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dimanche 13 novembre 2011

Sénèque (49), lettre 9 (5) : se faire un ami, est-ce semer, peindre, élever un enfant ?

On dit ordinairement " se faire un ami", le latin dit "faire un ami" (amicum facere). Les deux expressions véhiculent l'idée que l'ami ne tombe pas du ciel tout fait - reste qu'on dit aussi "j'ai trouvé un ami" et que l'expression "un ami tombé du ciel" n'est pas, à la différence de "cercle carré", une expression intrinsèquement contradictoire- et que donc avoir un ami demande, disons généralement, une activité personnelle. C'est d'abord l'activité de l'agriculteur qui permet à Sénèque de faire comprendre à Lucilius que l'amitié requiert une préparation :
" Entre celui qui s'est acquis un ami (qui amicum paravit) et celui qui va l'acquérir (qui parat) il y a la même différence qu'entre le laboureur qui récolte et le laboureur qui sème."
Ce début suggère que l'ami est produit par une action initiale et par le temps qui fait fructifier l'action. Mais la suite, citant un des maîtres de Sénèque, le stoïcien Attale, oriente dans une autre direction, celle d'une action continue, et en plus clarifie la valeur intrinsèque de l'action, indépendamment de son résultat :
" Le philosophe Attale répétait que l'on trouve plus de charme (jucundius) à se faire un ami qu'à l'avoir tout fait, "de même que l'artiste trouve plus de charme à exécuter sa peinture qu'à l'avoir exécutée" (trad. Noblot)
Certes le texte, présentant une analogie - le rapport entre peindre et avoir peint est identique au rapport entre se faire un ami et avoir un ami -, n'implique donc pas que l'ami est un type de peinture mais laisse tout de même penser que peindre et se faire un ami ont des propriétés communes. Ressort plus fortement cependant l'idée que le plaisir est plus grand dans la genèse d'un bien que dans sa possession.
"L'activité inquiète (sollicitudo), qui l'absorbait dans son oeuvre (in opere suo) ne va pas sans une immense joie (ingens oblectamentum) liée à cette activité même (in ipsa occupatione). L'impression n'est pas aussi délicieuse, quand la main de l'ouvrier a posé la dernière touche (qui ab opere perfecto removit manum) : à cette heure, il jouit du fruit de son art (iam fructu artis suae fruitur) ; il jouissait de l'art même, tandis qu'il peignait (ipsa fruebatur arte, cum pingeret). L'adolescence porte chez nos enfants des fruits plus riches ; leurs premiers ans ont plus de douceur (fructuosior est adulescentia liberorum, sed infantia dulcior)."
La compréhension de la fin est incertaine : doit-on penser que la douceur de l'enfant est ressentie dans la relation d'éducation qu'on entretient avec lui ou que l'enfant en soi est doux ? Le point indiscutable est 1) qu' il y a bien deux jouissances : celle du faire et celle du fruit, de ce qu'a produit le faire et (2) que la première dépasse la seconde. Dans mon édition latine du texte (Les Belles Lettres, 1945, p.27), je lis à ce propos cette note (qui doit être de François Préchac) :
" Le plaisir de se faire un ami, dans la théorie mentionnée paragraphe 7, rappelle le plaisir de la chasse selon Pascal"
Voici un extrait du texte auquel pense l'auteur de la note :
" C'est (...) le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de ce qu'on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux ; et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu' ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit." (fragment 126 des Pensées, éd. Le Guern)
On réalise que le rapprochement du passage de Sénèque avec ces lignes de Pascal est à nuancer : l'activité de se faire un ami et le plaisir qu'elle apporte ne détournent pas l'homme qui se livre de quelque chose de meilleur, à l'inverse du divertissement qui pour Pascal empêche de prendre une conscience lucide de soi, précisément de sa misère (sans Dieu). En plus, à la différence du lièvre et de tous les objets visés par le divertissement, l'ami, à défaut d'être un bien intrinsèque, est, on le verra, la condition nécessaire et suffisante d'une vertu, l'exercice de l'amitié.

samedi 8 mai 2010

Sénèque (48) : lettre 9 (4) ou de l'alliance inattendue du philtre et de l'amitié.

Quaeris, quomodo amicum cito facturus sit ? Dicam, si illud mihi tecum convenerit, ut statim tibi solvam quod debeo, et quantum ad hanc epistulam, paria faciamus. Hecaton ait : " Ego tibi monstrabo amatorium sine medicamento, sine herba, sine ullius veneficae carmine : si vis amari, ama." Habet autem non tantum usus amicitiae veteris et certae magnam voluptatem, sed etiam initium et comparatio novae."
Je traduis ainsi :
" Tu demandes : comment se fera-t-il vite un ami ? Je le dirai si on convient que je te paye ce que je te dois et que pour cette lettre nous réglions nos comptes. Hécaton dit : " Je t'indiquerai un philtre amoureux sans drogue, sans herbe, sans enchantement de magicienne : si tu veux être aimé, aime ". Non seulement la pratique d'une amitié ancienne et sûre apporte un grand plaisir, mais aussi le début et la préparation d'une nouvelle."
Hécaton, philosophe stoïcien du 1er siècle av. JC, est une des sources principales de Sénèque quand il écrit le De Benefeciis (Des bienfaits). Mais de son œuvre rien ne reste, sauf quelques citations rapportées par d’autres auteurs, dont précisément Sénèque. À dire vrai, il mentionne bien peu cet auteur dans l’ensemble des Lettres à Lucilius puisque la citation ci-dessus est la dernière de trois. On ne sait pas de quelle œuvre d’Hécaton cette phrase est extraite (on peut faire l’hypothèse qu’on la trouvait dans Sur les devoirs, l’ouvrage que Sénèque a travaillé pour écrire le De benefeciis).
Érudition – rapportée ! – mise à part, je relève l’étrange association entre le philtre amoureux (c’est la traduction littérale d’ amatorium ) et l’amitié (amicitia et non amor ), ce qui mêle une relation (la passion amoureuse) que le stoïcisme disqualifie à une relation qui, on l’a vu, sans être jugée une condition du bonheur, a cependant assez de valeur pour être préférée à l’absence de l’amitié (il suffit de relire la lettre 6 pour prendre la juste mesure de la valeur de cette amitié : on meurt avec elle, on meurt pour elle, dit textuellement Sénèque – cum qua homines moriuntur, pro qua moriuntur - ; ce point est à garder à l’esprit quand on lit Sénèque écrivant dans la lettre 9 que le sage peut vivre sans ami ).
Mais on peut éclairer cette référence au vocabulaire de la passion par l’idée que le philtre amoureux est identifié ici ni aux raisons de son emploi (l’intention de rendre autrui amoureux de soi) ni à ses effets (il rend amoureux) mais strictement à son efficacité.
On notera que la leçon de ce texte est assez distincte de celle que véhiculait la lettre III. En effet Sénèque soulignait d’abord que l’amitié naissait du fait de faire confiance (credere). Puis il prenait même comme cibles ceux qui aiment (amare) avant de juger (judicare), au lieu de juger avant d’aimer. Très nettement, la vraie amitié devait alors avoir son origine dans un processus cognitif qui en venait à causer un attachement (que Sénèque rendait autant par credere que par amare et committere –confier -). En revanche ici Hécaton trouve la première cause de l’amitié dans le sentiment.
Je relève aussi une certaine tension entre d'une part la référence au philtre dont l’efficace rapide est intrinsèque et d'autre part la mention de la préparation (comparatio qui évoque un processus d’aménagement, par exemple Cicéron parle de novi belli comparatio, de la préparation d’une nouvelle guerre). On va bientôt découvrir que la comparaison du sage avec le peintre – et non plus seulement avec le sculpteur – renforce cette idée d’un processus préparatoire lent et actif, distinct nettement d’un amour qui relèverait davantage de la causalité magique du philtre.

mercredi 5 mai 2010

Sénèque (47) : lettre 9 (3) ou l'art de faire sien l'étranger.

