Il arrive que les gloses éveillent l’attention moins par leur pertinence que par leur étrangeté. Voir ces deux exemples relatifs à des textes démocritéens.
1)Dans son Florilège, Stobée (5ème siècle) rapporte ce fragment de Démocrite :
« Celui qui suffit à ses besoins en nourriture ne trouve jamais la nuit courte. » (III, V, 25) (Les Présocratiques La Pléiade p.897)
Et voici la note que Jean-Paul Dumont a écrite afin de souligner l’ambiguïté de l’énoncé :
« Interprétations possibles : « Le sommeil du prolétaire n’est pas gâté d’insomnies » ; ou : « Le sommeil de l’homme à l’abri du besoin n’est pas gâté d’insomnies » ; ou « La nuit n’est jamais trop longue pour le prolétaire » ; ou : « La nuit est brève pour le philosophe qui se nourrit lui-même de spéculation. » (p.1491)
« Dans l’ancienne Rome, le prolétaire (de prolès, lignée) est le citoyen de la sixième et dernière classe de la société. Il est comme tel exempt d’impôts et n’est considéré comme utile que par les enfants qu’il engendrait – qui, tombant en esclavage ou enrôlés dans l’armée, devenaient directement producteurs ou serviteurs de la société. » écrit Serge Mallet dans son article de l’ Encyclopedia universalis consacré au prolétariat.
Aussi cette mention me surprend par son côté anachronique : qu’est-ce donc qu’un prolétaire dans la Grèce du cinquième siècle av. JC ? J’imagine que c’est quelqu’un qui ne gagne que de quoi manger mais pourquoi avoir choisi ce concept qui évoque d’abord le 19ème puis secondairement la Rome antique mais en tout cas pas du tout l' Abdère démocritéenne ? Ensuite pourquoi identifier un homme qui suffit à ses besoins en nourriture à quelqu’un qui ne fait que subvenir à de tels besoins ? L’identité du prolétaire est à dire vrai dans cette exégèse si incertaine qu’il en vient même dans la troisième interprétation à signifier celui qui ne peut même pas subvenir à ses besoins.
Je trouve quant à moi que le passage gagne à être rapproché d’un autre, quasi médical :
« Dormir pendant la journée est symptôme de trouble du corps , de tourment de l’âme, de paresse, de paresse ou de défaut d’éducation. » (Florilège, III, VI, 27).
Hypothèse : en médecin, Démocrite a identifié une des causes de l’hypersomnie, l’absence de nourriture suffisante.
2) De Stobée, décidément si précieux, nous avons aussi le passage suivant :
« La pauvreté en régime démocratique est aussi préférable au prétendu bonheur en régime tyrannique que la liberté l’est à la servitude. » (Florilège, IV, I, 42)
Note du même : « Cette sentence trahirait-elle une influence platonicienne, à la fois par le thème politique et par la mise en œuvre de l’analogie ? » (p.1492)
A nouveau très surpris : dans les typologie et hiérarchie des régimes politiques qu’il présente dans La République, Platon place certes en dessous de la démocratie la tyrannie, terme ultime de la décomposition politique. Mais la démocratie qu’il associe à la liberté n'est que l’avant-dernier des régimes, précédé par la ploutocratie (les gouvernants dirigent pour s’enrichir), la timocratie (ils ont afin d' être honorés une politique de conquêtes militaires) et le premier d’entre eux, la monarchie ou aristocratie, le régime où les rois-philosophiques cherchent à organiser la cité en fonction de l’Essence de la Justice et plus généralement du Bien.
Or, il me semble que dans le texte démocritéen, « pauvreté » (attribut dans le texte platonicien de ceux qui, dépouillés par les riches, ne pensent qu’à se venger pour à leur tour prospérer et qui, pour cette raison, font la force des démagogues) et « liberté » (qui chez Platon vaut licence et désigne la situation de celui qui n’est en rien freiné dans ses désirs) évoquent plutôt la frugalité et l’autonomie. Outre cela, je n’ai lu, si ma mémoire est bonne, aucun texte démocritéen antidémocratique.
Néanmoins j’aurai tout de même la retenue de ne pas donner comme argument conclusif le fait que les 86 maximes de Démocrate (Paroles d’or du philosophe Démocrate), « tirées d’un manuscrit édité au XVIIe siècle, (…) doivent être assez certainement attribuées à Démocrite. » (note p.1485)…
Commentaires
2 commentaires bref :
A dire vrai, c'est assez difficile d'identifier les concepts propres à Démocrite car la majorité des fragments collectés par Diels et traduits par Dumont ont un contenu non physique mais éthique. Emerge quand même nettement la notion d'anagkê (nécessité, destin, fatum). Cf entre autres le passage cité par Laërce:
"Tout ce qui est engendré est régi par la nécessité, car la cause de la génération de toutes choses est le tourbillon, qu'il nomme nécessité"
Le dit tourbillon étant un tourbillon d'atomes (indivisibles) dans le vide.
Même si Démocrite n'a laissé aucun texte l'explicitant (certes on peut se demander s'il était en mesure de l'expliciter), Aristote identifie bien ce qui manque à la physique démocritéenne:
"Démocrite omet de traiter de la cause finale, et ainsi ramène à la nécessité toutes les voies de la nature." (Génération des animaux V, VIII, 789 b2 Les présocratiques p. 782)
D'abord Sartre distingue très explicitement la liberté de la volonté au sens où l'homme est libre même quand il n'exerce pas sa volonté. Il ne faut donc pas identifier la liberté sartrienne à la liberté cartésienne qui est conditionnée excusivement par l'usage (éclairé ou non par la raison) de la volonté (là-dessus cf la Quatrième méditation métaphysique). Un passage tiré encore de la célèbre conférence le met nettement en évidence, c'est la suite du texte cité dans le billet:
" L'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être. Non pas ce qu'il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c'est une décision consciente, et qui est pour la plupart d'entre nous postérieure à ce qu'il s'est fait lui-même."
A sa manière (ni freudienne, ni marxiste), Sartre prendre position contre le mythe du sujet responsable, en étendant la responsabilité à toutes les actions et non plus seulement aux actions volontaires.
Il s'y situe par rapport à Descartes qui certes attribue explicitement à l'homme la même volonté qu'à Dieu (les deux volontés sont infinies; mais Dieu a aussi une connaissance infinie et un pouvoir infini).
De manière plus générale, je vous répondrai qu' une conception chrétienne de la liberté doit concilier la liberté humaine et la liberté divine, ce qu'on n'a pas à faire dans le cadre de la pensée athée de Sartre (évidemment il est justifié de se demander si Sartre est aussi athée qu'il le croit).
Pour répondre rapidement à votre première question, je dirais que Sartre ne conçoit pas un effet du monde sur l'homme qui ne passe pas par la conscience de l'homme; or, cette conscience est toujours déjà là en un sens dès les premiers vagissements du nouveau-né. Il y a je crois une dimension dualiste profonde dans cette philosophie, au sens où les effets du monde extérieur non médiatisés par la conscience (je veux dire les effets du monde sur le corps) ne déterminent pas l'identité humaine qui est psychologique et libre en ce sens où le monde n'a d'effet sur l'esprit qu'à travers la manière dont l'esprit le reflète.
tire le bonheur et l'homme à qui fait défaut la perspicacité le malheur.