samedi 18 juin 2022

En défense de Pierre Villey !

 Lisant l'article consacré à Épicure et à l'épicurisme dans le Dictionnaire Montaigne (dir. Philippe Desan, Classiques Jaunes, Garnier, Paris, 2018), je suis surpris par une accusation portée contre Pierre Villey :

" La présence de la philosophie épicurienne est bien plus importante dans les Essais qu'on ne l'imagine en consultant l'apparat critique de P. Villey qui oublie de relever nombre d'emprunts (II, 12, 507, 525, 545, 573 ; III, 4 ; III, 9, 924 ; III, 13, 1066)."

Comme j'admire l'oeuvre de Pierre Villey, je vais jeter un oeil dans l'édition en question et je réalise que l'auteur de l'article se trompe complètement. Les mentions à Épicure, prétendument oubliées, se trouvent bel et bien dans l'index. 
En plus l'apparat critique discuté mentionne :
- outre ces références à Épicure, des dizaines d'autres (en tout, 48)
- plus 16 références aux Épicuriens et 113 à Lucrèce.
Dans ces conditions, sauf à avoir l'imagination lente à démarrer, le lecteur voit immédiatement l'importance d'Épicure, de Lucrèce et des Épicuriens dans les Essais.


mardi 19 avril 2022

Sagesse et scatologie antiques.

Mary Beard dans SPQR. Histoire de la Rome ancienne (Perrin, 2016) décrit la décoration d'un bar du port d'Ostie, datant du second siècle après JC. :

" Le thème principal de la peinture est l'ancienne troupe des philosophes grecs qu'on appelle traditionnellement " les Sept Sages de la Grèce ". Parmi eux se trouvent Thalès de Milet, penseur du VIème siècle av. JC., célèbre pour avoir prétendu que l'eau était à l'origine de l'univers ; le législateur Solon d'Athènes, dont l'existence relève presque de la légende ; et Chilon de Sparte, autre ancienne sommité de la pensée. Certaines peintures n'ont pas survécu, mais à l'origine on pouvait les voir tous les sept, représentés assis sur d'élégantes chaises et munis de parchemins. Chacun était flanqué d'une déclaration qui ne portait pas sur des sujets politiques, scientifiques, juridiques ou éthiques mais sur la défécation et toutes sortes de thèmes scatologiques.
Au-dessus de la figure de Thalès, on peut lire : " Thalès conseille à ceux qui ont du mal à chier de ne pas ménager leur peine " ; au-dessus de Solon : " Pour bien chier, Solon se frappait sur le ventre " ; et au-dessus de Chilon : " Le rusé Chilon enseignait comment péter sans faire de bruit." Sous les sages se trouvait une autre série de figures représentées assises dans des toilettes communes (installations fréquentes dans le monde romain). Elles aussi profèrent des plaisanteries scatologiques."



samedi 16 avril 2022

Modernité politique de l'empereur romain Auguste, archaïsme politique de la 5ème République : Livia et la Première Dame de France !

Dans SPQR, histoire de la Rome ancienne (Perrin, 2016), l'historienne anglaise Mary Beard repère les nouveautés de l'institution impériale mise en place à la fin du premier siècle avec JC.  par le fils de César, Octavien, qui s'est fait appeler Auguste :