Ita sapiens se contentus est, non ut velit esse sine amico, sed ut possit. Et hoc quod dico "possit" tale est : amissum aequo animo fert. Sine amico quidem numquam erit : in sua potestate habet, quam cito reparet. Quomodo si perdiderit Phidias statuam, protinus alteram faciet, sic hic faciendarum amicitiarum artifex substituet alium in locum amissi.
Ce que je traduis par :
" Le sage se contente tant de lui-même que, s'il ne veut pas être sans ami, du moins il le peut. Et ce que je veux dire par "il le peut", c'est qu'il supporte sa disparition avec calme. Sans ami en réalité il ne le sera jamais : c'est en son pouvoir d'en trouver vite un autre. De même que si Phidias perd une statue, il en refera immédiatement une autre, de même ce maître en l'art de lier des amitiés mettra un autre à la place du disparu."
L'ami n'est donc pas quelque chose de rare puisque le sage s'en fait à volonté. Sénèque ne dit pas que la deuxième statue sera en tout point identique à la première mais néanmoins ce sera tout autant une statue.
Ainsi le deuxième ami n'est pas le double du premier mais partage avec le premier la même propriété d' "être l' ami du sage " .
Cette audacieuse et troublante comparaison confère au sage une indépendance au sein même de la relation de dépendance qui le lie avec son ami. Tel le sculpteur avec sa sculpture, le sage crée l'ami, coexiste avec lui et, si besoin est, le recrée.
Commentant la lettre 3, j'ai déjà eu l'occasion de mettre en évidence la complexité de l'altérité de l'ami qui peut aller jusqu'à être identifié à un double de soi, être avec son ami revenant alors à être avec soi. Or, on peut dire aussi cela de Phidias : avec sa statue, il est finalement seul avec lui-même.
La même lettre 3 soulignait en plus que l'ami est notre oeuvre au sens où on le rend fidèle en le croyant fidèle. Reste que l'opposition artiste / artefact contribue ici non seulement à faire de l'ami une création mais en plus à l'identifier à quelque chose de moindre, ce que ne suggérait pas la lettre 3.
Mais Sénèque se réfère-t-il à d'autres reprises dans son oeuvre philosophique à Phidias ?
En fait le sculpteur grec n'est pas une référence ordinaire de Sénèque, qui ne le mentionne que deux autres fois, d'abord dans un tout autre contexte dans un passage du De beneficiis (II XXXIII 2) et ensuite dans la lettre 85 à Lucilius dont voici les termes :
" Phidias ne s'entendait pas seulement à tailler dans l'ivoire ses statues ; il faisait des statues de bronze. Tu lui aurais donné du marbre ou une matière encore plus commune, il en eût tiré tout le meilleur parti possible. Ainsi le sage déploiera sa vertu, s'il le peut au milieu de l'opulence ; sinon, dans la pauvreté ; dans sa patrie, s'il le le peut, sinon en exil ; général ou à défaut simple soldat, entier de ses membres ou perclus. Quel que soit le sort qui lui sera fait, il en tirera une oeuvre mémorable." (éd. Veyne p.866-867)
Il ne s'agit pas ici de remplacer une statue par une autre, mais de multiplier les statues quel que soit le matériau. Reste que dans les deux textes le sculpteur est le modèle du sage.
Dans le premier cas, c'est la capacité à refaire une statue qui est mise en relief ; dans le deuxième, c'est celle de faire une statue à partir de n'importe quelle matière.
La matière n'est pas non plus identique dans les deux passages : dans la lettre 9, c'est la matière humaine à laquelle le sage sait donner une forme amicale ; dans la lettre 85, la matière est le sort (fortuna). En plus la statue-ami se perd alors que la mise en forme sage des événements certes se répète mais reste mémorable (memorabile).
Ces deux textes défendent néanmoins une thèse commune : que la sage est à l'abri d'une dissolution, d'une décomposition de soi, que causerait une extériorité, humaine ou non, mais destructrice en tout cas.

mercredi 21 avril 2010

Sénèque (46) : lettre 9 (2) ou un ami n'est pas un organe vital.

1.“Hoc inter nos et illos interest : noster sapiens vincit quidem incommodum omne, sed sentit ; illorum ne sentit quidem. Illud nobis et illis commune est, sapientem se ipso esse contentum : sed tamen et amicum habere vult et vicinum et contubernalem, quamvis sibi ipse sufficiat »
Je traduis:
" Entre nous et eux il y a une différence : certes notre sage a le dessus sur n’importe quel préjudice mais il le sent ; le leur ne le sent même pas. Un point est commun à nous et à eux : le sage se contente de lui-même, mais cependant il veut avoir un ami et un voisin et un camarade, bien qu’il se suffise à lui-même."
Ce qui m’étonne dans ces lignes, c’est à quel point Sénèque relativise ici la définition qu’il donne du sage. Elle paraît alors moins être ce qui désigne la réalité, le sage réel, que ce sur quoi les Stoïciens s’entendent. Sénèque présente ainsi non tant ce qui doit être qu’une différence de conception concernant ce qui doit être.
Je note aussi que l’ami, même s’il est présenté en premier dans l’énumération de ce que le sage veut, n’est pas jugé moins important que le voisin ou le camarade (contubernalis désigne souvent celui qui partage le même sort, qu’il s’agisse de soldats ou même d’esclaves). Je n’exclus pas cependant qu’amicusvicinus et contubernalis qualifient la même personne.
2. « Vide quam sit se contentus : aliquando sui parte contentus est. Si illi manum aut morbus ou hostis exciderit, si quis oculum vel oculos excusserit, reliquiae illi suae satisfacient, et erit inminuto corpore et amputato tam laetus quam (in) integro fuit : sed quae, si desunt, non desiderat, non deesse mavult. »
" Vois comme il se contente de soi : il arrive qu’il se contente d’une partie de soi. Si une maladie ou un ennemi lui enlève une main, si quelqu’un lui arrache un œil ou les deux yeux, ce qui lui reste le satisfera et, le corps diminué et amputé, il sera aussi joyeux que lorsqu’il était entier ; mais les choses qu’il ne regrette pas si elles manquent, il préfère qu’elles ne manquent pas."
La suite le confirmera : un de mes organes ou un de mes membres est à moi, ce que mon ami est à moi. D’un côté, comme la main ou l’œil, l’ami multiplie les capacités – sans ami il y a des choses impossibles à faire - ; de l’autre le contentement de soi n’est pas proportionnel aux capacités dont on dispose : moins de capacités n’implique pas moins de contentement, moins d’indépendance.
Les anciens Stoïciens classaient les avantages corporels parmi les indifférents : avoir une main n’est pas plus un mal qu’avoir deux mains n’est un bien. Ce qui est un bien, c’est l'usage vertueux de ses mains. Aussi ce court passage incline-t-il à voir l’ami comme un indifférent.
Il n’en reste pas moins que naturellement tout homme préfère avoir un ami comme il préfère avoir ses deux mains. L’ami a donc à la fois le statut d’ « indifférent » - en tant que ne pas l’avoir ne prive pas du bien – et de « préférable » - en tant que, toutes choses égales par ailleurs, avoir un ami augmente, développe, maximise mes capacités.

vendredi 9 avril 2010

Sénèque (45) : lettre 9 (1) ou sur le concept grec d'apatheia, qu'il est difficile à traduire en latin et à bien interpréter

