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mardi 20 novembre 2012

L'empirisme en image.

Dans Les moralistes, une apologie (2008), Louis Van Delft - se demandant si un peintre peut être qualifié de moraliste - évoque une toile de Ghirlandaio, peinte vers 1490 :
Van Delft commente alors la toile en lui faisant correspondre un texte de John Earle tiré de Micro-cosmography, or a Piece of the World discovered in Essays and Characters (1628) :
" Le visage du garçonnet correspond en tout à ceux dont John Earle dit magnifiquement que la vie n'y a pas encore écrit (" A child is a man in a small letter, (...) He is nature's fresh picture newly drawn in oil, which time ad much handling dims and defaces. His soul is yet a white paper...") " (p. 71, Folio-essais)
En note, l'auteur donne la traduction suivante :
" Un enfant est un homme en petit caractère.(...) C'est la fraîche image de la nature, nouvellement peinte à l'huile, que le temps et beaucoup de manipulation obscurcissent et défigurent ."
Je remarque avec étonnement que la dernière phrase n'est pas traduite : " son âme est encore une feuille de papier blanche ". Donc ce n'est pas le visage du garçonnet mais son esprit qui est vierge de tout texte écrit par la vie. Certes le visage peut être vu comme l'image métaphorique de l' esprit mais alors je ne peux m'empêcher d'imaginer ce qui est écrit sur l'âme par la vie comme la déformation laide et maladive du nez du vieil homme.
Petite remarque historique : quand Locke écrit dans l'Essai philosophique concernant l'entendement humain (1690) :
" Supposons qu'au commencement l'âme est ce qu'on nomme une table rase (white paper) vide de tous caractères, sans aucune idée quelle qu'elle soit," (II, 1, Vrin)
il emploie donc une métaphore qui, venant d' Aristote (De l'âme, III, 4), a donc transité au moins par Earle avant d'être utilisée (entre autres sans doute) par Descartes.
On notera aujourd'hui que la traduction de white paper par table rase est égarante mais Littré est comme d'habitude éclairant : " table rase, planche sur laquelle il n'y a rien de peint, ainsi dite parce que les anciens peintres peignaient non sur une toile, mais sur une table de bois". Tout se passe comme si la traduction, recourant à l'image aristotélicienne de tablette, ne voulait pas enregistrer la nouveauté métaphorique de la référence au papier.

samedi 20 octobre 2012

Les raisons de trouver courte une nuit.

Chamfort a écrit dans ses Maximes et pensées :
" Vivre est une maladie, dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures. C'est un palliatif. La mort est le remède."
Ce qui m'a rappelé un dit de Démocrite, rapporté par Stobée (Florilège, III, V, 25)
"Celui qui suffit à ses besoins en nourriture ne trouve jamais la nuit courte" (Les Présocratiques, La Pléiade, p. 897)
Spontanément je ne doute pas du sens de la phrase : le sommeil console de la dureté de la vie, à la différence que Démocrite est moins sombre que Chamfort. Je pense aux dernières lignes de la première Méditation métaphysique de Descartes :
" Et tout de même qu'un esclave qui jouissait dans le sommeil d'une liberté imaginaire, lorsqu'il commence à soupçonner que sa liberté n'est qu'un songe, craint d'être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m'apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d'être agitées."
Or, la note qui correspond au passage de Démocrite met en évidence que Jean-Paul Dumont ne comprend pas du tout le passage comme je le fais :
" Interprétations possibles : "Le sommeil du prolétaire n'est pas gâté d'insomnies" ; ou " Le sommeil de l'homme à l'abri du besoin n'est pas gâté d'insomnies" ; ou " La nuit n'est jamais trop longue pour le prolétaire" ; ou " La nuit est brève pour le philosophe qui se nourrit lui-même de spéculation."" (ibid.p.1491)
Impossible de mettre la main sur le texte grec. Mais d'abord pourquoi traduire par prolétaire (proletarius en latin = citoyen pauvre) "celui qui suffit à ses besoins en nourriture" ? En effet prolétaire convient plutôt pour désigner celui n'ayant que de quoi satisfaire ses besoins en nourriture.Ensuite pourquoi comprendre "nuit courte" comme "nuit d'insomniaque" et non pas comme "nuit de brève durée ? Ce que fait la quatrième mais au prix de l'intervention très arbitraire du philosophe (celui qui satisfait à ses besoins en nourriture de l'esprit ?). Quant à la 3ème, elle devrait être plutôt rectifiée en "la nuit est toujours assez longue pour le prolétaire" ! Faute de mieux, je choisis la deuxième mais en laissant de côté la référence aux insomnies.
Dans le doute, je fais appel à un démocritéen (ça ne court pas les rues aujourd'hui), à défaut à un spécialiste de Démocrite, ou alors simplement à quiconque capable de me fournir le texte grec de Stobée.

jeudi 13 septembre 2012

Le sot, une fois mort, n'est plus sot ou le dualisme substantiel sauve les sots de la sottise essentielle.

Dans Les Caractères, précisément dans De l'homme, La Bruyère écrit à propos du sot :
" Le sot est automate, il est machine, il est ressort, le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité ; il est uniforme, il ne se dément point : qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie ; c'est tout au plus le boeuf qui meugle, ou le merle qui siffle, il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce : ce qui paraît le moins en lui, c'est son âme, elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose." (142)
Ces lignes, je crois vite les comprendre, elles me font vaguement songer à Bergson : si, comme ce dernier l'affirme dans Le rire, le comique est "du mécanique plaqué sur du vivant", le sot doit fait rire et en effet on rit souvent de lui. Dans son Bréviaire de la bêtise(2008), Alain Roger mentionne ce texte de La Bruyère, en passant, le résumant ainsi en note : "Identité incarnée, à peine ambulante" (p.109)
Il ne dit rien en revanche du passage qui le suit et qui porte encore sur le sot. Mais alors ce que j'y découvre me stupéfie dans un premier temps:
" Le sot ne meurt point ; ou si cela lui arrive selon notre manière de parler, il est vrai de dire qu'il gagne à mourir, et que dans ce moment où les autres meurent, il commence à vivre : son âme alors pense, raisonne, infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout ce qu'elle ne faisait point ; elle se trouve dégagée d'une masse de chair où elle était comme ensevelie sans fonction, sans mouvement, sans aucun du moins qui fût digne d'elle : je dirais presque qu' elle rougit de son propre corps et des organes bruts et imparfaits auxquels elle s'est vue attachée si longtemps, et dont elle n'a pu faire qu'un sot ou qu'un stupide ; elle va d'égal avec les grandes âmes, avec celles qui font les bonnes têtes ou les hommes d'esprit. L'âme d' Alain (sic) ne se démêle plus d'avec celle du grand Condé, de Richelieu, de Pascal et de Lingendes." (La Pléiade, éd.1941, p.358).
Il y a désormais quelque chose de platonicien. Précisément c'est au Phédon que je pense. Socrate fait parler ainsi les philosophes :
" Peut-être bien y a-t-il comme un raccourci capable de nous mener droit au but, dès lors que le raisonnement suivant nous guide quand nous sommes au milieu d'une recherche : tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons ; et, nous l'affirmons, ce à quoi nous aspirons, c'est le vrai (...) Pour nous, réellement la preuve est faite : si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il faut que nous nous séparions de lui et que nous considérions avec l'âme elle-même les choses elles-mêmes (...) Alors, oui, nous serons purs, étant séparés de cette chose insensée qu'est le corps. Nous serons, c'est vraisemblable, en compagnie d'êtres semblables à nous, et, par ce qui est vraiment nous-mêmes, nous connaîtrons tout ce qui est sans mélange - et sans doute est-cela le vrai" (66b-67a, éd. Brisson, p.1182)
Le deuxième texte éclaire le premier mais en même temps, le contextualisant, en affaiblit la vérité, si tant est qu'il ait en lui quelque chose de vrai. On comprend désormais que le sot est prisonnier de son corps : il n'est au fond qu'accidentellement sot. Est-on loin de Descartes qui, dans la lettre à Hyperaspites, attribue à l'âme du foetus des idées métaphysiques que l'état de son corps ne lui permet pas d'actualiser ?
" Ce n'est pas que je me persuade que l'esprit d'un enfant médite dans la ventre de sa mère sur les choses métaphysiques (...) Il n'y a rien de plus conforme à la raison que de croire que l'esprit nouvellement uni au corps d'un enfant n'est occupé qu'à sentir ou à apercevoir confusément les idées de la douleur, du chatouillement, du chaud, du froid, et semblables qui naissent de l'union ou pour ainsi dire du mélange de l'esprit avec le corps. Et toutefois, en cet état même, l'esprit n'a pas moins en soi les idées de Dieu, de lui-même, et de toutes ces vérités qui de soi sont connues, que les personnes adultes les ont lorsqu'elles n'y font pas attention : car il ne les acquiert point après avec l'âge. Et je ne doute point que s'il était dès lors délivré des liens du corps, il ne les dût trouver en soi." (août 1641)
Le sot : en somme, un adulte contraint par l'imperfection de son corps à conserver son âme de foetus. Ainsi la mort va-t-elle produire en lui ce qu'aucune éducation ne pouvait réussir : la connaissance du vrai.