" Il élabora aussi l'idée de famille impériale. Sa femme Livia occupait une place importante. Le gouvernement d'un seul accorde souvent aux femmes une place prépondérante, non qu'elles soient nécessairement dotées de pouvoirs officiels, mais par le simple fait que quiconque jouit d'un accès direct à celui qui prend en privé des décisions importantes pour le devenir de l'État est perçu comme influent. La femme qui peut murmurer à l'oreille de son mari détient de facto plus de pouvoir, du moins c'est l'influence qu'on aura souvent tendance à lui prêter, que le collaborateur qui doit se contenter de délivrer des requêtes ou des notes officielles. En une occasion, l'empereur reconnut dans une lettre adressée à la cité grecque de Samos que Livia lui avait glissé un mot en sa faveur. Mais Auguste s'efforça de lui octroyer un rôle plus important que cela : il voulut faire d'elle un pilier de ses ambitions dynastiques.
Tout comme l'empereur, Livia eut son image officielle propagée par la sculpture romaine. Des prérogatives spéciales lui furent également accordées, dont l'indépendance financière et des places de premier rang aux spectacles. Elle avait d'ailleurs reçu, dès l'époque de la guerre civile, l'inviolabilité, c'est-à-dire la sacrosanctitas dont jouissaient les tribuns de la plèbe sous le régime républicain, qui avait pour fonction de protéger les représentants du peuple contre toute attaque. Il est difficile de savoir contre quoi, au juste, Livia avait besoin d'être protégée, mais la nouveauté importante tenait à ce qu'elle se voyait officiellement revêtue de droits conférés jusque-là à des hommes. Cela revenait à lui accorder une place sur la scène publique qu'aucune femme avant elle n'avait occupée dans l'histoire romaine. À la mort de son fils Drusus, en 9 av. JC., un poème lui fut même offert, dans lequel elle était qualifiée de Romana princeps : cet équivalent féminin du titre, régulièrement destiné à Auguste, de Romanus princeps, qui signifie quelque chose comme " le premier citoyen de Rome ", faisait d'elle une sorte de First Lady. C'était peut-être un trait hyperbolique décoché par un courtisan excessif, et certainement pas un signe d'émancipation des femmes en général, mais il indiquait l'importance que la femme de l'empereur prenait aux yeux du public, et le fait que celui-ci désirait consituer une dynastie impériale."

On ne confondra donc pas Livia avec la philosophe cynique Hipparchia, par exemple.

mercredi 13 avril 2022

Raison et raison d'État.

On peut partager encore l'ahurissement de Julien Benda au moment de l'affaire Dreyfus :

" Une chose qu'aujourd'hui je trouve curieuse dans mon émoi en cette affaire, c'est la véritable stupeur avec laquelle je découvris - à trente ans ! - qu'il existe toute une race d'hommes pour qui la vérité et la justice ne sont rigoureusement rien quand leur paraît menacé le social, dont l'intérêt se confond pour eux avec celui de leur classe." (La jeunesse d'un clerc, 1937, Gallimard, 1989, Paris, p. 119)

Ne pas en conclure que l'auteur loue la politique morale. Ce qu'il condamne, c'est que l´ État fasse prendre le fort pour le juste. Ce dernier ne doit au contraire pas habiller de vêtements moraux le nu réalisme  qui est l'essence même de l'action politique :

" Socrate était dans son rôle en plaçant le vrai au-dessus de l'utile, mais (...) l´État était dans le sien en lui faisant boire la ciguë." (p.115)

vendredi 1 avril 2022

Les consolations de la philosophie ?

 " Lélie : 

Ah !

Anselme : 

Mais quoi ? Cher Lélie, enfin il était homme :
On n'a point pour la mort de dispense de Rome.

Lélie :

Ah !

Anselme : 

Sans leur dire gare elle abat les humains,
Et contre eux de tout temps a de mauvais desseins.

Lélie :

Ah !

Anselme :

Ce fier animal pour toutes les prières,
Ne perdrait pas un coup de ses dents meurtrières,
Tout le monde y passe.

Lélie :

Ah !

(...)

Anselme :

Si malgré ces raisons votre ennui persévère,
Mon cher Lélie, au moins, faites qu'il se modère.

