Sénèque dans le De ira mentionne les "ombres de passions", "le prélude des passions", et plus précisément "ce premier choc dont l'âme est ébranlée à la pensée d'une offense". En est affecté même le sage quand, face à une situation, il est contraint contre sa volonté de ressentir une émotion colérique, un premier mouvement d'emportement : Sandrine Alexandre dans Évaluation et contre-pouvoir, portée éthique et politique du jugement de valeur dans le stoïcisme romain (Vrin, 2014) se réfère à ce propos à des "quasi-passions", à des "réactions pré-passionnelles".
Or, je lis dans un passage des Mouettes (1942) de Sándor Márai une description fine de cet état d'impuissance affective dont même le philosophe le plus achevé, selon Sénèque, ne peut faire l'économie ; le personnage vient de voir entrer dans son bureau une jeune femme qui est l'exact portrait d'une autre femme aimée par lui il y a longtemps et qui s'est suicidée :
Or, je lis dans un passage des Mouettes (1942) de Sándor Márai une description fine de cet état d'impuissance affective dont même le philosophe le plus achevé, selon Sénèque, ne peut faire l'économie ; le personnage vient de voir entrer dans son bureau une jeune femme qui est l'exact portrait d'une autre femme aimée par lui il y a longtemps et qui s'est suicidée :
" Il a l'impression que le sang "envahit son coeur" mais en même temps il sait que ce n'est qu'une hyperbole littéraire, rencontrée dans des livres superficiels. Dans la réalité, ce "torrent de sang" est une impossibilité physiologique. Le sang retourne toujours naturellement vers le coeur mais cet étourdissement n'a rien à voir avec le rythme de la circulation sanguine. On rencontre souvent ce genre de lieu commun sentimental. Je suis pâle, se dit-il encore, et il se redresse, se tenant dans une pénombre protectrice car il ne veut pas que la femme remarque sa pâleur. " (Livre de poche, 2013, p.22)
C'est à travers les métaphores de la passion que le personnage a conscience de l'impact affectif. Or, c'est à ces expressions que s'applique ici le procédé de redescription dégradante : ces mots, loin de décrire au mieux ce qu'il ressent, sont ravalés au rang de stéréotypes de mauvaise littérature. Et par là-même la représentation que le personnage se fait de son propre état redevient exacte et banale. C'est affaire de machine corporelle, et en plus déformée par les clichés ! Mais l'affaire n'est pas si simple, car à ce premier état succède, tout autant contre son gré, une quasi-passion de joie et c'est encore une fois en désamorçant la bombe verbale à travers laquelle il en prend conscience que ce très haut fonctionnaire va parvenir à ne rien manifester :
" À présent, il pense : non, c'en est trop. Et cela le met soudain en joie.
Cette joie foudroyante, nerveuse, exagérée, traverse son corps, comme si une main d'une habileté démoniaque lui avait injecté quelque substance responsable de cette bonne humeur délirante et effrayante qui se répand en fourmillant dans ses membres. Il faut que je fasse très attention, se dit-il, sinon ça va dégénérer. Encore un instant et si ce maudit fourmillement et cette satanée démangeaison quelque part dans mon corps ou mon âme ou dans mes nerfs ne s'arrêtent pas, si je ne fais pas attention, si l'envie ne passe pas, je vais me mettre à rire... Rire ? Non, m'esclaffer, exploser, hurler ! À en frapper la table d'hilarité. À me jeter sur le divan, les poings serrés contre mon ventre, à me tenir les côtes tellement je hennirai ! Ça fera un scandale si je ne maîtrise pas cette compulsion que jamais encore je n'ai expérimentée de ma vie ; un esclandre tel que les employés surgiront de la pièce voisine, appelleront le ministère et les pompiers et m'enverront à l'asile et à la retraite. Dans une seconde, je vais me mettre à rire à pleine gorge, se dit-il ; ces mots-là il ne les aime pas, pense-t-il aussi. Mais ils se présentent à son insu, claironnant leur vulgaire signification avec gaieté et à pleins poumons comme s'ils rentraient enfin à la maison ; les mots se répandent dans son âme, prennent place et font des galipettes dans son cerveau et dans sa bouche ; encore une seconde et il les crachera sous forme de rire, il les crachera devant la jeune femme, sur le tapis, au milieu de la pièce, devant Dieu et le monde."