mardi 17 avril 2012

Histoire d'huître : La Fontaine, Descartes, Locke.

Dans les Fables de La Fontaine, les animaux parlent. Mais pas l' huître. Elle n'est qu' un objet muet du désir :
" Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître que le flot y venait d'apporter :
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent" (Livre IX, fable IX)
Sans un mot, l' huître finira pas se faire gober (gruger, dit La Fontaine) par Perrin Dandin. Mais ce dernier ne s' est pas posé le problème qui me retient aujourd'hui : cette huître avait-elle un esprit ?
Deux pièces au dossier.
La première est la célèbre lettre de Descartes au Marquis de Newcastle (23 Novembre 1646). Le philosophe y argumente en faveur de sa conception de l' animal-machine. À la fin de la lettre, Descartes prend en compte l' objection suivante : la ressemblance entre les organes des animaux et les nôtres rend vraisemblable l' existence en eux comme en nous d' une pensée (" bien que la leur soit beaucoup moins parfaite ").
Voici comment Descartes y répond :
" Si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous ; ce qui n'est pas vraisemblable, à cause qu' il n' y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu' il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d' eux, comme sont les huîtres, les éponges, etc." (La Pléiade, p.1256-1257)
Le point de départ du raisonnement est la croyance cartésienne dans le dualisme : l'homme est constitué de deux substances unies mais de nature radicalement différente. Le corps est essentiellement matériel et étendu, donc destructible ; quant à l' âme (on peut aussi bien dire l'esprit) , immatérielle et non spatiale, elle n'est pas touchée par la destruction, à la mort, du corps.
Toute âme étant donc essentiellement immortelle, si les animaux ont une âme, la proposition " toute huître a une âme immortelle " est vraie ce qui défie l' entendement cartésien (qui est sur ce point aussi le nôtre !).
L' huître est donc dans le bestiaire cartésien l' un des animaux les plus imparfaits.
Or, c'est cette même huître que Locke, presque 50 ans plus tard, va juger avoir autant de perfection intellectuelle qu' un être humain depuis sa naissance maximalement handicapé sensoriellement.
Voici les lignes consacrées à la révision à la hausse de l' être de l' huître :
" De la manière dont est faite une huître ou une moule, nous en pouvons raisonnablement inférer, à mon avis, que ces animaux n' ont pas les sens si vifs, ni en si grand nombre, que l'homme ou que plusieurs autres animaux. Et s' ils avaient précisément les mêmes sens, je ne vois pas qu' ils en fussent mieux, demeurant dans le même état où ils sont, et dans cette incapacité de se transporter d'un lieu dans un autre. Quel bien feraient la vue et l'ouïe à une créature qui ne peut se mouvoir vers les objets qui peuvent lui être agréables, ni s'éloigner de ceux qui lui peuvent nuire ? À quoi serviraient des sensations vives qu' à incommoder un animal comme celui-là, qui est contraint de rester toujours dans le lieu où le hasard l'a placé, et où il est arrosé d' eau froide ou chaude, nette ou sale, selon qu' elle vient à lui ?
Cependant je ne saurais m'empêcher de croire que dans ces sortes d' animaux il n'y ait quelque faible perception qui les distingue des êtres parfaitement insensibles. Et que cela puisse être ainsi, nous en avons des exemples visibles dans les hommes mêmes. Prenez un de ces vieillards décrépits à qui l'âge a fait perdre le souvenir de tout ce qu' il a jamais su : il ne lui reste plus dans l' esprit aucune des idées qu' il avait auparavant, l' âge lui a fermé presque tous les passages à de nouvelles sensations, en le privant entièrement de la vue, de l'ouïe et de l'odorat, et en lui ôtant presque tout sentiment du goût ; ou si quelques-uns de ces passages sont à demi ouverts, les impressions qui s'y font, ne sont presque point aperçues, ou s' évanouissent en peu de temps. Cela posé, je laisse à penser (malgré tout ce qu' on publie des principes innés) en quoi un tel homme est au-dessus de la condition d'une huître, par ses connaissances et par ses connaissances et par l' exercice de ses facultés intellectuelles. Que si un homme avait passé soixante ans dans cet état, (ce qui pourrait aussi bien faire que d'y passer trois jours) je ne saurais dire quelle différence il y aurait eu, à l'égard d' aucune perfection intellectuelle entre lui et les animaux du dernier ordre." (Essai sur l'entendement humain, II, 9, 13-14)
Le point commun entre Descartes et Locke : l' huître est un des animaux les plus imparfaits. La différence : pour Locke, l' huître, loin d' être réductible à un ensemble matériel, a des idées parce qu'elle a des sens, même si sa sensibilité est réduite et donc ses idées pauvres. Dit autrement : le plus parfait des animaux du dernier ordre peut avoir autant d' esprit que le plus imparfait du plus perfectionné des animaux.
Quand, dans les Nouveaux essais sur l' entendement humain (1704), Philalèthe (le représentant de Locke) expose à Théophile la position du philosophe anglais, Leibniz met alors ces mots dans la bouche de son porte-parole :
" Fort bien, et je crois qu' on en peut dire autant des plantes " (II, 8).
À la question " l' huître a-t-elle un esprit ?", Locke et Leibniz s' entendent donc pour répondre, contre Descartes, affirmativement. Une fois cette argumentation mise en place, qui introduit une continuité entre l' humain et l' animal du point de vue de la sensibilité, on peut donc soutenir que de ce point de vue tel animal est supérieur à tel homme. En écho, deux passages de Singer :
" En général, s'il nous faut choisir entre la vie d' un être humain et celle d' un autre animal nous devons sauver celle de l' humain ; mais il peut y avoir des cas particuliers où l'inverse sera vrai, quand l' être humain en question ne possède pas les capacités d'un humain normal. " (La libération animale, 1993, p. 55-56)
" Tuer un chimpanzé est pire que tuer un être humain qui, du fait d'un handicap mental congénital, n'est pas et ne sera jamais une personne." (Questions d'éthique pratique, 1997, p. 120)
C'est le principe des vases communicants : révision à la hausse des animaux, révision à la baisse des hommes.