1.An merito reprehendat in quadam epistula Epicurus eos qui dicunt sapientem se ipso esse contentum et propter hoc amico non indigere, desideras scire. Hoc obicitur Stilboni ab Epicuro et îs quibus summum bonum visum est animus inpatiens"
" Tu désires savoir si Épicure dans une de ses lettres critique à juste titre ceux qui disent que le sage se contente de lui-même et à cause de cela n'a pas besoin d'ami. C'est une objection d' Épicure à Stilbon et à ceux pour qui le souverain bien a été un esprit impassible."
2. "In ambiguitatem incidendum est, si exprimere απάθειαυ uno verbo cito volverimus et impatientiam dicere : poterit enim contrarium ei, quod significare volumus, intelligi. Nos eum volumus dicere, qui respuat omnis mali sensum : accipietur is, qui nullum ferre possit malum. Vide ergo, num satius sit aut invulnerabilem dicere aut animum extra omnem patientiam positum.
" On doit tomber dans l'ambiguïté, si nous projetons de vite traduire απάθειαυ (apatheia) par un seul mot et dire impatientia : en effet pourra être compris le contraire de ce que nous voulons signifier. Nous voulons dire celui qui est capable de repousser n'importe quel sentiment de douleur : on comprend celui qui est en mesure de ne supporter aucune douleur. Vois donc s'il ne vaut pas mieux dire un esprit invulnérable ou inaccessible à toute souffrance."
Cette neuvième lettre est centrée sur l'amitié et va permettre à Sénèque de préciser ce qui distingue relativement à cette question le stoïcisme de l'épicurisme.
C'est la deuxième fois dans son oeuvre que Sénèque mentionne Stilpon le Mégarique, maître de Zénon, le fondateur du stoïcisme, et de Cratès le cynique. Déjà dans le De constantia sapientis, Sénèque le cite comme exemple de sage inaccessible à l'injure :
"Demetrius Poliorcète venait de prendre Mégare. Il demanda au philosophe Stilpon s'il avait subi quelque perte : " Non, répondit celui-ci, j'ai tous mes biens avec moi." Or son patrimoine faisait partie du butin, ses filles avaient été enlevées par l'ennemi, sa patrie tombait sous le joug étranger, et lui-même, un tyran environné de troupes victorieuses l'interrogeait du haut de son tribunal. Mais Stilpon lui déroba sa victoire, en protestant, quand la ville était prise, non seulement qu'il n'était pas vaincu, mais qu'il n'avait souffert aucun dommage. Il avait en effet conservé les vrais biens, ceux dont nul ne peut s'emparer. Quant à ceux que l'ennemi pillait et emportait, il n'estimait pas qu'ils fussent siens : il y voyait des ornements postiches, obéissant aux caprices de la fortune ; aussi ne s'y était-il attaché que comme à des objets empruntés." (VI 5 trad. René Waltz in éd.Veyne p.317)
Dans la lettre 9, Sénèque reprend l'anecdote (à laquelle Diogène Laërce a consacrée aussi quelques lignes, il est vrai légèrement différentes ) mais sous une forme plus ramassée et en lui donnant une tournure plus radicale :
" Sa ville natale était prise ; il avait perdu ses enfants, sa femme ; tout brûlait ; et il s'en allait seul, heureux pourtant. Demetrius, celui qui, comme destructeur de cités, s'est acquis le surnom de Poliorcète, lui demanda s'il avait subi quelque.
" Tous mes biens, répondit le philosophe, sont avec moi." (trad. Noblot in éd.Veyne p. 620-621)
Cet hommage rendu par Sénèque à Stilpon ne doit pas tromper. Comme il l'explique dans les lignes qui suivent, le sage qui sert de modèle aux efforts éthiques des stoïciens reste sensible à la douleur :
" Assurément notre sage surmonte tout préjudice, mais il le ressent ; assurément le leur ne le sent pas " (noster sapiens vincit quidem incommodum omne, sed sentit ; illorum ne sentit quidem).
Qu'apatheia soit compris à tort comme impatience, incapacité de supporter les préjudices, ou interprété avec raison comme impassibilité, dans les deux cas le concept se réfère à une conduite qui n'est pas de celles que le stoïcisme de Sénèque n'approuve ou ne propose comme modèle (dans le De Ira(II 3-4), Sénèque donne plusieurs exemples destinés à faire comprendre que les hommes les meilleurs ne sont pas à l'abri de ce que Suzanne Husson dans Lire les stoïciens(2009 p.126) appelle "les premiers mouvements émotionnels de l'âme" : " C'est ainsi que les plus braves pâlissent généralement en prenant les armes ; au signal du combat les genoux des plus ardents guerriers tremblent, le coeur d'un grand général bat avant le choc des deux armées et l'orateur le plus éloquent, lorsqu'il se recueille pour parler, sent ses extrémités se glacer." trad. Noblot).
Reste que Stilpon et Sénèque se rejoignent sur un point :
"L'idée est commune à eux et à nous que le sage se contente de lui-même" (illud nobis et illis commune est, sapientem se ipso esse contentum)
On verra donc que le souci de l'amitié n'est en aucune manière l'indice de la conscience d'une insuffisance personnelle.

dimanche 25 octobre 2009

La consolation à Marcia (2)

Dans ce texte qui est le plus ancien de ses écrits qui nous soit parvenu, on trouve ce qu'on peut donc voir comme la première des références que Sénèque fait à Platon. Elle a à mes yeux un aspect emblématique, on verra pourquoi. Elle apparaît dans le contexte suivant: pour faire accepter à Marcia la mort de son fils, Sénèque compare la vie humaine à un voyage à Syracuse. Or se rendre à Syracuse implique autant d'avantages que d'inconvénients. Parmi les avantages:
" Tu verras le port le mieux abrité de tous ceux que la nature a creusés pour nos flottes ou que la main de l'homme a aménagés, port si sûr que jamais les plus fortes tempêtes n'y font sentir leur fureur." (XVII 4 éd.Veyne)
Parmi les inconvénients:
" Tu trouveras là le tyran Denys, fléau de la liberté, de la justice et des lois, avide de despotisme même après la visite de Platon (dominationis cupidus etiam post Platonem): il fera brûler les uns, fouetter les autres, vous décapitera pour la plus légère offense, recrutera mâles et femelles pour assouvir sa lubricité, et, parmi les ignobles équipes consacrées aux fantaisies royales, ce sera peu que de prendre part à deux accouplements à la fois." (voici le texte latin en entier, car les lignes relatives aux orgies sont rendues différemment selon les traductions: " Erit Dionysius illic tyrannus, libertatis iustitiae legum exitium, dominationis cupidus etiam post Platonem, uitae etiam post exilium: alios uret, alios uerberabit, alios ob leuem offensam detruncari iubebit, arcesset ad libidinem mares feminasque et inter foedos regiae intemperantiae greges parum erit simul binis coire ")
Je relève ici la mise en évidence des limites du pouvoir de la philosophie. Car ce n'est pas Platon ici qui manque de pouvoir, en effet sa personne est un exemplaire du type "grand philosophe", si on peut dire. Il va de soi que Sénèque ne nie pas pour autant les pouvoirs de la philosophie, loin de là !
C'est amusant de rapprocher ce passage de la description que Platon donne dans la République des désirs déréglés qui ont comme particularité de se manifester dans les rêves:
" La partie bestiale et sauvage (de l'âme), repue d'aliments et de boissons, s'agite, et, repoussant le sommeil (il faut comprendre que seule la partie rationnelle dort), cherche à se frayer un chemin et à assouvir ses penchants habituels. Tu sais que dans cet état elle a l'audace de tout entreprendre, comme si elle était déliée et libérée de toute pudeur et de toute sagesse rationnelle. Elle n'hésite aucunement à faire le projet, selon ce qu'elle se représente de s'unir à sa mère, ou à n'importe qui d'autre, homme, dieu, animal; elle se souille de n'importe quelle ignominie, elle ne renonce à aucune nourriture, et pour le dire en un mot, elle ne recule devant aucune folie ni aucune infamie." (IX 571d éd. Brisson p.1739)
Chez Platon, c'est l'homme tyrannique qui satisfait pour de bon (et pas seulement oniriquement) de tels désirs et donc quand Sénèque dépeint le tyran de Syracuse, il lui attribue en termes platoniciens la propriété psychologique adéquate au statut politique. Pour le dire autrement, ce texte de Sénèque nous fait voir l'échec de Platon à Syracuse comme la rencontre de l'homme Platon avec l'incarnation d'un de ses concepts, celui d'homme tyrannique.
Ne pas en inférer cependant que chaque fois que Sénèque se réfère à Platon, c'est pour mettre en évidence la faiblesse de la philosophie par rapport aux hommes tyranniques. Sauf à me tromper, dans toute l'oeuvre, c'est la seule occurence qui associe Platon à l'idée de la puissance réduite de la philosophie.

mercredi 21 octobre 2009

Socrate vu par Sénèque (5): se relâcher sans pour autant pouvoir donner prise aux critiques des ennemis.

Chaque fois que Sénèque met Socrate sur le même plan que Caton ou Scipion, c'est en vue de souligner leur caractère moral exceptionnel (cf Consolation à MarciaXXII 2, De la providence III 4, De la tranquillité de l'âme XIV 1, Lettres à Lucilius 67 7, 98 12 ). J'ai cependant déjà relevé que leur résistance n'est pas à toute épreuve (plus exactement tous les coups durs sont préférables à la pression exercée par une foule). Reste que cette réserve faite par Sénèque se fait encore dans le cadre d'une réflexion sur la moralité de ces hommes.
Or, dans un seul passage de son oeuvre, précisément dans les dernières lignes de la Tranquillité de l'âme XVII 2, Sénèque envisage ces trois hommes sous un autre jour, même si cela revient encore à mettre en relief leur dimension humaine. En vue d'illustrer la thèse qu' "il n'est pas bon d'avoir toujours l'esprit également tendu (et) qu'il faut savoir le divertir", Sénèque écrit:
" Socrate ne rougissait pas de s'amuser avec de petits enfants (cum puerilis Socrates ludere non erubescebat) , Caton buvait pour se relâcher des fatigues de la vie publique, Scipion mouvait en cadence son corps de triomphateur, non pas avec ces déhanchements qui sont à la mode aujourd'hui et qui donnent à la marche même un alanguissement plus que féminin, mais à la façon de nos grands ancêtres, qui savaient, aux jours de réjouissance et de fête, danser avec virilité, sans que leur prestige risquât d'en souffrir, même s'ils avaient eu pour témoins les ennemis qu'ils combattaient." (éd. Veyne p.369)
L'opposition que fait Sénèque concernant deux danses possibles, la danse masculine et la danse féminine, n'est-elle pas applicable au jeu avec les enfants et à la consommation du vin ? Si Socrate ne rougit pas de s'amuser avec les petits enfants, c'est qu'il y joue de manière telle que l'amusement n'a rien de rabaissant pour lui. C'est un élément de l'éthique stoïcienne qui est présenté ici: peut-on dire qu'il s'agit de ne jamais être pris, absorbé par ce que l'on fait dans l'instant ? Il faut continuellement mettre ce que l'on vit momentanément en perspective et en conformité avec l'unité raisonnable que l'on doit donner à sa vie. Il y a peut-être quelque chose de l'art du comédien, qui joue mal s'il n' adapte pas son jeu présent au caractère global du personnage qu'il incarne. À la différence que le stoïcien n'a qu'un rôle, celui qui correspond au temps de sa vie. Mais comme le comédien, il ne l'a pas écrit; comme lui, il est seulement responsable de la qualité du jeu.
Le divertissement a donc une fonction compensatrice (permettre de supporter la tension requise par la vie raisonnable) mais on ne doit pas le penser sur le modèle du "défoulement". La retenue reste de mise y compris quand on se relâche. Dit autrement, le comédien ne fait jamais de pauses, il ne cesse de jouer, sauf que dans le jeu doivent être incluses des scènes de recréation en vue d'être en mesure de tenir le rôle dans les scènes difficiles.
Cette division de la vie en deux temps est inconcevable dans l'épicurisme. Certes les épicuriens peuvent se divertir mais, la référence à la tension n'étant plus pertinente, toutes les actions requièrent le même degré minimal de mobilisation, celui qu'il est indispensable d'avoir pour être réceptif aux seuls besoins de la nature en nous.