Lélie :

Ah ! "

L'étourdi ou les contretemps, Acte II, scène III

vendredi 25 mars 2022

Greguería nº 389

Dans Les Précieuses ridicules, Cathos, une des deux précieuses, dit au marquis de Mascarille, un valet se faisant passer pour un galant :

" Mais, de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d'heure, contentez un peu l'envie qu'il a de vous embrasser." (scène IX)

" Hay que inventar un sillón de brazos mecánicos que hagan cosquillas al hombre serio, ¡ para ver si asi se sonrie al fin ! "

" Il faut inventer un fauteuil à bras mécaniques faits pour chatouiller l'homme sérieux, pour voir s'il finit par sourire."

Mascarille, lui, s' essaie à chatouiller Cathos et Magdelon, avec les mots de la galanterie. 

Le point commun des deux précieuses et du fauteuil ramonien : avoir horreur des gens sérieux, les " fâcheux ".


mercredi 23 mars 2022

Spinoza et le solipsisme méthodologique de Descartes.

On sait que Spinoza n'a pas fondé sa philosophie, à la différence de Descartes, sur le cogito. Dans l'Éthique,  le Je pense du sujet cartésien se métamorphose en un axiome, le premier de la deuxième partie : " L'homme pense ". Vu que Spinoza n'accorde pas de réalité à l'Humanité et donc non plus à l' Homme, l'homme de l'axiome n'est pas Spinoza mais n'importe quel individu singulier, faisant ce que peut faire n'importe quel autre, comme lui, désigné par la notion universelle d' Homme (cf II, p. 40, sc.).

Or, l'homme du cogito est aussi un individu singulier mais dans l'oeuvre de Descartes, il ne peut être que René Descartes. Bien sûr chacun de nous peut refaire le raisonnement cartésien, mais s'il est fidèle à Descartes, il ne peut même pas en conclure qu'il reproduit la pensée cartésienne, comme n'importe qui d'autre pourrait le faire, vu que cette pensée naît d'un doute qui met en question la réalité de tout, donc des autres, ceux-ci étant toujours seulement des corps dont j'ai des représentations (visuelles, auditives, etc.).

On est donc surpris de ce qu'écrit Spinoza dans le livre où il présente pour son élève Casearius la philosophie de Descartes :

" Après un examen très attentif, il reconnut qu'aucune des raisons précitées ne pouvait ici justifier le doute : qu'il pense en rêve ou éveillé, encore est-il vrai qu'il pense et qu'il est ; d'autres ou lui-même ; d'autres ou lui-même pouvaient se tromper sur d'autres points, ils n'en existaient pas moins puisqu'ils se trompaient." (La Pléiade, p. 156)

Bien sûr Descartes n'a jamais tenu pour vraie l'hypothèse solipsiste précédant la sortie définitive du doute. Mais elle est, dans sa logique, méthodologiquement exigée. Spinoza en revanche l'a si peu prise au sérieux, a si peu mis en doute la réalité de la réalité, si on peut dire, qu'il la passe sous silence au moment même où il a pour souci de reconstituer la démarche de Descartes. Or, une telle erreur spinoziste devrait rendre incompréhensible la suite du raisonnement cartésien, car, si les autres existent et pensent (et en existent d'autant plus), point n'est besoin de la garantie divine pour justifier le bien-fondé de la perception.

mardi 22 mars 2022

Le moi sexuel, un moi parmi d'autres ?

Dans  Du style d'idées : réflexions sur la pensée, sa nature, ses réalisations, sa valeur morale (1948, Paris, Gallimard), Julien Benda cite ces lignes de William James :

" Un crabe est indigné de s'entendre pensé sous l'idée générale de crustacé. Je suis moi-même, proteste-t-il, moi-même, vous dis-je, rien autre que moi-même."

L'animal trouve d'abord satisfaction à se dire crabe et non banal crustacé. Ressemble-t-il à nos contemporains quand ils veulent être identifiés non à un être humain, ni à un homme, ni à une femme, mais à une de ces catégories plus fines qui multiplient et diversifient l'idée de sexualité ? Ils seraient alors tel  Monsieur Crabe qui, allant ensuite plus loin, ne voudrait pas être pris pour un anomura, mais pour un brachyura. Sans doute ne s'arrêtera-t-il pas là et refusera vite d'être compris comme n' étant rien qu' un brachyura. 