Commentaires

1. Le mercredi 18 avril 2012, 11:03 par marie-anne paveau
très beau texte, que j'ai intégré à un billet sur REALISTA : http://realista.hypotheses.org/1062
merci pour le texte et pour la licence CC
2. Le mercredi 18 avril 2012, 16:03 par Philalèthe
Merci beaucoup !
Juste une remarque : le pseudo est Philalèthe (qui aime la vérité) :-)
3. Le vendredi 20 avril 2012, 11:19 par Cédric Eyssette
Dans le bestiaire platonicien, l'huître est aussi l'un des animaux les plus imparfaits.
Cf. Timée, 92b : « La quatrième espèce, celle qui vit dans l'eau, provient de ceux qui étaient tombés au plus bas degré de la sottise et de l'ignorance. Ceux qui les ont remodelés ne les ont même pas jugés dignes de respirer l'air pur, tant leur âme pleine de désordres avait d'impureté ; au lieu de leur faire respirer un air léger et pur, les dieux les ont précipités dans les profondeurs où ils inhalent une eau trouble. De là vient le peuple des poissons et celui des coquillages et de tous les animaux qui vivent dans l'eau ; en châtiment de leur ignorance la plus basse, ils se sont vus attribuer les demeures les plus basses. »
On le voit aussi dans les comparaisons suivantes :
– Phèdre 250c : « dans une lumière pure, nous étions purs ; nous ne portions pas la marque de ce tombeau que sous le nom de “corps” nous promenons à présent avec nous, attachés à lui comme l'huître à sa coquille. »
– République, X 611d-e : « C'est ainsi que nous contemplons l'âme, dans un état où elle est sujette à une myriade de maux […]. Il faut porter notre regard sur son amour de la sagesse et nous représenter ce à quoi elle s'attache et ce dont elle recherche la compagnie, en raison de sa parenté avec ce qui est divin, immortel et éternel ; il faut penser à ce qu'elle deviendrait si elle s'engageait tout entière à la suite d'un tel être et si, portée par un tel élan, elle s'arrachait aux fonds marins où elle gît à présent, en se délestant des couches pétrifiées et des coquillages dont elle est incrustée. »
– Philèbe, 21c : « De plus, étant dépourvu de mémoire, il te serait sans doute même impossible de te souvenir que tu as joui, pas plus que le plaisir qui se produit à l'instant ne pourrait te laisser de souvenir. Ne possédant pas d'opinion vraie, tu croirais ne pas jouir au moment où tu jouis et, incapable de raisonner, tu serais incapable de prévoir aucune jouissance à venir. Ce n'est pas une vie d'homme que tu vivrais, mais celle d'un mollusque ou d'un animal marin vivant dans une coquille. »
4. Le vendredi 20 avril 2012, 18:28 par Philalèthe
Merci beaucoup, Cédric, pour ces textes précieux !

vendredi 13 avril 2012

À quoi pense un foetus ? Descartes et Locke.

On connaît sans doute ce passage de la lettre de Descartes à Hyperaspites (août 1641) :
“ Je n’ai d’ailleurs pas affirmé sans raison que l’âme humaine, où qu’elle soit, même dans le ventre de la mère, pense toujours : en effet, peut-on souhaiter un argument plus certain et plus évident que la preuve par laquelle j’ai montré que la nature ou essence de l’âme consiste en ceci qu’elle pense, de même que l’essence du corps consiste en ceci qu’il est étendu ? Aucune chose, en effet, ne peut jamais être privée de sa propre essence, et, pour cette raison, j’estime qu’il ne faut pas croire celui qui nie que son âme a pensé pendant le temps où il ne se souvient pas avoir eu conscience qu’elle pensait, plus que s’il niait que son corps était étendu pendant qu’il n’a pas eu conscience que ce corps avait de l’extension. Toutefois, je ne me persuade pas pour autant que l’esprit de l’enfant médite sur les choses métaphysiques dans le ventre de la mère ; au contraire, s’il est permis de conjecturer d’une chose que nous ne voyons pas, l’expérience nous montrant que nos esprits sont tellement joints à des corps qu’ils sont presque toujours affectés par eux et que, bien qu’en un corps adulte et sain, une âme vigilante jouisse de quelque liberté pour penser à d’autres objets que ceux qui lui sont présentés par les sens, pareille liberté ne se trouve ni chez les malades, ni chez ceux qui dorment, ni chez les enfants, et qu’elle est d’ordinaire d’autant moindre que l’ âge est plus tendre, rien n’est donc plus conforme à la raison que de penser qu’un esprit, récemment uni au corps d’un enfant, n’est occupé qu’à percevoir ou à sentir confusément les seules idées de douleur, de plaisir, de chaleur, de froid, et autres semblables, qui naissent de cette union, pour ainsi dire de ce mélange. Pourtant cet esprit n’a pas moins en lui les idées de Dieu, de lui-même, et de toutes les vérités évidentes, que ne les ont les hommes adultes quand ils n’y font pas attention ; car il ne les acquiert pas par après avec l’âge ; et je ne doute pas que s’il était dégagé des liens du corps, il les trouveraient en lui. »
Par comparaison on appréciera ces quelques lignes de Locke, 48 ans plus tard :
« Le fœtus dans le ventre de la mère ne diffère pas beaucoup de l’état d’un végétal ; et il passe la plus grande partie du temps sans perception ou pensée, ne faisant guère autre chose que dormir dans un lieu, où il n’a pas besoin de téter pour se nourrir, et où il est environné d’une liqueur, toujours également fluide, et presque toujours également tempérée, où les yeux ne sont frappés d’aucune lumière, où les oreilles ne sont guère en état de recevoir aucun son, et où il n’y a que peu, ou point de changement d’objets qui puissent émouvoir les sens » (Essai sur l’entendement humain, II, 1, 21, trad. Coste)

Locke contre la thèse : l' âme pense toujours ou Il arrive qu'en visant Descartes on atteigne sans le savoir Freud !

Après avoir nié la réalité des idées innées, John Locke continue d'argumenter contre le cartésianisme en refusant à l'âme la propriété de penser toujours. À cette fin, il invoque l' expérience commune selon laquelle on n' a pas conscience de penser toujours : le souvenir du sommeil sans rêves. Or, de manière amusante, on peut lire (anachroniquement bien sûr) certaines de ses lignes comme jetant aussi le soupçon - mais pour nous seulement- sur la croyance freudienne dans une pensée inconsciente. Par exemple, ce passage :
" Réveillez un homme d'un profond sommeil, et demandez-lui à quoi il pensait dans ce moment. S'il ne sent pas lui-même qu'il ait pensé à quoi que ce soit dans ce temps-là, il faut être grand devin pour pouvoir l'assurer qu'il n' a pas laissé de penser effectivement. Ne pourrait-on pas lui soutenir avec plus de raison, qu'il n'a point dormi ? C'est là sans doute une affaire qui passe la philosophie ; et il n' y a qu'une révélation expresse qui puisse découvrir à un autre, qu'il y a dans mon âme des pensées, lorsque je ne puis point y en découvrir moi-même. Il faut que ces gens aient la vue bien perçante pour voir certainement que je pense, lorsque je ne le saurais voir moi-même, et que je déclare expressément que je ne le vois pas" (Essai sur l'entendement humain, I, II, 19, trad. Coste)
On réalise que, si on peut voir, à la rigueur, ce passage comme critiquant la psychanalyse, c'est parce qu' au-delà de leurs différences Descartes le rationaliste et Locke l'empiriste partagent la thèse que " thinking consists in being conscious that one thinks", ce qui conduit Locke à soutenir que la proposition " l'homme pense et n'en a pas conscience" est aussi inintelligible que cette autre " l'homme a faim et n'en a pas conscience".

samedi 4 février 2012

Jouffroy et Descartes ou doit-on désespérer de la philosophie ? Billet sceptique.