mercredi 14 octobre 2009

Sénèque et Kant: comment traiter une personne inférieure socialement et supérieure moralement ?

Cherchant à éclairer l'identité que Diogène Laërce donne à Lacydès, j'ai déjà cité un passage de la Critique de la raison pratique où Kant distingue deux attitudes, celle due au rang social et celle exigée par la valeur morale. Voici ces lignes:
" Fontenelle dit. " Devant un grand seigneur, je m'incline mais mon esprit ne s'incline pas." Je puis ajouter: devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je perçois une droiture de caractère portée à un degré que je ne reconnais pas à moi-même, mon esprit s'incline, que je le veuille ou non, et si haut que j'élève la tête pour ne pas lui laisser oublier ma supériorité." (V 77)
Or, dans la 64ème Lettre à Lucilius, Sénèque fait une distinction ressemblante:
" Si j'aperçois un consul ou un préteur, je leur rendrai tout l'honneur que les charges honorifiques ont accoutumé de recevoir: je sauterai à bas de mon cheval, je me découvrirai la tête, je céderai le passage. Et quand je songe aux deux Caton, Lélius le Sage, Socrate, sans compter Platon, Zénon, Cléanthe, je ne leur ferais pas accueil en mon âme en leur témoignant tous les respects ? Oui je les vénère et me lève en toute occurrence devant ces grands noms. (VII 64 10 éd. Veyne)
Voici le texte latin:
Si consulem videro aut praetorem, omnia, quibus honor haberi honori solet, faciam: equo desliam, caput adaperiam, semita cedam. Quid ergo ? Marcum Catonem utrumque et Laelium Sapientem et Socraten cum Platone et Zenonem Cleanthenque in animum meum sine dignatione summa recipiam ? Ego vero illos veneror et tantis nominibus semper adsurgo"
Une différence saute aux yeux entre les deux textes. Chez Sénèque, c'est un homme mort, reconnu collectivement pour son excellence morale, qui est révéré; chez Kant c'est n'importe quel contemporain à condition que son action soit causée par des motivations éthiques. D'où un signe présent chez Kant et absent nécessairement chez Sénèque: marquer par l'attitude physique la distance sociale possible entre l'homme ordinaire moral et celui qui reconnaît en lui la moralité en action.
Cependant dans la lettre 47, en faisant voir les esclaves comme d'autres hommes, identiques du point de vue de l'essence aux hommes libres, Sénèque n'aurait-il pas envisagé la possibilité d'une reconnaissance de la valeur morale supérieure de l'esclave par rapport à celle de son maître ?
A première vue, ce qui ressort de cette lettre, c'est qu'il faut vivre sur un pied d'égalité avec les esclaves et même les considérer comme "d'humbles amis" (humiles amici).
Ceci dit, Sénèque en faisant l'éloge de la manière humaine dont les esclaves étaient considérés, reconnaît qu'une des conséquences de ce traitement a été quelquefois un dévouement héroïque:
" Jadis ils causaient en présence du maître, et avec lui; on ne les tenait pas bouche cousue: ils étaient prêts, ceux-là, à s'offrir au bourreau pour le maître, à détourner sur leur tête le péril qui le menaçait. ils parlaient à table; ils se taisaient sous les tortures" (4)
Mais de manière plus ordinaire, Sénèque reconnaît que des esclaves peuvent être moralement libres et méritent pour cette raison d'entrer dans le cercle des amis de l'homme libre socialement (et moralement aussi, sans quoi il serait incapable d'identifier la valeur éthique de ses esclaves):
" Je jugerai d'eux non sur leur emploi (ministeriis) mais sur leur moralité (moribus). De sa moralité chacun est l'artisan; pour les emplois, le sort en dispose. Invite ceux-ci, parce qu'ils le méritent; ceux-là pour qu'ils apprennent à le mériter. Les fréquentations grossières (ex sordida conversatione) leur ont laissé quelque tare servile. Une société plus honnête la dissipera " (15)
On est désormais loin de la pensée exprimée dans le texte de Kant: en effet la valeur morale ne justifie pas une reconnaissance seulement intérieure de la personne concernée mais un changement dans la manière de se comporter avec elle. Il ne s'agit pas pour le maître instruit par Sénèque de maintenir par une gestualité ad hoc son statut social mais de se conduire avec la personne morale comme si le statut social n'existait plus.
Ce qui est d'autant plus étonnant, c'est que la conduite du maître change non seulement avec les esclaves actuellement vertueux mais aussi avec ceux qui le sont potentiellement ( dans la mesure où elles s'actualiseront par l'exercice ).
Mais pourquoi ne pas aller plus loin dans le changement de l'attitude ? Pas seulement traiter en amis les meilleurs des esclaves mais aussi les affranchir, en somme traduire par une modification sociale une propriété morale.
C'est sous la forme d'une objection que Sénèque envisage une telle possibilité:
" Quelqu'un à ce moment dira que j'appelle les esclaves à la conquête du bonnet (pileum, sorte de bonnet phrygien en laine, dont on coiffait les esclaves qu'on affranchissait), que je veux précipiter les maîtres du fait de leur grandeur (de fastigo suo deicere), parce que j'ai dit: mieux vaut de leur part le respect que la crainte (colant potius dominum quam timeant). "Oui, c'est cela ! fait mon homme; juste ce respect que nous témoignent nos clients, nos protégés ?" (18)
La réponse que fait Sénèque à l'objection est ambiguë: s'il ne voit pas dans l'affranchissement la conséquence nécessaire de la reconnaissance de la moralité de l'esclave, il condamne clairement une défense de l'esclavage comme moyen de se faire craindre. Car les dieux n'ont pas besoin d'esclaves:
" Qui parlera ainsi, oubliera que les maîtres n'ont pas à faire fi de ce qui suffit à Dieu (hoc qui dixerit, obliviscetur id dominis parum non esse, quod deo satis est).(18)
Il semble donc que si chaque maître veut imiter le dieu dans la mesure de ses possibilités humaines, il sera porté à affranchir les meilleurs de ses esclaves. Reste que l'absence d'affranchissement paraît ne faire courir aucun risque à la possibilité d'une même humanité raisonnable, divisée, de manière contingente, en deux groupes sociaux inégaux en droits et en devoirs.

samedi 10 octobre 2009

Socrate vu par Sénèque (4): deux manières de juger ce qu'on boit.