Cette joie foudroyante, nerveuse, exagérée, traverse son corps, comme si une main d'une habileté démoniaque lui avait injecté quelque substance responsable de cette bonne humeur délirante et effrayante qui se répand en fourmillant dans ses membres. Il faut que je fasse très attention, se dit-il, sinon ça va dégénérer. Encore un instant et si ce maudit fourmillement et cette satanée démangeaison quelque part dans mon corps ou mon âme ou dans mes nerfs ne s'arrêtent pas, si je ne fais pas attention, si l'envie ne passe pas, je vais me mettre à rire... Rire ? Non, m'esclaffer, exploser, hurler ! À en frapper la table d'hilarité. À me jeter sur le divan, les poings serrés contre mon ventre, à me tenir les côtes tellement je hennirai ! Ça fera un scandale si je ne maîtrise pas cette compulsion que jamais encore je n'ai expérimentée de ma vie ; un esclandre tel que les employés surgiront de la pièce voisine, appelleront le ministère et les pompiers et m'enverront à l'asile et à la retraite. Dans une seconde, je vais me mettre à rire à pleine gorge, se dit-il ; ces mots-là il ne les aime pas, pense-t-il aussi. Mais ils se présentent à son insu, claironnant leur vulgaire signification avec gaieté et à pleins poumons comme s'ils rentraient enfin à la maison ; les mots se répandent dans son âme, prennent place et font des galipettes dans son cerveau et dans sa bouche ; encore une seconde et il les crachera sous forme de rire, il les crachera devant la jeune femme, sur le tapis, au milieu de la pièce, devant Dieu et le monde."
Ici Sandor Marai est un "un homme intellectuellement fort", expression de Robert Musil se désignant lui-même en tant qu'il se sert de la description de la réalité pour "surprendre des connaissances affectives et des ébranlements intellectuels que l'on ne peut saisir ni de façon générale ni conceptuellement, mais uniquement dans le papillottement des cas particuliers." (À propos des livres de Robert Musil, 1913 in Essais, p.48).
Commentaires
Quand les croq'morts vinrent chez lui ;
Ils virent qu'c'était un' belle âme,
Comme on n'en fait plus aujourd'hui.
Âme,
Dors, belle âme !
Quand on est mort, c'est pour de bon,
Digue dondaine, digue dondaine,
Quand on est mort, c'est pour de bon,
Digue dondaine, digue dondon !
Voir le chapitre 14 de mon livre "La conscience a-t-elle une origine?"
Je m'interroge d'abord sur la possibilité de généraliser à l'homme en train de mourir l'état que nous connaissons seulement à partir des quelques témoignages, nécessairement rares, dont nous disposons.
On pourrait faire l'hypothèse que le sentiment dont vous parlez est spécifique au patient sur le point de mourir et qui par chance n'est pas mort, la récupération d'une certaine normalité jouant alors un rôle causal dans l'expérience du sentiment.
Bien sûr, un tel sentiment ne peut en aucune manière apporter un soutien aux croyances religieuses, on peut aussi se demander s'il est vécu dans toutes les cultures ou s'il est déterminé par l'appartenance à une culture qui développe des idées d'éternité, de totalité, etc.
Enfin, et c'est le coeur de notre échange, même si tout homme vivait ses derniers instants en ressentant ce sentiment, ce fait psychologique n'affaiblirait pas l'argument épicurien qui consiste seulement à soutenir qu'il n'y a pas d'expérience de l'après-mort (cet argument repose aussi, c'est vrai, sur l'idée que le passage de la sensibilité à l'insensibilité est instantané). Qu'il y ait un ressenti dans les derniers instants de la vie devait faire partie des croyances d'Épicure, car c'est une idée commune, ne serait-ce que par l'observation de la souffrance des agonisants. Or cette référence au sentiment dont vous parlez n'est qu'une précision certes inattendue et un peu paradoxale, qu'on apporte à la croyance selon laquelle tant qu'on n'est pas mort, on ressent quelque chose.
Plus, le fait que ce sentiment d'éternité n'est pas associé à de la douleur renforcerait la thèse épicurienne que la mort n'est pas à craindre en doublant l'idée qu'on ne vit pas sa mort de celle que ce qu'on vit avant sa mort n'est pas subjectivement effrayant, tout au contraire.
En tout cas cet échange me donne envie de lire votre ouvrage. Je vous remercie encore une fois de votre participation.