Jacques Bouveresse dans son cours de 2008 au Collège de France portant sur les systèmes philosophiques et récemment mis en ligne cite un de ses prédécesseurs dans cette institution, Théodore Jouffroy (1796-1842) :
" Deux faits (qui) frappent tous les esprits dans le spectacle de la philosophie et (qui) dominent toute son histoire : d’une part, à toutes ses grandes époques, à toutes les époques lucides des annales de l’humanité, le privilège étonnant qu’elle a d’occuper et d’absorber les plus hautes et les plus fermes intelligences, de l’autre, malgré les travaux et les efforts de ces hautes intelligences, le malheur non moins extraordinaire, qui consiste dans le fait qu’elle n’est jamais parvenue à résoudre aucune des questions qu’elle se pose."(« De l’organisation des sciences philosophiques » 1842, in Théodore Jouffroy, Nouveaux mélanges philosophiques, précédés d’une notice et publiés par P.H. Damiron, 4ème édition, Hachette, 1882, p. 66.)
Or, c'est déjà la position de Descartes en 1637 dans Le discours de la méthode (I) :
" Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu'elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n'avais point assez de présomption pour espérer d'y rencontrer mieux que les autres."
Est-ce encore défendable ? S'il est risqué de soutenir que la philosophie garde aujourd'hui le privilège d'attirer les meilleurs esprits (tant les différentes spécialités d'un savoir cloisonné et complexe peuvent chacune et à juste titre, vue leur difficulté, revendiquer d'attirer les meilleures intelligences), en revanche n'est-il pas justifié de soutenir qu'elle n'est toujours pas "parvenue à résoudre aucune des questions qu'elle se pose" ?
Certes je sais que dans la philosophie analytique, entre autres, certains ne sont pas loin de penser que quelques problèmes philosophiques précis et pointus sont réglés ou en voie d'être réglés. Ainsi naît alors l'espérance de pouvoir légitimement oser parler de progrès et de vérité en philosophie. Mais je crains que le consensus sur la résolution en question ne soit pas partagé par la communauté philosophique mais par un sous-ensemble de cette communauté, persuadé à tort ou à raison (n'est-ce pas trop tôt pour pouvoir en décider ?) que l'avant-garde qu'elle constitue réalise des avancées pionnières.
Encore une fois, je ne veux pas jeter un soupçon malsain sur cette prétention (il faut identifier les problèmes en question et lire les ouvrages s'y référant). Juste formuler une mise en garde : quand un problème mathématique est réglé, c'est l'ensemble des mathématiciens qui le reconnaissent (même si chacun d'entre eux n'a pas la compétence requise pour justifier mathématiquement sa croyance). Or, tant que l'ensemble des philosophes ne s'entend pas sur le fait que tel ou tel problème est réglé, ne peut-on pas rester légitimement au niveau d'un doute que certes Descartes a cru surmonter mais qui malheureusement a englobé son système comme tous les autres desquels il pensait pouvoir se distinguer ?

Commentaires

1. Le dimanche 5 février 2012, 18:08 par quentin
Les problèmes que la philosophie a "réglé" n'appartiennent-ils pas aujourd'hui à d'autres disciplines ? Je pense par exemple au domaine de la logique, qu'on considère aujourd'hui être une partie des mathématiques.
2. Le dimanche 5 février 2012, 19:31 par Philalèthe
"Il est certes vrai, du point de vue historique, qu’à mesure que les sciences se constituaient en disciplines séparées et autonomes ce qui, en elles, appartenait à la philosophie et à son histoire s’est transformé en science et en histoire des sciences." Jacques Bouveresse, « Cours 6. L’histoire de la philosophie et la question de la vérité des philosophies », in Qu'est-ce qu'un système philosophique ? (« Langage et connaissance ») URL : http://philosophie-cdf.revues.org/1...

mercredi 12 octobre 2011

D'un point commun aux fables et aux maths et plus généralement de l'homme et des animaux (La Fontaine, Descartes, Montaigne).

Lisant la préface que La Fontaine a écrite à son oeuvre, j'y trouve une analogie inhabituelle entre les mathématiques et les fables :
" Comme par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d'autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l'on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les moeurs, on se rend capable des grandes choses" (La Pléiade, 1991, p.8)
Les fables seraient donc à l'action ce que les mathématiques seraient à la connaissance. Néanmoins La Fontaine leur donne aussi une fonction de connaissance, assez inattendue puisqu'elles serviraient autant à connaître les hommes que les animaux, précisément à connaître les propriétés humaines par le fait qu'elles sont identiques à des propriétés animales :
" Elles ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d'autres connaissances (note 1). Les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l'homme, il prit la qualité dominante de chaque bête (note 2) De ces pièces si différentes il composa notre espèce, il fit cet ouvrage qu'on appelle le petit monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu'elles nous représentent confirme les personnes d'âge avancé dans les connaissances que l'usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent. Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n'en connaissent pas encore les habitants, ils ne se connaissent pas eux-mêmes. On ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu'on peut : il leur faut apprendre ce que c'est qu'un lion, un renard, ainsi du reste ; et pourquoi l'on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C'est à quoi les fables travaillent : les premières notions de ces choses proviennent d'elles."
On est frappé par le ton anti-cartésien (note 3) de cette comparaison homme /animal. Comme il l'explicite dans Les deux rats, le renard et l'oeuf, le fabuliste, dans la tradition ouverte par Montaigne (note 4), défend l'idée d'une continuité homme / animal. Dans le texte cité, elle est explorée à la fois sous son aspect théorique (la connaître, c'est connaître l'homme) que pratique, éthique (la connaître, c'est apprendre à agir comme on doit).
note 1 : on comparera à ce qu'écrit Descartes des fables dans la première partie du Discours de la méthode (1637) . " Je savais (...) que la gentillesse des fables réveille l'esprit (...). Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables (...) outre que les fables font imaginer plusieurs évènements comme possibles qui ne le sont point." On réalise que ce qui oppose La Fontaine à Descartes est entre autres la valeur de la fiction dans la connaissance et dans la formation morale.
note 2 : Ce passage de La Fontaine est éclairé par quelques vers d'Ovide tirés des Odes (I, 16) : "On dit que Prométheus, contraint d'ajouter au limon primitif des parties prises de tous côtés, mit dans notre poitrine la violence du lion furieux".
note 3 : Descartes a soutenu la thèse de l'animal-machine : elle revient à priver tout animal de propriétés mentales et à l'identifier exclusivement à une matière intelligemment organisée en vue de la survie par Dieu. L'homme, lui, est aussi machine mais à celle-ci est unie un esprit, qui subit les effets de la machine (dans les passions) et aussi agit sur elle (dans l'exercice de la volonté). Dans le Discours à Madame de la Sablière( merci à Rémy S. de m'avoir fait connaître ce texte), La Fontaine souligne clairement dans la tradition ouverte par la princesse Élisabeth de Bohême l'énigme que représente du coup l'action de l'esprit sur le corps si l'un et l'autre sont de nature radicalement différente.
note 4 : "Plutarque dit en quelque lieu qu'il ne trouve point si grande distance de beste a beste, comme il trouve d'homme à homme. Il parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité, je trouve si loing d' Epaminundas, comme je l'imagine, jusques à tel que je connais, je dy capable de sens commun, que j'encherirois volontiers sur Plutarque ; et dirois qu'il y a plus de distance de tel à tel homme qu'il n'y a de tel homme à telle beste." (Essais, Chapitre XLII, De l'inequalité qui est entre nous). Dans les éditions publiées du vivant de Montaigne, on lit : " c'est-à-dire que le plus excellent animal, est plus approchant de l'homme, de la plus basse marche, que n'est cet homme, d'un autre homme grand et excellent ".

dimanche 18 septembre 2011

Jocelyn Benoist et Descartes sur la fiction.