Dans le De providentia (III 4 éd. Veyne p.298), Sénèque associe à six grands hommes du passé les six maux dont ils ont souffert. Après Mucius (le feu), Fabricius (la pauvreté), Rutilius (l'exil), Regulus (la torture) et avant Caton (le suicide) vient Socrate et le poison. La thèse que Sénèque défend est que le malheur est l'occasion de la manifestation de la vertu (dans la lettre 13 à Lucilius, reproduira la même argumentation: "la cigüe a grandi Socrate"; elle réapparaît dans la lettre 67: "la vie de l'homme de bien se compose d'actes variés. On y rencontre le coffre de Régulus, la blessure que Caton déchire de sa propre main, l'exil de Rutilius, la coupe empoisonnée qui transporte Socrate de sa prison au ciel. Ainsi, en me souhaitant la vie de l'homme de bien, j'ai souhaité du même coup les accidents sans lesquels une telle vie est quelquefois impossible" (p.774))
Le poison de Socrate est à la fois un obstacle et un auxiliaire, précisément un auxiliaire permettant l'accès à la vie vertueuse dans la mesure où il est surmonté en tant qu' obstacle ( cf aussi la lettre 98: "De tous ces maux qui paraissent redoutables, aucun n'est invincible; tous, l'un après l'autre, ont trouvé leur vainqueur. Mucius surmonte le feu, Régulus la torture, Socrate le poison, Rutilius l'exil, Caton la mort par l'épée. A notre tour ayons nos victoires." (p.975) )
Il vaut la peine de relever l'idée que dans ces textes la vie sage ne dépend pas que de soi mais aussi de la Fortune, en tant qu'elle accable de maux (même si dans la lettre 98, Sénèque ajoute qu'une autre voie possible d'accès à la vie vertueuse est le refus des faux biens, tels la richesse, reste que c'est encore la Fortune qui en grande partie les distribue ). Le seul pouvoir dont dispose le candidat à la vertu est, comme le dit explicitement Sénèque plus haut de souhaiter les épreuves à venir. Mais n'est pas sage qui veut (il faudrait cependant contraster ces textes avec d'autres mettant en évidence la possibilité d'une "sagesse au quotidien").
Mais à dire vrai, ce qui est au centre de ce billet est moins ambitieux, c'est la comparaison que Socrate fait dans le premier texte cité entre deux types de boisson: la boisson socratique (certes on pense plus la cigüe sous le concept d'empoisonnement que sous celui de boisson) et la boisson du débauché:
" 12. Juges-tu que Socrate ait été mal partagé, lorsqu'il absorba comme un philtre d'immortalité ce breuvage que la république lui versait ( Sénèque juge scandaleux que ce soit un gouvernement non tyrannique qui ait condamné à mort Socrate cf par exemple De la tranquillité de l'âme V 2) et discourut sur le mort jusqu'à son dernier soupir (quod illam potionem publice mixtam non aliter quam medicamentum immortalitatis abduxit et de morte disputavit usque ad ipsam), 13. Ah ! Qu'un tel sort est plus enviable que celui de ces raffinés qui se font servir à boire dans des gemmes et pour qui un mignon rompu à toutes les passivités, privé de sexe ou d'une virilité équivoque, distille dans l'or la neige et l'y délaye ! Tout ce qu'ils avaient, ils le rejetteront dans des nausées, mornes et ruminant leur bile; Socrate, lui, boira son poison avec joie et sérénité (at ille venenum laetus et libens hauriet)" (p.299)
Devenir sage, c'est s'exercer à voir le poison réel là où il n'est pas et ne pas le voir là où il l'est.

samedi 3 octobre 2009

Socrate vu par Sénèque (2): que faire de sa propre colère ?

Chez Sénèque, la colère socratique a deux figures distinctes.
Dans le De ira (De la colère) I XV 3 - seul texte de son oeuvre où à ma connaissance Sénèque envisage Socrate en colère - l'émotion en question est ressentie sans être exprimée (comme si elle n'était qu'un événement intérieur, porté à la connaissance des autres par l'aveu qu'on en fait en en parlant):
" Il ne faut rien moins que s'irriter en punissant, puisque la peine sert d'autant mieux à l'amendement du coupable, si elle a été prononcée par un jugement réfléchi (poena judicio lata). De là vient que Socrate dit à son esclave: "je te battrais, si je n'étais en colère". Il ajourna la correction de son esclave à un meilleur moment, et à ce moment-là il s'est corrigé lui-même. Qui donc pourra tempérer sa passion, quand Socrate lui-même n'a pas osé s'abandonner à la colère ?" (éd. Veyne p.120).
Il me semble que ces lignes permettent de dégager trois états de la colère (et plus généralement de la passion):
1) la colère exprimée immodérément
2) la colère exprimée modérément
3) la colère non exprimée mais dite
Socrate n'exprime pas sa colère parce qu'il a conscience qu'une fois exprimée, elle ne se laisse plus maîtriser. Se maîtriser, c'est se retenir d'exprimer l'immaîtrisable plutôt qu'être en mesure de contrôler ce qui est potentiellement immaîtrisable. L'état 2 correspondant à cette dernière possibilité est concevable mais psychologiquement irréalisable.
Cependant, un peu plus loin, dans le même ouvrage, la colère socratique se présente sous les traits d'une colère réprimée (il semble justifié de distinguer un quatrième état de la colère: la colère non exprimée est juste désignée par une phrase du genre: "je suis en colère" alors que la colère réprimée se manifeste par des symptômes spécifiques (on pourrait les qualifier par l'expression: "atténuation de la présence"):
" Chez Socrate, c'était un signe de colère de baisser la voix (vocem summitere), d'être plus sobre de paroles (loqui parcius). Il était clair qu'alors il se retenait. les intimes (familiares) le surprenaient et l'en accusaient, mais ce reproche d'une colère latente (exprobatio latitantis irae) ne lui était pas désagréable. Pourquoi ne se serait-il pas réjoui que beaucoup devinassent sa colère et que personne ne la sentît ? On l'eût sentie au contraire s'il n'eût donné à ses amis le droit de le réprimander, comme il l'avait pris sur ses amis." (III XIII 3 p.162)
Colère montrée et non plus dite, mais colère montrée maîtrisée (la maîtrise est signalée par l'inversion des signes habituels de la colère: parler plus devient parler moins etc). Il semble donc que Socrate ne parle plus de sa colère, ce qui correspondrait à son degré minimal d'existence, mais la manifeste sous la forme d'un paradoxal détachement. Mais le plus étonnant du passage, c'est à mes yeux le comportement attribué aux proches: ils jugent Socrate capable de faire mieux que de réprimer la colère ostensiblement en quelque sorte ( serait-ce manifester l'état 3 de la colère ?). Or Socrate est content de lui parce qu'il ne se juge pas à la lumière d'un possible meilleur mais d'un possible pire, précisément l'état 1. On peut se demander si Sénèque dans ces deux passages n'attribue pas à Socrate une de ses caractérisques: la conscience nette de ses limites.
Mais ce qui rend ces lignes encore plus étonnantes, c'est que non seulement Socrate ne peut pas faire mieux qu'inverser les manifestations ordinaires de sa passion, mais qu'en plus il attribue ce succès relatif (échec pour les proches, succès pour lui) aux reproches adressés à lui par ses amis. En somme sa résistance par rapport à la passion, en un sens une certaine autonomie, a son origine dans une hétéronomie manifeste, celle qui le relie à ses amis. Ni au-dessus de sa colère, ni indépendant de ses amis, Socrate ne peut pas faire mieux que répondre aux exigences de ses familiers en donnant à sa colère la forme fausse d'un détachement serein.

mardi 8 septembre 2009

Socrate vu par Sénèque (1)

