Vivre en déterministe oblige donc à ne pas prendre au sérieux le conditionnel passé. En effet je n’ai fait que ce que ce que je pouvais faire. « J’aurais pu faire ce que je n’ai pas fait » est un énoncé faux. Autant dire qu’il aurait pu hier ne pas faire le temps qu’il a fait. Certes, de même qu’on imagine rétrospectivement plusieurs temps possibles pour hier, on imagine aussi bien plusieurs journées d’ hier qu’on n’a pas vécues, les liant peut-être avec la météo : « S’il avait fait moins chaud, je serais sorti plus tôt ». Est-ce également faux ? C’est seulement invérifiable, vu qu’aucune loi scientifique ne peut permettre de faire une expérience de pensée relativement au rapport entre la chaleur extérieure et mes sorties. Bien sûr on peut formuler des énoncés où la relation entre la condition et la conséquence est nécessaire : ainsi est-il vrai que si j’avais eu la varicelle, j’aurais eu des boutons. Mais le point important dans le cadre déterministe où je me situe, c’est que je ne pouvais pas avoir la varicelle.
On a l’impression que certains événements ont failli nous arriver : « j’ai failli me faire écraser ». Il n’en est rien : la voiture qui n’est passée qu’à quelques millimètres de moi ne pouvait pas passer plus près. Ma frayeur rétrospective est nécessaire psychologiquement mais elle n’est porteuse d’aucune vérité. Oui, j’imagine facilement un monde où la voiture m’aurait gravement blessé, voire m’aurait tué, mais ce monde est autant une fiction que celui où je n'aurais pas commis les fautes (morales ou non) que j’ai commises et qui ont eu des conséquences néfastes sur ma vie.
On dit souvent que porter un tel regard sur son passé est dangereux moralement, au sens où la reconnaissance du déterminisme incline à l’inaction, plus précisément n’incline pas à agir pour se corriger, ici moralement. Pensons alors à Ulysse : c’est parce qu’il sait qu'il ne peut pas résister seul au chant des sirènes qu’il parvient à ne pas y céder en se faisant attacher au mât du bateau par ses compagnons. Dit autrement, même si je sais que j’ai une disposition irréversible à agir immoralement, ce n’est pas la connaissance de ce déterminisme qui implique l’inaction, c’est juste l’absence d’un désir éclairé de me transformer. Par désir éclairé, j’entends un désir instruit par la connaissance des nécessités en jeu. Tel le désir du bon médecin de soigner.
Cela dit, même si on sépare la connaissance du déterminisme des accusations d’immoralité personnelle qu’on lui associe, on peut objecter que la pratique d’une conception déterministe de son propre passé, en atténuant la douleur par la suppression de la justification du remords (en effet je ne pouvais pas ne pas commettre la faute en question), affaiblit le désir de se corriger. On peut répondre qu’un tel mécanisme psychologique n’a rien d’universel et correspond à un processus parmi d’autres, sans pour autant minorer le fait que la connaissance vraie du déterminisme peut en effet contribuer à des situations non désirables moralement.
On dira de manière plus justifiée que cette subjectivisation du conditionnel passé - qui perd ainsi toute portée gnoséologique – n’est vraiment pas intuitive et demande un retour réflexif pénible sur son passé. Mais cela est le prix à payer pour tout accroissement de la lucidité, qu’il s’agisse de son propre passé ou de la situation de la Terre par rapport au soleil.
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