Où est le mal, dira-t-on ? Cette connaissance plus fine des individus, certes exploitée par l'amour-propre de chacun - cf ce qu'on appelle le narcissisme des petites différences -  est aussi gain de savoir, de lucidité, gain de pouvoir, de  sécurité et gain de respect. Certes mais ce qui contredit l'effort de tous ces individus désireux de choisir les concepts à la carte pour se découvrir une identité personnelle est qu'ils partagent tous le même désir d'être uniques et l'idée générale, peut-être fausse, que la propriété sexuelle, pour autant qu'elle soit finement discriminée, informe réellement sur ce qu'ils jugent  leur singularité.

Mais on pourrait imaginer que ce n'est pas la sexologie, mais l'économie ou la sociologie ou la neurologie ou la linguistique qui fournissent les critères de classification fine et essentielle des personnes... On pourrait considérer dans une direction tout opposée alors que ce qui compte est de déterminer ce qu'on a en commun avec les autres et non ce qu'on est le seul à avoir

C'est toujours un certain aspect du freudisme qui l'emporte. On a dépassé l'oeuvre de Freud de mille manières, dit-on, mais on n' est pas sorti de l' héritage selon lequel l'identité sexuelle est de toutes les identités la plus éclairante, voire la seule vraiment éclairante. 

Et si on se mettait à voir les qualités sexuelles comme on voit les cheveux ou la couleur des yeux ?

lundi 21 mars 2022

Greguería nº 388

               


" Aquel tipo era como un frasco de farmacia que hubiese perdido la etiqueta."

" Ce type ressemblait à un flacon pharmaceutique qui aurait perdu son étiquette."

Il n'est pas indifférent que le flacon en question soit vide ou non. Cet homme a-t-il déjà servi ? 

dimanche 20 mars 2022

Greguería nº 387

" Sol de verano : valor oro en plaza, sin intermediarios ni bolsa negra."

" Soleil d'été : valeur or dans l'arène, pas d' intermédiaires ni d'argent noir."



Sous ce soleil exactement, jamais de corrida. " A las cinco de la tarde ", il y aura de l'ombre pour les plus riches. Les pauvres, eux, supporteront le poids écrasant de la valeur or.

                                                              

Greguería nº 386


                                                             


 


" Cuando leemos lo de " alta costura "nos imaginamos una mujer muy alta a la que prende alfileres una modista subida en una escalera, mientras la cliente admira con sus impertinentes el alto modelo."

" Quand nous lisons l'expression " haute couture ", nous imaginons une femme de très haute taille qu'épingle une modiste montée sur une échelle, pendant que la cliente admire avec ses lorgnettes ce modèle de haute taille."


Au moment même où Ramón exprime une fantaisie de l'imagination, il livre une greguería assez exactement descriptive sociologiquement parlant : la haute couture est une couture pour les grands.

 


dimanche 13 mars 2022

Les philosophies hellénistiques face à la guerre : 1) le scepticisme

Un sceptique contemporain, très modeste et conscient de ne pas être du tout un modèle pour les autres, pourrait s'exprimer ainsi :