C’est dans la Consolation à Marcia (XXII 2) que Sénèque mentionne Socrate pour la première fois. Il s’agit pour lui de défendre la thèse suivante : en mourant jeune, le fils de Marcia a échappé à des maux innombrables dont il aurait eu à souffrir, même en étant un homme irréprochable. Au personnage de Socrate est associé le malheur de l’emprisonnement :
« Ajoute les incendies, les écroulements d’édifices, les naufrages et les tortures que vous infligent les médecins lorsqu’il vous déchirent vivants pour aller chercher vos os, plongent leurs mains dans vos chairs palpitantes, ou soignent vos parties honteuses au prix de souffrances sans nombre. Et puis il y a l’exil : ton fils n’était pas plus intègre que Rutilius ; la prison : il n’était pas plus sage (sapiens) que Socrate ; le suicide : il n’était pas plus vertueux que Caton » (p.35 éd. Veyne).
L’association Socrate / prison va régulièrement être reproduite au cours de l’œuvre : Consolation à Helvia (XIII 4), La vie heureuse (XXVI 4), La tranquillité de l’âme (XVI 1) Lettres à Lucilius (III 24 4, VIII 71 16-17). Elle reste néanmoins peu fréquente et en concurrence avec l’association Socrate / poison (La providence III 4, 12-13, Lettres à Lucilius III 13 14, VII 67 7, XVI 98 12). On peut s’étonner de la pauvreté des références aux malheurs de Socrate, mais à l'image de ce qu'il fait dès le premier texte dans la Consolation à Marcia, Sénèque ne prend Socrate que comme un exemple parmi d’autres du type « homme irréprochable accablé par la Fortune » (à part Caton et Rutilius déjà mentionnés, les autres compagnons d’infortune de Socrate sont par ordre chronologique d’apparition : Mucius – le feu -, Fabricius –la pauvreté -, Régulus –la torture -, Pompée et Cicéron : l’exécution, Métellus – l’exil -)
On devinera qu’une telle référence à Socrate prend bien vite l’allure d’une ritournelle un peu ennuyeuse. De l’ensemble, je tire cependant deux passages convergents qui méritent d’être connus.
Le premier est extrait de la Consolation à Helvia :
« Vois cependant Socrate : du même visage qui naguère à lui seul avait annulé trente tyrans, il franchit le seuil de sa prison, séjour d’ignominie, qu’il allait purifier de sa présence. Car une prison où était Socrate, ce n’était plus une prison (c’est ainsi que Noblot a traduit : « Socrates tamen eodem illo vultu quo triginta tyrannos solus aliquando in ordinem redegerat carcerem intravit, ignominiam ipsi loco detracturus ; neque enim poterat carcer videri in quo Socrates erat ») – on trouve le texte français dans l’éd.Veyne p.64-65.
Le second appartient à La vie heureuse :
« Voici que Socrate, de cette prison qu’il a purifiée en y entrant (ex illo carcere quem intrando purgavit) et qu’il a rendue plus honorable que tout sénat (omnique honestiorem curia reddidit) proclame etc " - Sénèque lui fait alors prendre position contre les supersitions religieuses.
Sénèque défend donc la thèse suivante : la valeur d’un lieu (carcer = la prison, curia = le sénat) ne lui est pas intrinsèque, elle est relative à la valeur des occupants de ce lieu. Ou plus précisément chaque lieu a deux valeurs : l’une fixée par la valeur ordinaire de ses occupants ordinaires, l’autre fixée par la valeur extraordinaire de ses occupants extraordinaires. Ce qui permet occasionnellement de penser la prison comme un lieu honorable et le sénat comme un lieu infâme. Je reconnais que je brutalise un peu le texte car Sénèque se contente d’affirmer que la prison socratique a plus de valeur que le sénat, ce qui ne revient pas à soutenir que sénat et prison échangent leur valeur. Reste que le lecteur, fidèle au raisonnement de Sénèque, est porté à penser que les lieux institutionnellement nobles peuvent donc être aussi humainement ignobles.
Ces deux passages sont les seuls dans toute l’œuvre où Sénèque se réfère ainsi à la dimension transfiguratrice de la présence physique de Socrate (à ma connaissance il ne dote aucun autre grand homme de cette propriété). Je pense cependant qu’une condition nécessaire de cette opération est le fait que Socrate soit seul dans la prison.
Pour dire cela, je m’appuie sur un passage de la septième lettre à Lucilius auquel j’ai déjà consacré un billet. Sénèque y insiste sur la fragilité de Socrate, qu’il partage avec d’autres hommes excellents :
« Un Socrate, un Caton, un Lélius auraient pu, sous la poussée d’une multitude, à eux si peu semblable, quitter leurs principes » (éd Veyne p.614)
La fonction purgative s’exerce donc de la personne au lieu et non de la personne aux autres personnes. Même si la présence du maître éclaire de manière décisive par son mode de vie les disciples (cf la lettre VI 6), leur transformation n’est en aucun cas – à la différence de celle du lieu – immédiate : elle requiert l’effort continu de se hisser à sa hauteur.

lundi 31 août 2009

La métaphore du peintre chez Sénèque et Sartre.

La manière dont Sénèque et Sartre comparent la conduite de la vie à la réalisation d'une peinture est très significative.
Sénèque (Lettres à Lucilius VIII 71 2): " Chaque fois que tu voudras savoir ce qu'il faut fuir et rechercher, tourne tes regards vers le souverain bien, idéal de toute ta vie. Il faut, en effet, que toutes nos actions lui soient conformes: on n'ordonnera le détail (singula) que si l'on a déja sur la vie une vue d'ensemble (vitae suae summa proposita), Jamais peintre , eût-il ses couleurs toutes prêtes, n'attrapera la ressemblance, s'il ne s'est pas fixé à l'avance sur ce qu'il veut représenter." (trad. Noblot éd.Veyne p.785)
Sartre (L'existentialisme est un humanisme 1945): "Disons plutôt qu'il faut comparer le choix moral avec la construction d'une oeuvre d'art (...) L'exemple que j'ai choisi n'est qu'une comparaison. Ceci dit, a-t-on jamais reproché à un artiste qui fait un tableau de ne pas s'inspirer des règles établies a priori ? A-t-on jamais dit quel est le tableau qu'il doit faire ? Il est bien entendu qu'il n'y a pas de tableau défini à faire, que l'artiste s'engage dans la construction de son tableau, et que le tableau à faire c'est précisément le tableau qu'il aura fait; il est bien entendu qu'il n'y a pas de valeurs esthétiques a priori, mais qu'il y a des valeurs qui se voient dans la cohérence du tableau, dans les rapports qu'il y a entre la volonté de création et le résultat. Personne ne peut dire ce que sera la peinture de demain; on ne peut juger la peinture qu'une fois faite." (éd. Nagel p.75-76)
La différence radicale des deux passages reflète autant un mouvement interne de la philosophie (discrédit du concept de Souverain Bien, qui se réduit chez Sartre à n'être qu'un produit de la mauvaise foi) qu'une évolution de l'art (disqualification de la mimesis: ce n'est pas un hasard si dans les lignes qui suivent le passage cité, Sartre se réfère à Picasso; "période de rupture continue" - pour reprendre l'expression de Bourdieu dans L'amour de l'art1969 éd. de Minuit p.78).
A signaler qu'on trouve déjà chez Platon (République 500 d) la métaphore en question mais elle a alors une dimension politique qui fait défaut au texte cité de Sénèque:
" Nous affirmons qu'une cité ne connaîtra jamais autrement le bonheur si l'esquisse n'en a été tracée par ces artistes peintres qui travaillent selon le modèle divin" ( éd. Brisson 2008 p. 1666).

Commentaires

1. Le mardi 1 septembre 2009, 07:49 par VS
J'ai rêvé ou j'ai vu passer ici un index concernant Sartre?

samedi 29 août 2009

Sénèque et Wittgenstein.

