu'à des apparences éphémères. Aussi, mourir de son vivant, si on peut dire, est le seul moyen d'accéder à une réalité éternelle. C'est par rapport à cette représentation platonicienne des rapports corps / esprit que se détachent ces quelques phrases du Voyage ; Ferdinand va entrer comme ouvrier dans une usine Ford à New-York, les miteux du texte sont les autres ouvriers, plus généralement les pauvres :

" Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère  où l'esprit n'est déjà plus tout le temps avec le corps. Il s'y trouve vraiment trop mal. C'est déjà presque une âme qui vous parle. C'est pas responsable une âme." (La Pléiade, p. 224).

C'est l'opposé de la position du Phédon : plus l'esprit est ancré dans le corps, plus il connaît la réalité. Plus on veut fuir le corps (dans l'expérience douloureuse qui va par exemple avec les souffrances de la misère), plus on s'égare. C'est l'âme - le mot âme désignant ici l'esprit désarrimé du corps - du travailleur à la chaîne qui, entre autres, est ici visée.
Mais il ne faut surtout pas faire de cette idée une constante de la position de Céline (de son idéologie ? de sa philosophie ? de sa Weltanschauung ? de sa doxa, etc. ?). Prenez par exemple l'âme de la vieille Henrouille, exploitée et enfermée par son fils et sa belle-fille : elle ne fuit pas dans le délire irresponsable, elle se barricade dans le corps et se tient fixement à ce qu'elle pense, si fixement  que. lisant les lignes où Céline la décrit, j'ai pensé cette fois à la belle indépendance de l'esprit du stoïcien, à l'abri de la fureur des événements extérieurs, des aléas de la fortune. Jugez plutôt :

" Elle était gaie la vieille Henrouille, mécontente, crasseuse, mais gaie. Ce dénuement où elle séjournait depuis plus de vingt ans n'avait point marqué son âme. C'est contre le dehors au contraire qu'elle était contractée, comme si le froid, tout l'horrible et la mort ne devaient lui venir que de là, pas du dedans. Du dedans, elle ne paraissait rien redouter, elle semblait absolument certaine de sa tête comme d'une chose indéniable et bien entendue, une fois pour toutes.
Et moi, qui courais tant après la mienne et tout autour du monde encore." (p. 255)

Ce n'est bien sûr pas une stoïcienne, la vieille Henrouille, tant son âme est haineuse, mais cette âme haineuse a quelque chose en  commun avec l'âme stoïcienne : l'imperméabilité, l'invulnérabilité par rapport aux intempéries, au gros temps du dehors.
Des trois âmes ici présentées, c'est sans doute l'âme du narrateur, aujourd'hui la plus attirante : amoureux des voyages, du mouvement, de la vie jamais terminée, plus d'un lecteur sera séduit !


lundi 31 mars 2025

Une publicité d'un autre monde.

Dans Le viol des foules par la propagande politique (1952), Serge Tchakhotine donne un exemple de publicité " à l'américaine " :

" Une charcuterie de New-York eut l'idée de placer dans son local un pick-up, qui reproduisait les cris stridents et les hurlements des cochons qu'on égorge aux abattoirs ; cette charcuterie était toujours pleine de gens qui s'arrachaient les saucissons." (Gallimard, Tel, p. 130)

Le fait, s'il est vrai, est un exemple frappant de la relativité des dégoûts, puisqu'une telle bande-son ne pourrait aujourd'hui être diffusée que comme répulsif et non plus comme appât. 
Certes il est courant encore aux arènes de Madrid, à las Ventas, que certains spectateurs aillent, juste après la corrida, acheter pour un bon prix quelques kilos de viande hâtivement découpés sur les victimes du combat et vite fourrés dans un sac en plastique. Bien sûr la mise à mort du taureau n'a sans doute pas excité le désir de consommer un bifteck prélevé sur lui mais  les 20 mn de spectacle qui séparent le taureau sain du taureau mort n'ont pas produit non plus de répulsion chez les acheteurs en question. 
J'ajoute que la charcuterie new-yorkaise ne produit pas une performance et ne donne pas l'occasion de s'extasier sur les qualités du taureau, ce que peut faire toute corrida devant un public d'initiés, si, par exemple, le taureau est remarqué pour sa noblesse et son courage (on sait même qu' en théorie un tel taureau peut être gracié, soigné et rendu pour toujours à l'élevage qui l'a produit).
Non, la charcuterie en question donne à entendre des manifestations de souffrance, ayant pour effet de mettre en appétit le client. On peut donc appeler ce type de réclame la réclame sadique : elle donne envie de consommer ce qui souffre parce qu'il souffre.
Bien peu de consommateurs de viande actuels se reconnaîtront dans le chaland new-yorkais et sans doute la plupart diront qu'ils ne pensent pas aux souffrances animales quand ils entrent chez le boucher et que, s'ils y pensaient, ou ça les laisserait froids ou ça les gênerait.
Or, manifestement, la bande-son assassine donne de la vigueur aux acheteurs, vu qu'ils rivalisent férocement pour s'approprier les saucissons.
Cette publicité, d'autant plus efficace qu'elle est un enregistrement direct dela  mise à mort des animaux, Serge Tchakhotine la présente en premier lieu, avant une seconde, qui, elle aussi, est, selon lui, " à l'américaine ", mais à la différence de la première, ne nous surprend en rien :

" Le propriétaire d'un café laissa sortir dans la rue une cheminée de son four : les odeurs appétissantes se répandaient à l'entour et les passants venaient en grand nombre, attirés par ces excitations conditionnelles, qui provoquaient en eux l'envie de goûter aux plats préparés."

La surprise vient de ce que l'auteur met sur le même plan les deux situations, mais en fait cela se comprend dans le contexte d'un livre qui présente comme fondamental (pour la compréhension des hommes et plus généralement des êtres vivants) le réflexe conditionné, analysé par Pavlov (auquel l'ouvrage d'ailleurs est dédié).
Partant de de cette importance du réflexe conditionné, on peut donc faire l'hypothèse suivante concernant la cause du comportement des acheteurs de saucissons : loin d'être sadiques, ils sont conditionnés par une jeunesse qui a fait succéder de manière répétée à la mise à mort du cochon la consommation d'une charcuterie délicieuse. Une objection vient pourtant à l'esprit : les New-Yorkais ne sont pas principalement des paysans...
En outre, l'explication par les réflexes conditionnés, intégralement déterministe, peut être blessante pour le défenseur des animaux qui n'est plus alors vu comme juste et éclairé, donc méritant,  mais simplement comme autrement conditionné. C'est d'ailleurs l'idée-maîtresse du livre : qu'il faut maîtriser les réflexes conditionnés pour conditionner les hommes au bien et ne plus laisser les habiles méchants (Hitler, Mussolini, Lénine, etc.) conditionner les hommes au mal.