Le premier chapitre du dernier livre de Jocelyn Benoist "Éléments de philosophie réaliste" (Vrin, 2011) - ouvrage qui se situe explicitement dans la tradition ouverte par WittgensteinAustin et prolongée par Charles Travis et qui, à mes yeux du moins, accentue le virage analytique de l'auteur- porte sur la représentation. Benoist y défend la thèse que le concept de représentation appelle logiquement celui de réalité et qu'une thèse d'inspiration post-moderne comme "tout n'est que représentation" est donc conceptuellement dépourvue de sens. Dans les dernières pages de ce chapitre où il réfléchit à l'usage du terme "représentation" quand celui-ci ne désigne pas la représentation de quelque chose de réel, je lis le passage suivant :
" Je resterai sur ce plan sur le terrain de la suggestion car un tel problème appellerait de longs développements. Mais, pour donner une idée de ce qui est en question, je me contenterai de demander quelles sont, par exemple, les conditions de la fiction, entendue comme un certain type d'usage intentionnellement non véritatif de ce qui se présente bien pourtant en un sens comme des représentations. À l'analyse, il apparaîtrait qu'il n'est pas absurde de dire (que) c'est toujours bien du réel que la fiction parle - en un certain sens, de quoi d'autre pourrait-elle parler ? Ceci non pas au sens où elle prétendrait énoncer la vérité d'un réel particulier - même si elle peut aussi le faire parfois, selon des modalités bien particulières - mais en celui où les motifs qu'elle constitue n'ont de sens que réinscrits dans l'ordre du réel, par rapport auquel ils creusent éventuellement des écarts. Pour le dire autrement, on n'a jamais que les chimères de sa réalité. Non pas que celles-ci s'y trouveraient déjà faites et qu'on n'aurait plus qu'à les y puiser ; mais c'est dans notre rapport à cette réalité exclusivement que nous les faisons et qu'elles se déterminent. Ce qui fait la force d'une chimère parce que sa distinction, de ce point de vue, c'est paradoxalement son caractère "réel"." (p.42, 43)
Or, cette position, qui a sans doute beaucoup de force, n'est-elle pas sinon tout à fait, du moins en très grande partie la position classique défendue par Descartes en particulier au début de la première Méditation métaphysique (1641) ?
" Car de vrai les peintres, lors même qu'ils s'étudient avec le plus d'artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux ; ou bien, si peut-être leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau, que jamais nous n'ayons rien vu de semblable, et qu'ainsi leur ouvrage nous représente une chose purement feinte et absolument fausse, certes à tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent-elles être véritables ?" (La Pléiade, p.269)
Sur ce point précis, le progrès de l'argumentation philosophique entre ces deux textes séparés par 370 ans ne m'apparaît pas. Certes si la position est vraie, elle ne doit pas progresser.

Commentaires

1. Le dimanche 18 septembre 2011, 11:07 par quentin
J'ai l'impression qu'il y a une légère nuance. Chez Descartes, il y a l'idée que la fiction puise ses éléments dans la réalité et les réorganise. Chez Jocelyn Benoist, il y a en plus l'idée que la fiction se définie relativement à la réalité, c'est à dire (peut être) que cette réorganisation elle même ne prend sens que par la façon dont elle se différencie de l'organisation de la réalité... ?
2. Le mardi 25 octobre 2011, 23:25 par HW
Si cela vous intéresse, Pascal Engel a fait un compte-rendu très critique de l'ouvrage précédent de Benoist, Concepts, qu'on trouve sur la page perso d'Engel (Online papers / Articles récents / "Les concepts neufs de l'empereur").
H.
3. Le mercredi 26 octobre 2011, 07:35 par Philalèthe
Merci beaucoup pour cette référence.

jeudi 1 septembre 2011

Le rocambolesque : Descartes et Roger Vailland.

On connaît la fin de la Première Méditation Métaphysique de Descartes. Ce dernier vient de donner de bonnes raisons de douter de tout.
" Mais ce dessein est pénible et laborieux, et une certaine paresse m'entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de même qu'un esclave qui jouissait dans le sommeil d'une liberté imaginaire, lorsqu'il commence à soupçonner que sa liberté n'est qu'un songe, craint d'être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j'appréhende de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m'apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d'être agitées."
Roger Vailland écrit, lui, dans Action en octobre 1947 un article intitulé Actualité de Rocambole:
Rocambole c'est analogue au rêve éveillé que fait le prisonnier dans sa cellule ou l'adolescent pauvre dans sa chambre solitaire. Tout est possible pour le héros auquel s'identifie le rêveur : il participe à des festins, les plus belles femmes l'aiment, ses ennemis sont humiliés, le peuple le porte en triomphe, sa vieille mère pleure de joie. Il s'est évadé du présent."
Certes Vailland aime bien lire Rocambole ( " Le roman psychologique m'ennuie (il pense entre autres à Mauriac). Moi qui n'ai pas d'âme, comment serais-je touché par les cas de conscience des âmes torturées ?") mais comme Descartes le rêve du prisonnier, il identifie Rocambole aux illusions qui détournent de la réalité :
" Fuite dans le rêve, c'est pourquoi Rocambole fut une oeuvre pernicieuse (...) Le rêve éveillé offre une "compensation" au prisonnier, il ne l'incite pas à briser ses barreaux. La bergère qui rêve d'épouser le fils du roi ne songe pas à mettre en question le pouvoir royal. Et le roi a tout intérêt à ce que ses poètes officiels mystifient les bergères en leur faisant croire qu'il n'est pas impossible que le fils du roi les épouse.
C'est pourquoi Karl Marx a dit que Les Mystères de Paris étaient une mystification. C'est pourquoi Rocambole est une oeuvre mystificatrice et réactionnaire."
Bien sûr ce n'était pas le souci de Descartes de contester l'ordre social, il vise la liberté de son esprit qu'il tend pourtant à fuir tant l'effort pour l'obtenir est étonnamment coûteux et possiblement incertain. Certes à travers la possibilité ouverte d'une fondation de la morale il en espère des retombées pratiques . Mais Descartes n'a-t-il pas écrit quelques lignes où la fiction est aussi dénoncée comme décrivant un monde irréel ? Et s'il porte un regard sceptique sur l'histoire, n'est-ce pas précisément en tant qu'elle ne peut pas ne pas ressembler un peu à cette même fiction ?
" Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point ; et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne changent ni n'augmentent la valeur des choses, pour les rendre plus dignes d'être lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres circonstances : d'où vient que le reste ne paraît pas tel qu'il est, et que ceux qui règlent leurs moeurs par les exemples qu'ils en tirent, sont sujets à tomber dans les extravagances des Paladins de nos romans, et à concevoir des desseins qui passent leurs forces." (Discours de la méthode 1)
Certes si pour Vailland le roman paralyse l'action (en confinant la pensée à l'élaboration des hypothèses romanesques), pour Descartes il la dérègle en encourageant une action donquichottesque caractérisée par la démesure. Néanmoins les deux s'accordent pour reconnaître dans la fiction une cause de désordre pratique et pas simplement d'errance théorique.

mercredi 30 mars 2011

Pommes pourries : Descartes, puis Wittgenstein.