Je découvre dans le De beneficiis (Des bienfaits) de Sénèque un passage étonnant.
Il traite du problème suivant : peut-être son propre bienfaiteur ?
Sénèque argumente d’abord en faveur d’une réponse positive mais ce qui me surprend, c’est qu’il s’appuie pour cela sur les manières courantes de parler, ce qui me fait penser à ce qu’on appellera plus tard la philosophie du langage ordinaire (Austin) :
« Ce qui justifie en apparence cette question, ce sont les faits suivants :
« Nous avons l’habitude de dire : « je me rends grâces » et « je ne puis me plaindre de moi » et « je m’en prends à moi » et « je saurai me punir » et « je m’en veux » (…) Si un dommage véritable, dit-on, me peut venir de moi, pourquoi pas aussi un bienfait ? (…) Innombrables sont les cas où le langage usuel nous scinde en deux personnes ; nous disons : « Laisse-moi m’entretenir avec moi-même » et encore « je vais me tirer l’oreille ». Si ces expressions et les autres sont exactes, autant que de s’en vouloir à soi-même on est tenu de se rendre grâces aussi. » (trad. Noblot p.510 éd. Veyne)
Mais finalement Sénèque va soutenir la réponse négative; sans jamais le dire explicitement, il met en relief que donner implique la société, les relations sociales et les institutions :
« Débiteur suppose prêteur, comme le mari suppose la femme, comme un père suppose fils ou fille. Il faut que quelqu’un donne pour que quelqu’un reçoive. Ce n’est ni donner ni recevoir que de faire passer de sa main gauche en sa main droite. Nul ne se porte lui-même pour autant qu’il remue et déplace son corps ; nul, pour autant qu’il ait plaidé sa cause, ne passe pour s’être lui-même assisté, ni ne s’élève de statue comme à son défenseur ; un malade, lorsque ses soins lui ont rendu la santé, ne prélève sur lui-même aucun salaire. Ainsi en un ordre quelconque d’activité, eût-on pris pour soi-même quelque utile mesure, on ne sera pas tenu pour cela de s’acquitter envers soi, vu qu’on n’aura personne envers s’acquitter. Quand même je t’accorderais qu’on est parfois son obligé, le bienfait est aussitôt reçu comme rendu. Ma caisse, comme on dit, est celle où j’emprunte, et comme une balle à jouer, la créance au même instant va et vient ; et en fait il n’y a pas une personne autre pour donner que pour recevoir, mais une seule et même personne. Ce mot « dette » n’est de mise qu’entre deux personnes : comment, dès lors, s’appliquera-t-il logiquement à une seule, qui en s’obligeant se libère. Dans un objet rond, dans une balle il n’y a ni bas ni haut, ni fin ni commencement, parce que le mouvement bouleverse l’ordre, met ce qui était derrière en avant et fait monter ce qui descendait ; la partie, de quelque manière qu’elle ait évolué, est ramenée au même point. Tu peux considérer que pour l’homme il en va de même ; quand tu auras diversifié son rôle de cent façons, c’est toujours lui. S’est-il frappé, il n’a personne à poursuivre pour sévices ; s’est-il enchaîné, emprisonné, il ne sera soumis à aucune sanction pour violence ; s’est-il fait du bien, il l’a rendu immédiatement à l’auteur. La nature, dit-on, ne subit aucune perte parce que tout ce qui lui est arraché retourne à elle et rien ne saurait disparaître, faute d’un lieu où s’aller perdre, mais rentre dans la masse d’où il est détaché. « Quel rapport, dis-tu, entre cet exemple et le problème posé ? » Je vais te le dire. Supposons que tu sois ingrat : le bienfait n’est pas perdu, il reste aux mains de son auteur ; supposons que tu ne veuilles pas qu’il te soit rendu ; il est chez toi avant restitution. Tu ne saurais faire aucune perte, puisque ce qui t’est enlevé ne laisse pas d’être acquis pour toi. C’est en toi que tout circule ; recevoir revient à donner, donner à recevoir. » (p.511)
Ce texte me fait penser à la critique qu’Elisabeth Anscombe fait de la conception kantienne du sujet législateur de lui-même :
« Kant introduces the idea of « legislating for oneself », which is as absurd as if in these days, when majority votes command great respect, one were to call each reflective decision a man made a vote resulting in a majority, which as a matter of proportion is overwhelming, for it is always 1-0. The concept of legislation requires superior power in the legislator.” (Modern moral philosophy 1958)
Mais bien plus directement, c’est un texte de Wittgenstein qui fait écho au texte de Sénèque :
« Pourquoi n’est-il pas possible que ma main droite donne de l’argent à ma main gauche ? - Ma main droite peut en mettre dans ma main gauche. Ma main droite peut écrire un acte de donation, et ma main gauche un reçu – Mais les conséquences pratiques n’en seraient pas celles d’une donation. Lorsque la main gauche aura pris l’argent que lui tend la main droite, etc, on se demandera : « Et alors ? » Et on pourrait poser la même question si quelqu’un s’était donné à lui-même l’explication privée d’un mot, je veux dire, s’il s’était donne à lui-même un mot, tout en dirigeant son attention sur une senation » (Recherches philosophiques §268)
Sans faire le lien avec ce texte de Sénèque, pourtant en un sens prophétique, si on me permet la grandiloquence un peu ridicule de l’expression, Vincent Descombes, commentant précisément le texte cité de Wittgenstein, écrit :
« Ainsi, le verbe « donner » ne conserve pas son sens ordinaire lorsqu’il est employé sous une forme réfléchie. Quelqu’un qui se donne à lui-même quelque chose ne se fait pas, à proprement parler, un cadeau. Donner à dîner à quelqu’un est un acte typiquement social. Pourtant, nous savons qu’il peut arriver ceci : ce soir Lucullus dîne chez Lucullus. Ce fait explique, certes, les préparatifs d’un festin qui, chez d’autres, signaleraient qu’on attend les invités à dîner. Lucullus est un gourmet qui tient à faire un aussi bon repas que s’il devait honorer des hôtes. Il est donc possible d’être aussi bien traité chez soi qu’un invité de marque, mais cela ne fait pas, malgré tout, que Lucullus puisse s’inviter lui-même à dîner. On ne saurait dire que Lucullus entretient des rapports d’hospitalité avec lui-même » (Le complément du sujet 2004 p.313).
Cette analyse contemporaine ratifie tout à fait celle de Sénèque, près de 2000 ans avant.

Commentaires

1. Le dimanche 30 août 2009, 14:41 par Cédric Eyssette
Merci beaucoup pour ces rapprochements judicieux !
Le texte de Sénèque me fait également penser à la discussion contemporaine sur la question des torts, des dommages que l'on peut causer à soi-même.
(« S’est-il frappé, il n’a personne à poursuivre pour sévices ; s’est-il enchaîné, emprisonné, il ne sera soumis à aucune sanction pour violence »)

mercredi 10 juin 2009

Sénèque et les gladiateurs: l'opinion de Paul Veyne.

Commentant la lettre VII à Lucilius, j'ai abordé la question de la position de Sénèque vis-à-vis de la gladiature. Or elle est analysée longuement par Paul Veyne dans Païens et charité chrétienne devant les gladiateurs (in L'empire gréco-romain 2005).
Voici quelques extraits significatifs:
" A la différence de l'empereur (Marc-Aurèle), il ne s'ennuie pas aux spectacles de gladiateurs; au contraire, il y va pour son plaisir. Il admet comme tout le monde cette dérogation autorisée par la coutume, bien que le penseur en lui la condamne ou plutôt la déplore; ces combats ne sont pas précisément une oeuvre de pitié, écrit-il, le sang humain y coule. Mais enfin il va à l'ampithéâtre de lui-même, rien ni personne ne l'y force, il y va pour se divertir et ne songe pas à s'en cacher. (...) Sénèque voyant la mise à mort du gladiateur vaincu dans l'arène est comparable à un spectateur de corrida qui trouverait cruelle la mise à mort du taureau (je le suppose ami des bêtes), mais qui n'en aimerait pas moins voir des hommes courageux affronter des dangers réels. (...) Sénèque ne se prend pas pour un sage et sait qu'il n'en sera jamais un: ce n'est qu'un homme de la décadence qui travaille à s'améliorer. Lorsqu'il va voir des combats, il suit la coutume et son plaisir, il vit comme un membre de la société telle qu'elle est (et elle n'est pas parfaite, étant bâtie sur la "folie" quasi universelle), de même qu'il avoue être richissime, alors que l'or est une découverte du vice. De nos jours il stigmatiserait la "société de consommation" en continuant à consommer." (p.569-572)
Pour finir, une métaphore judicieuse à propos du stoïcisme:
" En exerçant son âme, on était censé parvenir un jour à faire de soi-même une espèce de scaphandrier qui traverserait le monde en un état de sécurité intérieure et d'autarcie." (p.573)

