jeudi 25 octobre 2012

Proverbes et philosophes.

Sauf à me tromper, dans L'Être et le Néant (1943), Sartre ne consacre pas une ligne aux proverbes, en revanche dans sa conférence de 1945, L'existentialisme est un humanisme, il s'étend sur eux. Pour dire qu'au fond il ne les aime guère. En effet "la sagesse des nations" véhiculées par eux est "fort triste" :
" Quoi de plus désabusé que de dire "charité ordonnée commence par soi-même", ou encore "oignez vilain il vous plaindra, poignez vilain, il vous oindra" ? On connaît les lieux communs qu'on peut utiliser à ce sujet et qui montrent toujours la même chose : il ne faut pas lutter contre la force, il ne faut pas entreprendre au-dessus de sa condition, toute action qui ne s'insère pas dans une tradition est un romantisme, toute tentative qui ne s'appuie pas sur une expérience éprouvée est vouée à l'échec ; et l'expérience montre que les hommes vont toujours vers le bas, qu'il faut des corps solides pour les tenir, sinon c'est l'anarchie. Ce sont cependant les gens qui rabâchent ces tristes proverbes, les gens qui disent : comme c'est humain, chaque fois qu'on leur montre un acte plus ou moins répugnant, les gens qui se repaissent des chansons réalistes, ce sont ces gens-là qui reprochent à l'existentialisme d'être trop sombre (...)"
En somme les proverbes transmettraient une conception de l'homme totalement opposée à la philosophie de la liberté défendue par Sartre. Pour parler sartrien, la sagesse proverbiale est tout à fait de mauvaise foi, sagesse de salauds et de lâches (pour les lecteurs non avertis, je signale que ces deux derniers mots sont grâce à Sartre entrés dans la langue philosophique parce que d'injures qu'ils étaient - et restent la plupart du temps - ils ont été promus au rang de concepts)
À la différence de Sartre, Jon Elster n'est pas enclin à retrouver entre sa philosophie et les proverbes l'opposition platonicienne entre l'epistémé et la doxa. Il les aime bien, les proverbes, Jon Elster. Et donc il leur rend d'abord justice. Sartre n'a vu que le verre à moitié plein dans les proverbes. En effet "il est proverbialement vrai que pour tout proverbe on peut trouver un proverbe , et qui affirme l'opposé" (Proverbes, maximes, émotions, p.34, 2003, PUF). Par exemple au sombre "La Roche Tarpéienne est près du Capitole ", on peut opposer le dynamisant " Rien ne réussit comme la réussite" !
Mais ce qui intéresse surtout Jon Elster dans les proverbes, c'est qu'ils relèvent des mécanismes. Elster définit très précisément les mécanismes :
" (Ce) sont des structures causales aisément reconnaissables et qui interviennent fréquemment, et qui sont déclenchées sous des conditions en général inconnues ou avec des conséquences indéterminées" (p.25)
Dit autrement, Elster renonce à chercher une théorie et des lois psychologiques permettant la prédiction (l'influence de Davidson est ici manifeste) et se contente modestement de remplacer l'inaccessible "Si A, toujours B" par "si A, alors quelquefois C, D, et B" (p.29). Or si les proverbes sont à ses yeux à la fois précieux et contradictoires, c'est parce qu'ils énumèrent les mécanismes (proverbe 1 = si A, alors B, proverbe 2 = si A, alors C, proverbe 3 = si A, alors D, etc.). Bien sûr on aurait tort d'en cultiver un, mais les cultiver tous met sur le chemin des mécanismes psychologiques réels. Ainsi est-il vrai que quelquefois "les vêtements font l'homme" et que d'autres fois "l'habit ne fait pas le moine".
On notera que dans sa défense des proverbes, Jon Elster a un argument typique de la philosophie du langage ordinaire :
" Les proverbes ne survivront pas à moins qu'ils ne donnent un éclairage évident sur un comportement qui est très fréquemment observé" (p.34).
Ce qui rappelle Austin dans une de ses interventions au colloque de Royaumont en 1958 :
" Si une langue s'est perpétuée sur les lèvres et sous la plume d'hommes civilisés,si elle a pu servir dans toutes les circonstances de leur vie, au cours des âges, il est probable que les distinctions qu'elle marque, comme les rapprochements qu'elle fait, dans ses multiples tournures, ne sont pas tout à fait sans valeur." (La philosophie analytique, p.335, Éditions de Minuit, 1962)
Face à cette réhabilitation des proverbes par la durée de leur usage, on pourra rétorquer que les préjugés ont, eux aussi, la vie dure. Mais peut-être ne fait-on alors que s'appuyer sur une croyance qui a quelque chose, elle aussi, du proverbe ?
Serait-ce un mécanisme de plus ; "Quand une phrase est répétée, c'est qu'elle est vraie"" / "Quand une phrase est répétée, c'est un préjugé" ?

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