Descartes dans sa réponse aux objections du P. Bourdin :
" Si d'aventure il avait une corbeille pleine de pommes, et qu'il appréhendât que quelques-uns ne fussent pourries, et qu' il voulût les ôter, de peur qu'elles ne corrompissent le reste, comment s'y prendrait-il pour le faire ? Ne commencerait-il pas tout d'abord à vider sa corbeille ; et après cela, regardant toutes ces pommes les unes après les autres, ne choisirait-il pas celles-là seules qu'il verrait n'être point gâtées ; et, laissant là les autres, ne les remettrait-il pas dans son panier ?" (Oeuvres philosophiques T.II p. 982)
Wittgenstein (1937) :
" Je venais de prendre des pommes dans un sac en papier, où elles avaient séjourné longtemps ; j'avais dû en couper beaucoup par la moitié , et jeter la partie pourrie. Comme je recopiais, un instant plus tard une phrase que j'avais décrite, dont la dernière moitié était mauvaise, je la regardai aussitôt comme une pomme à demi pourrie (zur Hälfte faulen Apfel) (Remarques mêlées , p.89-90 GF)
Une différence entre Descartes et Wittgenstein : il arrive à ce dernier de se juger lui-même comme étant aussi corrompu qu'une pomme. Ainsi, dans cette entrée de son journal, datée du 1er octobre 1937 :
" Les cinq derniers jours ont été plaisants : il (Francis Skinner) s'est installé dans la vie ici et a tout fait avec amour et gentillesse, et je n'étais pas, Dieu merci, impatient, et vraiment je n'avais aucune raison de l'être, sauf ma propre nature pourrie (rotten) " ( Monk, Wittgenstein, p.374)

jeudi 24 février 2011

Le cogito, revu par Serge Doubrovski.

Serge Doubrovsky (Libération du 24/02/11) :
" Je dis dans «Le livre brisé» en parlant de ma femme de l'époque, «elle pense à moi, donc je suis.» Cette formule que Descartes n'aurait pas appréciée, est la mienne "
En fait, dans l'esprit cartésien, on pourrait aussi le dire : si je dis "elle pense à moi", c'est que je pense, donc j'existe en tant que chose qui pense. Bien sûr on peut dire tout autant: "elle ne pense pas à moi, donc je suis", alors que pour Doubrovski ça donnerait tristement : " elle ne pense pas à moi donc je ne suis pas ".

dimanche 5 décembre 2010

Descartes et Diderot : tomber dans l'eau comme métaphore de l'entrée dans le scepticisme.

On connaît les premières lignes de la Méditation seconde de Descartes :
" La Méditation que je fis hier m'a rempli l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus."
Il est courant, je crois, d'évoquer pour éclairer cette métaphore l'homme qui se noie. Mais on peut penser aussi bien aux premiers instants d'une chute, quand, même sachant nager, on est sous la surface et sans point d'appui dans l'eau. L'interprétation, moins morbide, annonce la remontée prochaine à l'air libre - sauf à voir au fond de l'eau comme un sol ferme permettant la remontée. Quoi qu'il en soit, c'est dire que le doute sceptique est asphyxiant et irrespirable.
Or, dans la 28ème de ses Pensées philosophiques(1746), Diderot a recours à la même métaphore pour désigner le scepticisme :
" Les esprits bouillants, les imaginations ardentes ne s'accommodent pas de l'indolence du sceptique. Ils aiment mieux hasarder un choix que de n'en faire aucun ; se tromper que de vivre incertains ; soit qu'ils se méfient de leur bras, soit qu'ils craignent la profondeur des eaux, on les voit toujours suspendus à des branches dont ils sentent toute la faiblesse, et auxquelles ils aiment mieux demeurer accrochés que de s'abandonner au torrent " (p. 26, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1972)
Métaphore étrange de ce torrent bouillonnant craint par les esprits bouillants et qui emporte les sceptiques indolents. Il n'est pas indifférent que ce soit une eau dont le courant puissant entraîne. Les dogmatiques n'ont pas le courage d' abandonner les certitudes infondées auxquelles ils s'accrochent car ils craignent de perdre pied sans elles. Mais le sceptique se laisse aller, il garde quand même la tête hors de l'eau mais reste largement passif :
" J'ai vu des individus de cette espèce inquiète qui ne concevaient pas comment on pouvait allier la tranquillité d'esprit avec l'indécision. " Le moyen de vivre heureux sans savoir qui l'on est, d'où l'on vient, où l'on va, pourquoi l'on est venu !"
Le sceptique cartésien boit la tasse alors que celui imaginé par Diderot respire aisément. Les deux restent soumis plus ou moins à quelque chose de plus fort qu'eux.
Ce que cette métaphore a de dérangeant vient de ce qu'on se représente ordinairement le plus fort comme celui qui échappe au courant en saisissant une branche. Ici c'est inversé car c'est en effet un signe de courage de ne pas résister à un doute, plus justifié, pour Diderot, que les illuminations censées apporter un havre de paix. Le philosophe ne condamne pas ici le déisme (au contraire que d'argumentations pro-déiste dans ces pages !) mais plutôt les croyances superstitieuses des Églises.
J'aimerais savoir quels sont les plus anciens textes où se trouve l'association du doute à l'eau.

mardi 9 mars 2010

Wittgenstein et Descartes (2)