" Il est vrai pour moi et pour une foule d'autres personnes qu'il y a actuellement ce qu'il est convenu d'appeler une guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine. Mes impressions nées de la lecture des nouvelles justifient que je croie à ce nouveau conflit. En plus, ces informations spontanément m'inquiètent.
Comme je suis sceptique, donc chercheur, au sens étymologique du mot, je cherche à savoir ce qu'il en est en vérité dans le détail de cette " chose " qui n'a pas lieu très loin de l'endroit où je vis, mais par exemple les chiffres des victimes dans les deux camps, comme toutes les autres informations visant à préciser la réalité de ce conflit, ne sont jamais fournies neutrement mais toujours au sein d'un camp particulier, engagé directement ou indirectement.
Je crois (je veux dire par là : je tiens pour vrai sans être assuré que ça soit vrai) qu'avec le temps d'autres descriptions de ce conflit verront le jour, mais je doute qu'elles puissent jamais résister aux objections et aux critiques qu'on leur fera et que le passage du temps ne les modifie pas à leur tour elles aussi. 
À la différence des sceptiques anciens qui ne connaissaient les guerres que par le discours ou par leurs effets directs (ils voyaient blessés et morts), je suis face à une multiplicité d'images, en mouvement ou non, qui pour  les non-sceptiques prouvent la réalité de la guerre, mais même si je ne suis pas platonicien, je reprendrai ici l'allégorie de la caverne : je vois certes mille images sur mon smartphone mais je crois qu'elles sont fabriquées à partir de multiples perspectives, dont plusieurs totalement antagonistes. Je suspends donc mon jugement concernant ce qui existe réellement. 
Mais cela ne veut pas dire que je reste inactif. Cette guerre m'a tiré de ce qu'on appelle aujourd'hui ma zone de confort : en effet je crois que mon tempérament et ce que font les autres me poussent à intervenir activement. Aussi par exemple fais-je des dons à destination de l'Ukraine. 
Mais je ne crois  pas pour autant  être un acteur même minuscule de ce qu'on a appelé quelquefois l'Histoire, pour la bonne raison que je ne connais pas l'Histoire, je crois juste savoir ce que je me représente comme historique ou non. 
Et encore un de mes maîtres me ferait penser que sur le concept d'histoire, j'ai une foule de représentations contradictoires. Et sais-je même ce qu'est une représentation ? 
Des gens que je tiens pour proches pourraient me demander : " Si tu ne crois pas à la réalité de cette guerre, pourquoi donc passes-tu le plus clair de ta journée à lire les journaux ? Pourquoi es-tu aussi anxieux ? " N'ai-je pas déjà répondu ? Mais répétons-le : à la première question, j' invoquerais mon tempérament, depuis toujours curieux. À la deuxième, je reconnaîtrais que je crois ne pas être un sceptique achevé. En effet la tranquillité de mon esprit reste un idéal que je me fixe, mon scepticisme est plus une réaction aux croyances assurées des uns et des autres qu'un doux oreiller sur lequel je pourrais déjà me reposer."

vendredi 11 mars 2022

Rien de nouveau sous le soleil ?

La pandémie et la guerre en Ukraine, malgré le choc qu'elles causent à tous, ne surprennent vraiment que si on imagine que le passé passe et que l'humanité est en mesure de " refaire sa vie ", de " se convertir ", de faire peau neuve. En fait Poutine ressemble aux chefs de guerre ou d' État dont Machiavel faisait l'éloge dans Le Prince et obéit à des sentiments vieux comme le monde. 

Certes le progrès des techniques n'est jamais que technique et les sociologues étudient légitimement les mutations de l'amour à l'heure du portable, par exemple. Mais de là à croire à un surgissement d'un homme plus juste, plus raisonnable ou plus amplement à une mutation morale de l'espèce humaine... 

On pourra toujours répondre que Poutine est un archaïsme, aussi destructeur soit-il. Mais on peut aussi le voir à la lumière des tragédies grecques comme emporté par la démesure, l'hubris et juger  que cette démesure est une potentialité humaine qui couve toujours  sous les changements constants de nos civilisations... 

Certes les historiens du futur auront à coeur d'expliquer dans leurs ouvrages la singularité irréductible de cette nouvelle guerre, c'est la fonction de l'historien d' expliquer que ce qui se ressemble apparemment diffère en vérité et ils auront raison à leur manière. 