Commentaires

1. Le mercredi 10 juin 2009, 21:32 par Hélène
Permettez-moi une précision à propos du passage de P.VEYNE que vous citez sur Sénèque et les gladiateurs : il me semble me souvenir que Sénèque parle de la nausée ou de l'écoeurement qui l'envahissait vers midi lorsque les jeux commençaient.
J'ai lu cette remarque de Sénèque lui-même dans l'une de ses oeuvres, il y a quelques années et ses mots m'ont marquée. Je ne peux malheureusement vous en indiquer de mémoire la référence.
Laissons peut-être Sénèque s'expliquer lui-même...
Merci de votre précieux blog.
2. Le jeudi 11 juin 2009, 11:41 par Philalèthe
Merci !
Je ne trouve pas de référence dans les textes de Sénèque à l'écoeurement provoqué par le spectacle des gladiateurs. Sauf à me tromper, le seul passage où il évoque ce qu'il ressent va plutôt dans un autre sens; en effet dans la consolation à Helvia, sa mère, il écrit:
" Parfois nous allons à des jeux publics ou à des combats de gladiateurs, pour absorber notre esprit: au milieu même du spectacle qui nous distrayait, nous sentons poindre un regret qui nous bouleverse soudain."
Je précise que le regret n'est pas en rapport avec le spectacle mais vient perturber le plaisir pris au spectacle. En outre quelques passages défendent l'idée que le combat de gladiateurs est l'occasion de manifester la vertu du courage, c-à-d la capacité de résister sans faiblir aux dangers. C'est vrai que la lettre VII condamne l'assistance au spectacle qui a lieu aux arènes pendant l'entracte, lors de la pause de midi, mais comme Paul Veyne le rappelle, il ne s'agit pas d'un combat de gladiateurs mais de l'exécution de criminels. Certes d'autres passages condamnent ces spectacles, le texte-clé étant la lettre 95:
"L'homme, chose sacrée pour l'homme, on l'égorge de nos jours par jeu et passe-temps. L'instruire à infliger et recevoir des blessures était déjà impie mais voici qu'on le traîne devant le public, nu et désarmé, l'agonie d'un être humain suffisant à faire un spectacle." 
Il semble donc que Sénèque n'a jamais mis sur le même plan le combat des gladiateurs qui étaient tous volontaires et l'exécution dans les arènes des condamnés à mort.
3. Le jeudi 11 juin 2009, 21:03 par Hélène
Je vous remercie beaucoup de votre réponse très précise et très référencée.
Vous avez sans doute raison pour la différence entre gladiateurs et condamnés à mort. Mais les gladiateurs étaient-ils plus "libres" que les "condamnés" à mort ? Sénèque a certainement dû y penser...
Je me méfie beaucoup des commentaires sur les philosophes, à la seule exception des commentaires des philosophes eux-mêmes sur les oeuvres et/ou la vie (cela doit être beaucoup plus rare) d'autres philosophes.
Je relirai la lettre VII et vous confirmerai ,si je le peux, mon erreur dans quelques temps.
Merci encore de votre réponse
4. Le mardi 16 juin 2009, 16:26 par philalèthe
Que voulez-vous dire par "plus libres que les condamnés à mort" ?
Quant aux commentaires des philosophes sur les philosophes, ils ne sont en général pas recommandés pour vraiment connaître les philosophes. Ainsi pour savoir vraiment qui était Platon ou Kant, on ne conseille pas de lire Nietzsche par exemple ou pour savoir vraiment qui était Wittgenstein, on ne recommande pas d'écouter ce qu'en disait Deleuze. On est plutôt porté à identifier les commentaires des philosophes sur les philosophes comme des expressions de leur propre philosophie..
On confie plutôt aux historiens de la philosophie la tâche d'introduire les lecteurs à la compréhension des philosophes.
Ceci ne veut pas dire qu'il n'y a pas des exceptions.
5. Le mercredi 17 juin 2009, 22:13 par Hélène
GLADIATEUR Définition du Grand Robert Nov.2001
1 Antiq. rom. Homme qui combattait l’arme à la main (le glaive, en particulier) dans les jeux du cirque.
Le mot est illustré par des citations de Racine, Carcopino et Claude Simon. Pour ce dernier : « (…) ces gladiateurs de l’Antiquité pourvus par dérision (pour que leur combat et leur mort aient quelque chose de comique, divertissant, injurieux) de la moitié d’une cuirasse, ou d’une seule jambière (…) ».
En ce qui concerne les historiens de la philosophie, comment accepter des commentaires d'historien(s) sur Marc Aurèle : de mémoire, et sommairement - homme médiocre se réfugiant dans l’écriture ?
Nietzsche a parfaitement compris la pensée de Kant.
Je préfère lire Nietzsche pour comprendre d’autres philosophes, même si je considère que ses jugements sont erronés ou partiaux à propos de Platon ou de Socrate par exemple, qu’un historien, un sociologue ou un psychologue (non-philosophes).
Les commentaires des philosophes sur d'autres philosophes ne sont pas seulement des expressions de leur propre philosophie ...
Pour comprendre les philosophes ou plutôt leur philosophie (mais c'est la même chose), il est préférable de lire leurs œuvres, ou bien, s’ils n’ont pas écrit, de lire les réflexions ou les jugements de leurs successeurs philosophes.
Considérez-vous D.LAERCE ou S.EMPIRICUS comme des philosophes ?
Je vous remercie beaucoup de votre dernière réponse.
6. Le jeudi 18 juin 2009, 23:25 par philalèthe
Je considère Laërce comme un compilateur et Sextus Empiricus comme un philosophe sceptique: c'est une position de bon sens, ni personnelle, ni originale.
Quel historien a donc dit de Marc-Aurèle que c'est un homme médiocre se réfugiant dans l'écriture ? J'ai envie à cette occasion de dire comme les enfants: "c'est celui qui le dit qui l'est" :-)
Il me semble qu'un historien de la philosophie n'est pas un historien mais un philosophe de formation qui se fixe comme but de comprendre dans le détail une philosophie. Paul Veyne n'est pas à mes yeux un historien de la philosophie.
Quant aux sociologues, ce que Bourdieu a écrit sur Heidegger n'est quand même pas méprisable.
Je suis d'accord sur le fait que les commentaires des philosophes sur d'autres philosophes ne sont pas seulement des expressions de leur philosophie, ce sont aussi des références aux philosophes en question.
7. Le vendredi 19 juin 2009, 23:22 par Hélène
Impossible de me rappeler et de vous citer les sources concernant « l’historien » de Marc Aurèle: rapide référence ou note de bas de page lue dans un ouvrage oublié ?
Il y a bien entendu des exceptions à la règle, vous avez raison de le souligner. Et ces exceptions sont de taille et de si grande pointure! J.CHEVALIER (Histoire de la pensée), M. UNTERSTEINER (Les sophistes), G.GURVITCH (Sociologie et dialectique), sans oublier les poètes (ceux d’entres eux qui aiment la philosophie - ils sont assez rares - et en saisissent si bien un sens ou une lecture "d'un coup d'oeil" ou d'un trait: R.CHAR, J.BOUSQUET par exemple.
Je ne connais pas l’œuvre de BOURDIEU ni celle de HEIDEGGER, deux incontournables que je contourne pour l’heure sans grand regret.
Au moins nous quitterons-nous pour le moment sur deux points d’accord : D.LAERCE « compilateur » - la définition me semble très juste – et … P.VEYNE.
Merci beaucoup de vos réponses.

mercredi 27 mai 2009

Sénèque (44): pourquoi cite-t-il Epicure, un adversaire ?

Il est à première vue étrange que Sénèque, philosophe stoïcien, termine souvent ses lettres par des citations d'Epicure qu'il donne ainsi à méditer à Lucilius. A la fin de la huitième lettre, il éclaire cette manière de faire:
" Potest fieri, ut me interroges, quare ab Epicuro tam multa bene dicta referam potius quam nostrorum: quid est tamen, quare tu istas Epicuri voces putes esse, non publicas ? Quam multi poetae dicunt, quae philosophis aut dicta sunt aut dicenda ? Non attingam tragicos nec togatas nostras: habent enim hae quoque aliquid severitatis et sunt inter comoedias ac tragoedias mediae. Quantum disertissimorum versuum inter mimos iacet ! Quam multa Publilii non excalceatis, sed coturnatis dicenda sunt !"
En voici la traduction de Noblot, revue par Veyne:
" Tu me demanderas peut-être pourquoi je fais tant de belles citations d'Epicure plutôt que de nos auteurs. Mais pourquoi toi-même regarderais-tu ces pensées comme propriétés d'Epicure, non du public ? Combien de poètes disent le mot que les philosophes ont dit ou devraient dire ! Je ne toucherai pas au genre tragique non plus qu'à notre genre national de la "togata", qui comporte, lui aussi, du sérieux et tient par là le milieu entre la comédie et la tragédie. Mais combien de vers d'une frappe admirable enfouis dans la collection de nos mimes ! Que de pensées de Publilius qui devraient avoir pour interprètes non des pitres déchaussés, mais des tragédiens en cothurnes ! "
Sénèque semble avoir un sens très net de la hiérarchie des genres (à noter quand même que dans le texte latin aucun mot ne signifie genre). Il met les tragédies au-dessus des comédies et les comédiens sans cothurne (excalceatis) au-dessous de ceux qui en portent. Il distingue aussi nettement les philosophes des poètes. Mais il apparaît qu'une telle hiérarchie est sociale et qu'on ne doit pas en induire une hiérarchie des contenus. Ce qu'on attend de la bouche d'un philosophe est dit par un poète ou (à un degré plus bas) ce qui est dit par un auteur de comédies aurait dû être dit par un tragédien. Il arrive aussi que la même chose soit formulée par des représentants de genres différents (par exemple les philosophes et les poètes). C'est précisément ce qui unit Epicure aux stoïciens et permet donc que Sénèque le cite sans pour autant prêter allégeance à une école philosophique rivale. Mais quelle est cette chose qui est dite ça et là sans que ceux qui devraient la dire ne la disent nécessairement alors que ceux qui pourraient ne pas la dire la disent bel et bien ? Il s'agit simplement de la vérité.
La vérité n'est pas le monopole d'une école philosophique, ni même des philosophes. Aussi n'est-ce pas dans les lieux les plus prestigieux socialement qu'on est assuré de l'entendre. Mais pourquoi alors se convertir à la philosophie stoïcienne si la vérité ne sort pas seulement de la bouche des stoïciens ? On peut penser que si l'accès à des vérités fragmentaires n'est conditionné par aucune ascèse, par aucune discipline d'école, en revanche l'accès à la vérité totale est, lui, réservé au philosophe stoïcien. C'est d'ailleurs seulement à partir de la possession complète de la vérité qu'il peut repérer dans des bouches socialement moins dignes que celle du philosophe, voire tout à fait indignes, des phrases qui déparent par leur justesse de l'ensemble où elles se trouvent mais qui seraient tout à fait à leur place dans une oeuvre stoïcienne.
Ce qui laisse supposer en chacun, qu'il soit haut ou bas dans l'échelle sociale, une raison qui lui donne accès à des vérités intemporelles. Reste que Sénèque s'interdit d'aller prendre (non attingam) des vérités remarquables dans des oeuvres d'un rang social inférieur à celles des philosophes. Comme s'il y avait une tension entre ce que la lucidité philosophique d'une part et les usages établis d'autre part commandent de faire.