Il est difficile de ne pas mettre en rapport les deux dernières remarques de De la certitude de Wittgenstein avec un certain passage de la première Méditation métaphysique de Descartes.
Voici d’abord le texte cartésien :
« Mais encore que les sens nous trompent quelquefois touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature (…)
Toutefois j’ai à considérer que je suis homme, et par conséquent que j’ai coutume de dormir, et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu’ils veillent. Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? (…) Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors. »
Maintenant les dernières remarques de Wittgenstein (datant de deux jours avant sa mort) :
« 675. Si quelqu’un croit qu’il est venu en avion de l’Amérique en Angleterre dans les derniers jours, il ne peut, selon moi, se tromper. Il en va de même quand quelqu’un dit qu’il est à présent assis à une table en train d’écrire.
676. « Mais même s’il est vrai que dans ces cas je ne peux pas me tromper – n’est-il pas possible que je sois sous l’effet d’une drogue ? » Si je le suis et si la drogue m’a ôté toute conscience, alors en ce moment je ne parle ni ne pense vraiment. Je ne peux pas sérieusement supposer que je suis actuellement en train de rêver. Celui qui, dans son rêve, dit : « Je rêve », même s’il le dit à haute voix, a aussi peu raison que si, dans son rêve, il disait : « Il pleut » alors qu’il pleut vraiment. Même si son rêve avait bel et bien un rapport avec le bruit de la pluie. » (trad. Danièle Moyal-Sharrock p.186-187)
Certes Descartes ne dit pas « je rêve » mais seulement « il est possible que je rêve ». Ceci dit, il attend cependant du lecteur que ce dernier lui accorde qu’il puisse avoir raison. Or, c’est sur ce point que porte l’argumentation de Wittgenstein. Avoir raison n’est pas identifiable à dire quelque chose de vrai. En effet, selon lui, bien que le rêveur paraisse dire la vérité, précisément qu’il rêve, et en plus bien qu'il le fasse par une proposition qui serait physiquement identique à celle que formulerait quelqu’un en train de prendre conscience qu’il rêvasse – « je rêve », dit à haute voix, est audible par quiconque se trouve à côté -, il n’a pas raison, ce qui ne revient pas à dire qu’il a tort. Pourquoi ? Parce qu' « avoir raison » et « avoir tort » ne peuvent se dire que de personnes en mesure de juger, en possession donc de leurs moyens intellectuels, dans le cadre d'un contexte précisément déterminé. Or, par hypothèse, la drogue ou le sommeil enlève la capacité de raisonner d'une personne qui est en plus dans un contexte où on n'attend pas d'elle des jugements, vrais, faux ou douteux. Répondant à la voix sceptique qui met en question qu’il ait raison d’affirmer qu’il en train d’écrire, Wittgenstein n’exclut pas absolument la possibilité d’être victime d’une hallucination produite par une drogue. Il veut juste faire reconnaître que si l’hypothèse est vraie, disparaît la possibilité de considérer ce qui nous vient l’esprit comme jugeable à bon droit en termes de vrai ou de faux. Si le discours du philosophe veut être pris au sérieux, il doit admettre et faire admettre qu’il est en mesure de juger (mentalement certes, mais aussi contextuellement) et donc d’avoir raison ou d’avoir tort.
Ne peut-on pas considérer alors que Wittgenstein n’établit pas la distinction radicale que Descartes fixait entre l’hypothèse de la folie et celle du sommeil ? Rappelons d’abord le texte cartésien sur les fous qui prend place après les premières lignes que j’ai citées et la référence aux insensés :
« Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples. »
On sait que ce passage a opposé Derrida à Foucault au niveau de son interprétation. Mais on peut cependant, sans entrer dans les raisons de l’un et de l’autre, reconnaître que Descartes ne met pas la folie sur le même plan que le sommeil, précisément en ce que la folie élimine la possibilité du raisonnement rationnel, alors que le rêve (et la conscience du rêve) n’empêche pas pour lui la pensée rationnelle de poursuivre sa recherche du vrai. Or, sur ce point, Wittgenstein identifie, sinon explicitement du moins implicitement, par le biais de la drogue hallucinatoire, le rêve à la folie.
Avoir raison ne consiste donc pas seulement à dire une proposition vraie, mais à dire une proposition vraie alors qu’on dispose mentalement de la possibilité d’avoir tort et qu'on est socialement, contextuellement parlant, en situation de juger.
La vérité et la fausseté ne sont pas des propriétés intrinsèques des propositions mais elles sont attribuables ou non aux propositions dans le cadre d’un jeu de langage déterminé et d’une forme de vie. Des multiples jeux de langage que présente le paragraphe 23 des Recherches philosophiques, on peut par exemple, pour le cas qui nous intéresse, sélectionner « décrire un objet en fonction de ce qu’on voit (…) faire des conjectures au sujet d’un événement (…) établir une hypothèse et l’examiner ». Or, prenons seulement le premier : décrire un objet en fonction de ce qu’on voit présuppose qu’on voit (pas qu’on croie voir), qu’on décrit bien ou mal un objet (pas qu’on prend conscience d’une hallucination) etc.
De manière plus générale, on peut mettre en évidence que ces dernières remarques wittgensteiniennes rappellent à leur manière que l’investigation poussée en philosophie n’est pertinente que si on ne met pas en doute ce qui conditionne toute investigation poussée, qu’on est réveillé, que nos sens fonctionnent, que nous sommes en mesure de juger etc.

mercredi 17 février 2010

Wittgenstein et Descartes (1)

Dans De la certitude, le dernier texte de Wittgenstein, élaboré dans les dix-huit derniers mois de sa vie, on lit cette remarque qui porte le numéro 160 :
" L'enfant apprend en croyant l'adulte. Le doute vient après la croyance" ("das Kind lernt, indem es dem Erwachsenen glaubt. Der Zweifel kommt nach dem Glauben")
Descartes et Wittgenstein sont d'accord sur un point (comment ne pas l'être d'ailleurs ?) : les adultes transmettent aux enfants ce qu'ils savent par la confiance que ces derniers leur font.
Ils diffèrent sur la valeur de la confiance et de la transmission : Descartes l'a disqualifiée en l'analysant comme crédulité produisant la perpétuation irrationnelle des préjugés collectifs, d'où un enfant mal éclairé car confiant et instruit. Les textes ne manquent pas, par exemple :
" L'homme est entré ignorant dans le monde et la connaissance de son premier âge n'étant appuyée que sur la faiblesse des sens et sur l'autorité des précepteurs, il est presque impossible que son imagination ne se trouve remplie d'une infinité de fausses pensées, avant que cette raison en puisse entreprendre la conduite." (La recherche de la vérité par la lumière naturelle)
À propos des sens, Wittgenstein n'a jamais repris l'idée qu'il faut s'en méfier. Il suffit d'avoir appris que dans certains cas il faut être attentif à ne pas confondre ce qu'on perçoit avec ce qui est réel. En revanche on n'a pas besoin qu'on dise à l'enfant qu'il se fie à sens, ça va de soi, il n'en a même pas conscience (pareil à chacun de nous quand nous ne faisons pas de la philosophie):
" Lorsqu'on enseigne à quelqu'un à calculer, lui enseigne-t-on également qu'il peut se fier à un calcul de son maître ? Mais ces explications doivent bien avoir une fin quelque part. Lui enseigne-t-on aussi qu'il peut se fier à ses sens - puisque, d'un autre côté, on lui dit bien dans nombre de cas que dans tel et tel cas spécial on ne peut s'y fier ?
Règle et exception." (ibidem 34)
C'est précisément l'erreur de Descartes, d'avoir cru prudent de prendre l'exception pour la règle alors qu'il est raisonnable de juger l'exception pour ce qu'elle est, l'exception !
" Supposons que quelqu'un demande : " Sommes-nous vraiment en droit de nous fier au témoignage de notre mémoire (ou de nos sens) comme nous le faisons ?"" (ibid.201)
Si ce n'est pas un professeur de philosophie introduisant au scepticisme ou au doute cartésien, on jugera bizarre cette personne (la question est : poser des questions bizarres de ce type est-il, tout contexte mis à part, un gain de lucidité ?) ?" (ibid. 201)
Dans ces conditions, on comprend que le doute qui vient après les croyances n'est pas comme dans la philosophie de Descartes une mise en question de ces croyances ; il est rendu possible par ces mêmes croyances (par exemple on ne va pas douter en hiver de l'existence de l'étang et encore moins de celle du monde extérieur qui l'englobe mais de la solidité de la couche de glace qui le recouvre, précisément parce qu'on dispose sur la glace de la croyance vraie que si elle est trop mince, elle rompt etc.).
Logiquement on ne peut pas douter de tout car cela supposerait qu'on doute entre autres du sens qu'on donne au mot "doute" et au mot "tout". En fait, Wittgenstein l'a bien fait comprendre, le doute radical vient aussi après la croyance (ici la croyance dans la signification des mots). Descartes avait donc définitivement tort de penser qu'il avait détruit la maison de son savoir jusqu'aux fondations mêmes. C'est tout simplement impossible.