Mais la manière du moraliste, plus sensible à la répétition qu'a la nouveauté, est-elle pour autant insensée ? Il va de soi en tout cas que le moraliste ne joue en rien le jeu du conquérant et n'appelle pas implicitement à la résignation ! Il sait que la résistance est une des réactions éternelles à cette démesure, sous des formes encore une fois souvent inédites.

Mais y aurait-il des catastrophes historiques susceptibles de sortir le moraliste de son penchant à toujours trouver l'ancien, la même nature humaine sous le nouveau, la pluralité des cultures et des histoires ? J'en doute. Les philosophes hellénistiques, stoïciens et épicuriens,  nourrissaient déjà leur réflexions morales de la présence réelle à leur côté de tyrans sans limites pour leur époque, ces derniers étant en un sens le mal " absolu ", " absolu " relativement au cadre de vie de ces philosophes, si on me permet l'oxymore. L'existence de la bombe nucléaire comme arme possible d'agression est la forme que prend pour nous l'usage sans limites de la violence, elle rend la démesure, l'intempérance, la mégalomanie plus destructrices que jamais mais de même que les films en trois D, bien que supérieurs techniquement aux 16mm, reposent sur le désir invariant de créer des images, les armes les plus ravageuses, comme les plus primitives, permettent la réalisation du désir invariant de dominer. 

Pour le moraliste, rien d'à venir ne peut être bien surprenant. 

Pour finir, on se demandera si Poutine est fou ou rationnel. On peut le voir comme rationnel, si on le compare à Hitler en 1940 : lui aussi avait exploité la faiblesse des démocraties et avait des tactiques militaires à la hauteur de sa stratégie. Mais, si on imagine en lui déjà le Hitler de 1945, on le verra comme une victime de plus du wishful thinking, au bas mot, sauf que, vu  son pouvoir, son wishful thinking a des effets sur une bonne partie de l'humanité...

dimanche 27 février 2022

Greguería nº385.

 


" Dos maneras gregueristicas de decir eso : " los alicates bailan flamenco " o " bailaba como unos alicates "."

" Deux manières gregueristiques de dire : " les pinces dansent le flamenco " ou bien " il dansait comme le font les pinces."

                                                              


samedi 26 février 2022

Greguería nº 384

" La alegoría es una metáfora que celebra su santo."

" L'allégorie est une métaphore qui célèbre sa fête."

Métaphore qui métamorphose la métaphore !

vendredi 25 février 2022

Greguería nº 383




 

" Cabeza de ajos : tertulia bajo un mosquitero hasta que llega la cocinera y la acaba."

" Tête d'ail : cercle réuni sous une moustiquaire jusqu'à l'arrivée fatale de la cuisinière."

Si par peur des moustiques ils font le dos rond et se cachent, qu'en sera-t-il d'eux quand la cuisinière viendra  les ajouter à sa sauce ?

jeudi 24 février 2022

Greguería nº 382

" El agua no tiene memoria : por eso es tan limpia."

" L'eau n'a pas de mémoire : c'est pour cela qu'elle est si propre."

Le propre à rien n'a lui non plus aucune mémoire.

mercredi 23 février 2022

Greguería nº 381

" Hay una cantidad de admiración destinada a cada epóca y la roba el que puede."

" Il existe une certaine quantité d'admiration pour chaque époque et s'en empare qui peut."

L'admiration ressemble alors à l'argent. Mais toutes les époques n'ont pas connu l'argent et quand elles en ont disposé, la quantité variait. En va-t-il de même avec l'admiration ? Y a-t-il des temps capables de beaucoup admirer ? Et d'autres où l'admiration se raréfie, voire tend à disparaître ?
Et puis restent alors malheureusement dans l'ombre les admirables incapables de jouer des coudes.

mardi 22 février 2022

Greguería nº380

" Hay la actriz que entra en escena arreglándose el pelo y la que no lo toma en cuenta. La más natural es la primera."

" Il y a la comédienne qui se recoiffe en entrant en scène et celle qui n'en a cure. La plus naturelle est la première."

On peut comprendre la greguería de deux manières : par natural, Ramón qualifie-t-il l'attitude par rapport à la coiffure ou le jeu qui viendra des deux comédiennes ? Je préfère la deuxième hypothèse : celle qui retouche sa coiffure a sur scène le jeu spontané et vivant de qui a beaucoup travaillé. On sent en revanche l'artifice chez celle qui n'a été soucieuse ni de se coiffer ni de répéter assez.

lundi 21 février 2022

Greguería nº 379

" La linterna del acomodador deja una mancha de luz en el traje."

" La lampe de poche de l'ouvreur laisse une tâche de lumière sur le costume."

Il n'y a plus d'ouvreur depuis longtemps, et d'ailleurs c'était généralement l'ouvreuse, qui vendait aussi les glaces à l'entracte. Et qui porte un costume aujourd'hui en dehors du travail ? Et encore bien peu de métiers exigent le costume. 
Et puis surtout les progrès de la chimie ont permis d'enlever à la lumière les bulles d'huile qui la rendaient si regrettablement salissante !

dimanche 20 février 2022

Des phrases qui au mieux laissent froid...

Lisant les romans de Jean Échenoz, je suis quelquefois surpris par l'incorrection de certaines de ses phrases, comme celle-ci, tirée de Des éclairs (ce sont les quatre premières lignes du chapitre 22) :

" Ces moments de fêtes, Gregor sait bien ce que c'est. Aussi prémuni qu'il ait pris soin d'être, bardé de textiles et de bonne volonté, le froid s'infiltre en lui par leurs interstices avec l'accablement par les neurones."

Greguería nº 378

 J'ai traduit sur ce blog quelques centaines de greguerías de Ramón Gómez de la Serna, en voici de nouvelles, mais commentées quelquefois désormais.

" Abuelas  que llevan un niño de la mano van presumiendo de madres : su última coquetería."

" Grands-mères, qui tenant un petit par la main, jouent à la mère : c'est leur dernière coquetterie."

On ne sait si elles veulent paraître aussi jeunes que des mères, ou si, lucides et renonçant au simulacre de la jeunesse, elles exhibent simplement la continuité de leur agilité, voire celle de leur prestance.  Ont-elles compris qu'elles n'attirent plus qu'accompagnées,  rendues à nouveau attirantes aux autres comme par une transfusion de jeunesse ? Le pourraient-elles aussi aisément si l'enfant était une petite fille ?
L'antithèse de cette situation : jeunes gens poussant le fauteuil roulant de leur grand-mère et évitant peureusement tous les regards.

L'expérience du centenaire à la portée des enfants.

 " Le bon vieux temps où, à l'arrêt des émissions, succédait l'écran neigé, neigeux, l´équivalent de la lanterne balancée dans les rues, dormez en paix. Et si j'ai connu ça, c'était aussi que l´Histoire, l´ Histoire des conduites, s'était tellement accélérée que n'importe qui, à présent, pouvait se bercer à la pensée qu'il avait été le témoin d'une époque révolue. À la limite, un enfant de dix ans pouvait raisonnablement concevoir la publication de ses Mémoires, et n'importe quel objet constituait le début du stock d'un antiquaire réputé. On assistait à un embaumement généralisé des réflexes, des goûts morts-nés, qui transformaient le monde occidental en une gigantesque place Rouge, où chacun défilait devant son propre mausolée."

Ces lignes sont tirées de Felicidad (1993), recueil de nouvelles de Frédéric Berthet (1954-2003). Lyonnais, il avait préparé le concours de la rue d'Ulm au Lycée du Parc. Pierre Jouguelet avait été son professeur de philo en HK et Jacques Rimbault en K.

mardi 23 novembre 2021

Équilibre.