Commentaires

1. Le mercredi 17 février 2010, 14:38 par laurence harang
Bonjour,
Je ne vois pas en quoi Descartes veut détruire la maison de ses certitudes: il veut rendre solide l'édifice !
LH
2. Le mercredi 17 février 2010, 15:15 par philalèthe
Bonjour,
Les textes sont pourtant clairs. En voici deux:
" Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure que de l'abattre, ou s'exercer soi-même à l'architecture et outre cela d'en avoir soigneusement tracé le dessin ; mais qu'il faut aussi d'être pourvu de quelque autre, où on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera etc."
Ce sont les premières lignes de la troisième partie du Discours de la méthode.
On a aussi :
" Je tâchais partout d'imiter les architectes qui, pour élever de solides édifices aux lieux où le roc, l'argile et la terre ferme est couverte de sable, creusent premièrement de profondes fosses, et rejettent de là non seulement le sable, mais tout ce qui se trouve appuyé sur lui, ou qui y est mêlé, afin de poser par après leurs fondements sur la terre ferme ; car de la même façon j'ai premièrement rejeté comme du sable tout ce que j'ai reconnu être douteux ; et après cela, considérant qu'au moins on ne peut pas douter qu'au moins la substance qui doute, ou qui pense, n'existe, je me suis servi de cela comme d'un roc sur lequel j'ai posé les fondements de ma philosophie."
Le texte est tiré de la Réponse aux septièmes objections.
3. Le mercredi 17 février 2010, 16:26 par laurence harang
Je ne comprends toujours pas: il faut sans doute faire une différence entre celui qui doute pour détruire et celui qui doute pour construire; c'est une question d'architecture !
4. Le mercredi 17 février 2010, 17:36 par philalèthe
Descartes a douté en vue de détruire afin de reconstruire. Le début de la première Méditation est encore sur ce point limpide :
" Je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions "
Ou, dès les premières lignes :
" Il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences."
Vous m'étonnez car vous êtes prof de philo et vous faites pourtant comme si vous ne connaissiez pas Descartes... Or, ces choses-là sont bien établies ! C'est sur Wittgenstein que je m'attendais à un échange, pour dire vrai.
5. Le mercredi 17 février 2010, 18:02 par laurence harang
La belle affaire: le prof de philo, ce n'est pas celui qui affirme: " voilà, c'est ça", mais celui qui amène l'élève à reconstruire la démarche de l'auteur.
Je ne comprends pas votre angle d'attaque: il ne s'agit pas de douter de "tout" mais de s'attaquer aux principes du savoir. Le scepticisme et le doute cartésien, ce n'est pas la même chose ! Or vous écrivez "ou".
6. Le mercredi 17 février 2010, 18:23 par philalèthe
1) Vous n'êtes pas une élève, Laurence, et je pense que des profs de philo doivent avoir un héritage commun...
2) Merci de m'apprendre que le scepticisme et le doute cartésien ne sont pas identiques (il y a le ou inclusif et le ou exclusif...) Mais la question imaginée par W. en 201 pourrait être dite aussi bien dans le cadre d'un enseignement sur l'un ou l'autre (car la défiance à l'égard des sens est commune aux doutes sceptique et hyberbolique).
Quant à douter de tout, c'est bien ce à quoi prétend être arrivé Descartes quand il écrit dans la deuxième Méditation:
" Je suppose donc que tout ce que je vois est faux, je crois que rien n'a jamais existé de ce que représente ma mémoire trompeuse, je n'ai pas de sens du tout ; corps, figure, étendue, mouvement et lieu sont des chimères. Qu'est-ce donc qui sera vrai ? Une seule chose peut-être : il n'y a rien de certain." (trad. Beyssade)
Mais tenez-vous vraiment à maintenir vos interventions au niveau de la polémique stérile et déplaisante ?
7. Le samedi 20 février 2010, 23:42 par JohnDoe
"le doute radical vient aussi après la croyance (ici la croyance dans la signification des mots). Descartes avait donc définitivement tort de penser qu'il avait détruit la maison de son savoir jusqu'aux fondations mêmes. C'est tout simplement impossible." Dites-vous.
Vous touchez du doigt quelque chose qui m'est familier notamment à partir de la lecture de Stanley Cavell qui dit quelque part à peu près ceci : "on ne peut enseigner avant la confiance". On peut comme il le fait dramatiser (en suivant Wittgenstein) cette scène d'instruction (Cavell oppose l'instruction à l'intuition) ou prendre le parti d'une contre-philosophie. Et forcément cette contre-philosophie (j'hésite à dire une anti-philosophie) vise à un moment le scepticisme dans sa forme cartésienne.
Je me souviens d'une souris qui doit encore fureter dans un de nos posts précédents. Je n'ai plus la citation exacte mais Wittgenstein demandait en substance que la philosophie se tourne vers ce qui résiste à l'examen des détails.
Si je pense qu'une souris ne peut naître par génération spontanée je n'ai, effectivement, aucune raison d'essayer de comprendre comment elle a pu émerger de vieux chiffons.
Pascal disait de Descartes qu'il était inutile et incertain, Wittgenstein dirait qu'il est emblématique d'une philosophie qui ne se met pas en quête de nos véritables nécessités.
8. Le dimanche 21 février 2010, 16:19 par philalèthe
Anti-philosophie, contre-philosophie, ces expressions sont finalement énigmatiques car si on demande quelle est cette chose qui est opposée à la philosophie, on ne peut pas répondre une philosophie sauf à faire de Wittgenstein un philosophe de plus avec des thèses et un système. Mais que doit-on dire alors ? Devrait-on rester vague et répondre : une pensée ? Une pensée sur la philosophie qui conduirait à la fin de la philosophie ?
9. Le mercredi 12 mai 2010, 19:24 par Frédéric
"Descartes avait donc définitivement tort de penser qu'il avait détruit la maison de son savoir jusqu'aux fondations mêmes."
Je ne crois pas que Descartes ait jamais pensé cela. Les exemples du logis et de l'architecture sont des images. Descartes est très lucide et très clair sur cette question; et vous le citez : "considérant qu'au moins on ne peut pas douter qu'au moins la substance qui doute"
Par ailleurs, d'un point de vue logique, je ne suis pas d'accord avec : "Logiquement on ne peut pas douter de tout car cela supposerait qu'on doute entre autres du sens qu'on donne au mot "doute" et au mot "tout".". On peut douter de tout et vous y participez (en doutant du doute qui porte sur tout), même s'il y a là matière à contradictions, et il faudrait préciser de quelle logique on parle...
Enfin, vous avez selon moi tout à fait raison lorsque vous dites que le doute "est rendu possible par ces mêmes croyances". A tel point qu'on peut parler de croyance en un doute de ces mêmes croyances!
10. Le mercredi 12 mai 2010, 20:03 par Philalèthe
Merci de votre visite !
1) Ce à quoi je me réfère quand j'écris que Descartes pense avoir détruit la maison de son savoir jusqu'aux fondations mêmes, c'est au doute hyperbolique qui précède le cogito, ce dernier limitant radicalement le doute et distinguant définitivement alors le doute cartésien du doute sceptique. Je pense par exemple à ce passage du début de la deuxième Méditation métaphysique :
" Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n'avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain."
2) Je ne peux douter du doute qui porte sur tout qu'en ne doutant pas du sens des mots qui constituent cette proposition. Je veux dire que la proposition "je doute de tout" est conditionnée par des certitudes linguistiques.
11. Le dimanche 30 mai 2010, 12:23 par Descartes
Bravo Mr. Ducray. Vous avez réussit à vaincre le mal avec vos mots. Merci de nous avoir apris tout ça tout le long de l'année.
12. Le samedi 5 juin 2010, 23:37 par Philalèthe
Merci cher Anonyme mais de quel mal parlez-vous donc ?