 Dans une note de la préface de 1946 pour une réédition de La trahison des clercs, Julien Benda écrit :

" Que la démocratie repose essentiellement sur l'idée d'équilibre, c'est ce que met en valeur l'excellente brochure de sir Ernest Barker, l'éminent professeur de l'Université de Cambridge : Le système parlementaire anglais. L'auteur montre que le système représentatif comporte quatre grandes pièces : corps électoral, des partis politiques, un parlement, un ministère ; que son bon fonctionnement consiste dans l'équilibre entre ces quatre pouvoirs ; que si l'un d'eux se met à tirer à soi au détriment des autres, le système est faussé. On voit combien le mécanisme de la démocratie est autrement complexe et suppose donc d'évolution humaine que ces régimes dont toute l'essence est que quelqu'un commande et les autres obéissent." (Pluriel, Livre de poche, 1977, p. 140)

Et moi, de penser : aujourd'hui, en France, le corps électoral est largement abstentionniste, les partis politiques sont discrédités, le Parlement est peu consulté, les ministres sont à la botte et le Président commande sans être obéi...

jeudi 9 septembre 2021

La densité du mal : Bayle / Épicure.

 On connaît, on admire peut-être, la  lettre d'Épicure à Idoménée, écrite au moment de mourir  :

" En ce bienheureux jour, qui sera aussi le dernier de ma vie, voici ce que nous t'écrivons. Les atteintes liées à la strangurie et à la dysenterie qui ne me lâchent pas sont à leur comble, sans connaître de répit. Mais la joie de l'âme n'a cessé de faire front contre tout ce qui m'affecte là, à la remémoration de nos échanges passés." (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 22)

Sans doute a-t-on moins à l'esprit cet extrait du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, tiré de la notice consacrée à Xenophones, tel que je le lis dans l'anthologie de Marcel Raymond (1948) :

" On me parlait l'autre jour d'un homme qui s'était tué, après un chagrin de trois ou quatre semaines. Chaque nuit il avait mis son épée sous son chevet, dans l'espérance d'avoir le courage de se tuer, lorsque les ténèbres augmenteraient sa tristesse : mais il manqua de résolution plusieurs nuits de suite. Enfin il n'eut plus la force de résister à son chagrin, il se coupa les veines du bras. Je soutiens que tous les plaisirs dont cet homme avait joui pendant trente ans, n'égaleraient point les maux qui le tourmentèrent le dernier mois de sa vie , si on les pesait dans une juste balance. Recourez à mon parallèle des corps denses et des corps rares, et souvenez-vous de ceci, c'est que les biens de cette vie sont moins un bien, que les maux ne sont un mal. Les maux sont pour l'ordinaire beaucoup plus purs que les biens : le sentiment vif du plaisir ne dure pas, il s'émousse promptement, il est suivi du dégoût." (p. 176)

Certes Épicure ne ressent pas de chagrin mais au contraire de la joie. Cependant, le mal physique est aussi dense que le chagrin : que peut-on contre lui le souvenir présent de plaisirs passés ? Il semble légitime d'étendre au bien que représente l'échange amical ce que Pierre Bayle dit de la santé du corps :

" La maladie ressemble aux corps denses, et la santé aux corps rares. La santé s'étend sur beaucoup d'années de suite et néanmoins elle ne contient que peu de bien. la maladie ne s'étend que sur quelques jours, et néanmoins elle renferme beaucoup de mal." (ibid. p. 175).

Pierre Bayle avait précisé antérieurement que " les corps rares contiennent peu de matière sous beaucoup d'étendue ; et que les corps denses contiennent beaucoup de matière sous peu d'étendue." (p. 174). Cette analyse du bien et du mal complique singulièrement la tâche de calculer les plaisirs et les peines, comptabilité au coeur de tous les utilitarismes. Si une maladie de quinze jours vaut une santé de quinze ans (l'exemple est de l'auteur), l'égalité de la durée des biens et des maux n'est pas un critère sérieux mais comment s'entendre objectivement sur la densité de la douleur de chacun ?